« Pourquoi
ne me demandes-tu pas si on reverra la maison ? »
(Mario
Rigoni Stern, Le sergent dans la neige,
trad. Noël Calef, 10/18, 1995)
Tu
n’as rien vu à Venise, non, tu n’as rien vu !
Tu
n’as pas vu ce couple autrichien avec deux petits enfants, une
fillette de quatre ans et un garçonnet de dix-huit mois. Ce
dernier vagabondait à la
découverte du monde, comme le fit Mathieu il y a trente-quatre ans,
et son père
le suivait
de très près, pour éviter qu’il ne tombe dans la lagune. Ce bébé
est venu te prendre la main parce que, la tête couronnée de ton
panama [panama que tu as oublié dans le train Paris-Bordeaux au retour], tu lui offrais un grand sourire épanoui. Et tu découvris
que le père parlait français.
Tu
n’as pas vu ce gros chat blanc tigré de roux, immobile devant un
mur d’une ruelle tout près du Teatro Goldoni, et sur qui presque
tous les passants vénitiens se penchaient pour lui caresser le cou.
Tu as fait de même.
Tu
n’as pas vu cette festivalière aux cheveux verts qui se rendait au
Lido par le vaporetto et qui t’a fait penser à celle qui, l’an
passé, avait les cheveux bleus. Était-ce la même ?
Tu
n’as pas vu ces deux grandes mains blanches, sculptures au bord du
Canal grande, et qui semblaient empêcher le palais superbe qu’elles
soutenaient de s’enfoncer dans l’eau.
Tu
n’as pas vu cette dame qui pique-niquait juste en face de toi, et
découvrant que tu étais français, te dit qu’elle avait
perfectionné son français scolaire par les chansons
de Georges Brassens. Elle avait entendu une
fois à la radio
Celui qui a mal tourné,
et ça lui avait tellement plu qu’elle acheta tous ses disques et
en traduisit les paroles
en italien.
Tu
n’as pas vu ces enseignes de toutes sortes qui signalent certaines
boutiques ou certaines officines d’artisanat d’autrefois,
aujourd’hui disparues. Pour peu qu’on lève les yeux de son
smartphone et qu’on aille dans les ruelles peu fréquentées, on en
découvre de magnifiques.
Non,
tu n’as rien vu à Venise !
Tu
n’as pas vu ce quartier entre l’Arsenale et les Giardini où tu
as erré, revenant par deux fois au même croisement, comme si tu
avais perdu ton sens de l’orientation (toi,
le fameux géographe !) dans
ce labyrinthe de ruelles quasi désertes...
Tu
n’as pas vu ces deux retraités lyonnais qui ont loué pour la
Mostra un appartement au Lido (« on pourrait y être à quatre,
te dirent-ils, et ça ferait moins cher pour chacun ») et
qui prenaient le vaporetto le soir pour aller dîner à Venise !
Tu
n’as pas vu tous ces mendiants – sans doute des migrants de fraîche
date – qui, casquette à la main et les yeux baissés, te
montraient soudain leurs yeux tristes qui s’illuminaient quand tu
leur donnais 2 €
en leur souriant et en
leur touchant la main.
Tu
n’as pas vu tous ces chats qui te précédaient dans l’île de
San Giorgio, pour te rappeler que lors de votre séjour en 2002,
Claire l’avait surnommée l’île aux chats !
Tu
n’as pas vu ce déluge qui s’est abattu sur Venise à deux
reprises, le premier vendredi, puis le second jeudi, vers 18 h, et
qui claquait sur le toit du Palabiennale où tu suivais la projection
d’un film.
Tu
n’as pas vu ces nombreux diables de toutes dimensions, poussés ou
tirés par les porteurs de marchandises ou les éboueurs, jusque dans
les ruelles les plus reculées.
Tu
n’as pas vu ce vieux pigeon posté sur la balustrade en fer forgé
d’un balcon et dont tu t’es demandé s’il n’allait pas tomber
raide là, sous tes yeux, à tes pieds. Car les pigeons meurent
aussi, à Venise !
Non,
tu n’as rien vu à Venise !
Tu
n’as pas vu ces gamins qui jouaient au basket dans le square où tu
pique-niquais presque chaque jour. Quand ils s’en allaient, leurs
gestes, leurs sourires, leurs petits cris, leur joie de vivre, les
tapes qu’ils se donnaient, te rappelaient le parfum de ta jeunesse
enfuie.
Tu
n’as pas vu cette bordure du petit canal
où, t’avançant pour prendre une photo (ratée), tu as pourtant
fait très attention de ne pas glisser comme l’an dernier.
Tu
n’as pas vu le pavillon italien de la Biennale
d’art contemporain, où le public passait dans un tunnel de gaze et
voyait de chaque côté des corps momifiés qui dégageaient une
odeur désagréable. « Ce n’est pas de l’art », te
dit le gardien du pavillon.
Tu
n’as pas vu ces énormes valises que traînaient des touristes vers la
Piazza di Roma ou vers la gare et qui te confirmaient les dires de la
globe-trotteuse que tu avais rencontrée sur le cargo de Guadeloupe
en 2010 : « Les gens ne savent pas voyager, ils
s’encombrent ! » Je me suis d’ailleurs aperçu, au
moment de refaire mes bagages, que je n’avais pas utilisé la
moitié des vêtements que j’avais emportés !
Tu
n’as pas vu cette fuite d’eau au plafond de ta chambre. Mal
réveillé, tu ne t’en es rendu compte qu’en revenant de la salle
de bains, ton pied glissant soudain sur une flaque. On t’a changé
de chambre le soir même !
Tu
n’as pas vu, sur le pont de l’Accademia, et dans la nuit
tombante, les éclairs au-dessus du Lido et de l’Adriatique, illuminant
l’échancrure des nuages noirs, et que la
foule observait avec attention.
Non,
tu n’as rien vu à Venise !
Appendice
Celui
qui a mal tourné (Georges
Brassens)
Il
y avait des temps et des temps
Qu'je
n'm'étais pas servi d'mes dents
Qu'je
n'mettais pas d'vin dans mon eau
Ni
de charbon dans mon fourneau
Tous
les croqu'-morts, silencieux
Me
dévoraient déjà des yeux
Ma
dernière heure allait sonner
C'est
alors que j'ai mal tourné
N'y
allant pas par quatre chemins
J'estourbis
en un tournemain
En
un coup de bûche excessif
Un
noctambule en or massif
Les
chats fourrés, quand ils l'ont su
M'ont
posé la patte dessus
Pour
m'envoyer à la Santé
Me
refaire une honnêteté
Machin,
Chose, Un tel, Une telle
Tous
ceux du commun des mortels
Furent
d'avis que j'aurais dû
En
bonn' justice être pendu
À
la lanterne et sur-le-champ
Y
s'voyaient déjà partageant
Ma
corde, en tout bien tout honneur
En
guise de porte-bonheur
écouter sur youtube : https://www.youtube.com/watch?v=fM2ImAB0UI8
écouter sur youtube : https://www.youtube.com/watch?v=fM2ImAB0UI8
1 commentaire:
Hiroshima... Hiroshima...
(Impossible d'entendre cette phrase sans la réentendre dans le film)
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