Reinier
est soudain ému aux larmes. Incontinence émotionnelle, se dit-il,
c’est la vieillesse, il ne faut pas que je me laisse aller, quelle
horreur !
(Anna
Enquist, Quatuor, trad. Emmanuelle Tardif, Actes sud, 2016)
On
le sait, au cinéma comme en littérature, comme au théâtre, comme
à l’opéra (et sans doute
comme en amour et en amitié), on
est placé en état de grâce ou on ne l’est pas. Ça tient aux
moyens mis en œuvre par les réalisateurs, écrivains, metteurs en
scène, tout autant qu’à le disposition d’esprit du spectateur,
du lecteur ou de l’auditeur. Car
l’état de grâce se mérite, et
se prépare. Je repense à la
magnifique réponse de Jeanne d’Arc à ses juges qui lui
demandaient si elle croyait être en état de grâce : « Si
je n’y suis, Dieu veuille m’y mettre, et si j’y suis, Dieu
veuille m’y garder ». J’ai
déjà dit combien j’essaie de me mettre en condition pour recevoir
telle ou telle œuvre, par l’attente, par le silence, par
l’espérance, et en prenant en compte ma part divine,
si l’on veut. Car je me refuse à croire que l’être humain ne
soit que matière.
Ce
qui est sûr, c’est que
Louise en hiver,
le nouveau dessin
animé de Jean-François Laguionie, m’a mis en état de grâce,
d’apesanteur, par sa
beauté graphique,
le jeu des couleurs et des
ombres, l’intelligence de son scénario et la
finesse des paroles
entendues, la délicatesse
et la
virtuosité des mouvements,
le mélange de rêve et de réalité.
Cette
vieille dame, Louise, qui a
attendu le dernier moment pour quitter sa villégiature de bord de
mer, voit le train lui filer sous le nez : or, c’est le
dernier avant l’été prochain. Pendant les neuf autres mois, la
station balnéaire est un désert où Louise, isolée
du reste du monde, va devoir
inventer sa vie. Comme Robinson, elle va se construire une cabane
dans les dunes, se trouver un Vendredi en la personne d’un chien
errant qu’elle va adopter (à moins que ce ne soit lui qui
l’adopte). Et elle va rêver, beaucoup : à son enfance
d’abord, pendant la guerre, à sa camaraderie avec un garçon (mais
elle-même était un garçon manqué). Elle va soliloquer, c’est le
privilège de la solitude, du grand âge aussi, et parfois on pense à
Madeleine Robinson dans Oh les beaux jours de Beckett.
Mais aucune récrimination, aucune amertume, c’est la vie, voilà
tout. Et jamais elle ne va se départir de sa gentillesse, de sa
malice, de sa sérénité.
Il
y a là comme un miracle de
simplicité ; le film ne raconte presque rien, mais il nous dit
tout : la vie, l’amour, le vieillissement, la joie, le
mystère, l’étrangeté, l’aventure, l’amitié, le temps qui
passe, la mort. Et la mer, omniprésente, le sable, les mouettes, les
crabes... C’est ce qui rend ce film aussi modeste qu’ambitieux :
il dépasse de très loin la catégorie film d’animation et se
hausse sans effort au niveau des meilleurs Miyazaki, auquel on pense
par moments. L’humour, l’émotion, l’imaginaire se marient ici
très harmonieusement : le côté vieillot de l’image
correspond à l’âge du personnage principal, et ce qui est
extraordinaire, c’est que, comme tous les grands films (ou les
grandes œuvres d’art), Louise en hiver
nous pousse à imaginer au-delà de ce qu’on voit. Du grand art.
Il
se trouve que je venais de lire un magnifique roman qui traite aussi
de la vieillesse : le très beau Quatuor
de la Néerlandaise Anna Enquist. Nous avons rencontré cette dernière, Mathieu
et moi, à la Bibliothèque du quartier, lors d’une animation de
Lettres
du monde.
Et nous n’avons pas perdu notre temps, malgré la barrière de
l’interprète : la romancière, née en 1945, nous a séduits. J’ai
acheté dans la foulée son dernier roman traduit en français, dont
elle avait parlé avec suffisamment de force pour m’appâter.
Quatuor
se passe à Amsterdam,
mais
la ville n’est jamais nommée, et
dans un futur proche.
Nous
suivons
l’aventure d’un quatuor amateur, amis de jeunesse : le
couple Caroline, médecin (violoncelle) et Jochem, luthier (alto),
qui ont perdu leur deux garçons dans un accident de car scolaire et
ne s’en remettent pas ; Heleen, infirmière (deuxième
violon)
et
Hugo (premier violon) complètent le quatuor. Ce
dernier est
directeur du centre culturel qui
fut prestigieux, mais
n’est plus qu’une coquille vide, en attendant d’être vendu aux
Chinois. Car
selon les autorités, plus personne ne s’intéresse à la musique
classique.
Hugo
vit dans une barge sur un canal et accueille un jour par semaine sa
petite fille âgée de trois ans : c’est
là que tous quatre se retrouvent pour jouer
Mozart, Schubert ou Dvořák, dont ils décortiquent les quatuors.
Mais
il
y a aussi Reinier, l’ancien soliste virtuose qui donne encore des
leçons à Caroline, vieillard déchu vivant dans la hantise de
devenir handicapé et d’être envoyé dans les mouroirs que sont
les maisons de retraite. Et
autour
d’eux, la ville, avec
ses
immigrés, dont le jeune Djamil qui rend service à Reinier et, en
toile de fond, la corruption des élites municipales et le procès en
cours d’une grande affaire criminelle.
Le
futur décrit
est décourageant :
la culture est devenue un privilège, se soigner nécessite
de passer par des
assurances privées, et vieillir est
une
catastrophe qu’on cherche à cacher : "Demander
de l’aide, comme si c’était facile ! Tu t’entends un
peu ? Demander de l’aide, ça veut dire admettre qu’on n’est
plus capable de se débrouiller seul. Le dernier arrêt avant la
fin".
Dans
ce monde
devenu presque inhumain, et si
proche du
nôtre, une sorte de Meilleur
des mondes,
il
ne fait pas bon vieillir : on
se débarrasse des vieux dans des mouroirs où on pratique
allègrement l’euthanasie. Peu
à voir avec le côté presque enjoué de Louise
en hiver,
mais le roman est très fort, subtil, bien que désespéré et on a
envie d’aller jusqu’au bout, d’autant plus que le fin, haletante,
est digne d’un thriller.
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