L’imagination
créatrice s’éveille très tôt chez l’enfant. Enfant, on
"imagine" toujours. Mais c’est une habitude que l’on
perd en général par la suite. Aussi l’art de devenir écrivain
consiste-t-il, entre autres, à ne pas laisser la vie, les hommes ou
l’argent vous faire rompre avec cette habitude.
(Stig
Dagerman, Les
mémoires d’un enfant,
in Tuer
un enfant,
trad. Elisabeth Backlund, Agone, 2007)
Attention,
il y a des auteurs qu’on ne lit pas de gaîté de cœur, mais parce
qu’ils sont nécessaires, parce qu’on a besoin d’eux, comme a
besoin de manger, de se soigner, d’aimer... Et ce sont souvent les
plus grands, ceux qui nous éloignent du divertissement factice, qui nous
entraînent aux frontières de nos nuits et de notre angoisse d’exister,
qui ne nous donnent aucune solution, mais nous disent : voilà
les êtres humains, je te les présente dans leur nudité, leur
faiblesse et leur force, leurs joies et leurs peines, afin que mes
œuvres t’aident, s’il se peut, à devenir plus humain. Parmi
eux, il y a Stig Dagerman, le Suédois, qui n’a pas connu ses
parents et fut élevé par ses grands-parents déjà très âgés
(ils moururent pendant son adolescence) ; il publia quelques livres
et se suicida à trente et un ans. Un
écorché vif et un formidable écrivain, si on accepte de regarder
notre monde en face, et la tragédie de l’existence.
Dans
les nouvelles réunies dans Tuer
un enfant,
si la
plus longue raconte l’histoire d’un alcoolique (Où
est mon chandail islandais ?),
la majorité rapporte des histoires d’enfant, d’enfant malheureux
souvent ; je crois que chacun d’entre nous peut s’y
retrouver, car l’enfance n’est pas un vert paradis, elle est
souvent le centre de toute la souffrance du monde. Aussi peut-on
s’évader de ces souffrances par l’imagination tel dans Les
jeux de la nuit
Åke,
le petit garçon qui, le soir, s’amuse à imaginer qu’il devient
invisible et peut ainsi s’inventer une vie idéale dans
l’obscurité, afin d’oublier l’absence et l’alcoolisme du
père et de provoquer
"l'apaisement
final".
Dans
La
surprise,
Åke
(est-ce le même ?), convié
à l'anniversaire du grand-père par une
lettre qui bouleverse sa mère, enregistre un poème pour son
grand-père. Mais ce dernier, ayant toujours vécu dans la dureté de
la vie quotidienne, et sans doute incapable d’accepter un tel
signal d’amour, enivré par la fête, l’alcool et le jeu de
cartes, fait fi de cet amour familial et rejette le cadeau en ne reconnaissant même pas la voix de l'enfant : "Tu
ne pourrais pas lui couper le caquet à ce sacré machin !"
Åke
doit
éteindre le phonographe, il est définitivement blessé par ce
rejet :
"Ses
yeux s'embuèrent, et tous les visages rouges et ivres qui
l'entouraient se mirent à briller comme de la tôle".
Dans
la maison de grand-mère est sans doute plus directement autobiographique et tourne autour
du silence dans
lequel résonnent les souffrances de l’humanité. Dans Les
mémoires d’un enfant,
il dresse le portrait de son grand-père, extraordinairement dur à
la tâche : "Avec
le recul, souvent je me dis qu’à cette époque il devait être
comme le poète aux prises avec une matière rebelle et sachant qu’en
fait cela ne vaut peut-être pas toute la peine qu’il se donne,
mais que néanmoins c’est nécessaire, au nom du travail, au nom de
la poésie".
Et celui de la grand-mère, toujours accueillante aux vagabonds :
"Elle
possédait quelque chose de très rare : le courage d’exprimer
son affection. Lorsque je fus un peu plus âgé et que j’eus plus
de discernement, c’est elle qui me fit comprendre d’une façon
définitive quelle grande qualité peut être la bonté quand elle
n’est empreinte d’aucune hypocrisie, sentimentalité, ni
suffisance".
Quant
à Tuer
un enfant,
histoire qui lui fut commandée par l’Association pour la sécurité
routière, sa
brièveté en fait tout le prix. En trois-quatre pages, on voit le
double destin tragique, celui de la petite fille que la mère envoie
chercher du sucre chez les voisins d’en face et qui doit donc
traverser la route, et celui du conducteur de l’automobile, si
content de son bonheur (il emmène sa femme à la mer) : la
rencontre de ces deux personnages qui ne se connaissent pas se fera
par la violence du choc, l’auto tuant la petite fille, et
détruisant la vie aussi du conducteur. Dans Ouvre
la porte, Rickard !,
une jeune femme en souffrance s’enferme à clé dans sa chambre,
tandis que son insouciant mari a emmené des amis, hommes et femmes,
à la maison : "À
quel degré de solitude dois-je atteindre pour que quelqu’un
l’observe enfin et vienne à mon secours ?"
Enfin, Où
est mon chandail islandais ?
est une nouvelle très noire sur l’alcoolisme d’un homme venu
enterrer son père. Déjà il s’était saoulé pour l’enterrement
de sa mère, mais au moins, il avait son père pour le consoler.
Maintenant, il n’a plus personne.
Rien
ne peut restreindre le pessimisme de l'auteur : "La
face d’un homme, c’est comme une poignée de porte. Ne serait-ce
qu’une simple poignée de baraque, elle doit ressembler à une
poignée de porte de banque ou de restaurant. Elle doit toujours se
montrer digne, d’une dignité de cuivre, et c’est le devoir d’une
femme d’astiquer chaque jour cette dignité pour lui faire
retrouver son éclat sous les taches de lâcheté et de désespoir".
Il écrit aussi : "Il
est des gens qui ne font rien pour être aimés et qui le sont
pourtant. On peut constater que les gens vraiment pauvres ont de la
peine à se faire aimer". Ailleurs, il
dénonce le drame de la pauvreté qui contraint Åke
à ne pas montrer l'amour qu'il a pour sa mère : "Le
lendemain, elle vint l’attendre devant la grille à la sortie de
l’école. Comme tous les enfants pauvres, il avait honte de sa mère
et fit d’abord semblant de ne pas la voir".
Un
très grand livre.
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