jeudi 6 octobre 2016

6 octobre 2016 : hommage à René Rougerie, éditeur


Si l’on pouvait recouvrer l’intransigeance de la jeunesse, ce dont on s’indignerait le plus c’est de ce qu’on est devenu.
(André Gide, Les faux monnayeurs, Gallimard, 2007)


10 septembre dernier : Aéroport de Venise, dans la foule qui attend l'avion, je tombe sur un couple de quinquagénaires français. Comme il entend notre groupe de cinéphiles causer de littérature, et moi de rappeler à mes amis que j'avais été conservateur de bibliothèques et que je déplorais de voir nos bibliothèques publiques de plus en plus désolantes dans leur choix d’acquisitions, presque entièrement tournées vers la réponse à la demande, et jamais dans la force de proposition et de promotion, lui s’est immiscé dans notre conversation. Ils reviennent d’une croisière d’une semaine dans l’Adriatique, il est conservateur de bibliothèque de la ville de Paris.
Très rapidement, la conversation s’engage entre nous deux principalement ; comme moi, il déplore cet état de fait, mais l’explique par deux faits : d’une part, l’obligation pour les acquéreurs de tenir compte de l’avis des élus voteurs du budget, et ces derniers râlent dès qu’ils reçoivent des plaintes d’abonnés qui n’ont pas trouvé le dernier best-seller (forcément indispensable, même si dans trois mois plus personne ne le réclamera) dans leur bibliothèque, et en second lieu, l’inculture et l’incuriosité de plus en plus généralisées des jeunes générations de bibliothécaires qui ne lisent rien ou quasiment rien, et qui sont trop contents de surfer sur la vague des grands succès de librairie et des meilleures ventes signalées dans les magazines hebdomadaires, quand ce n'est pas de proposer à leurs jeunes "lecteurs" des jeux vidéo auxquels on les laisse jouer sur les ordinateurs de la bibliothèque, comme je l'ai encore vu cet après-midi : triste époque...
Il se trouve qu’à mon dernier passage à Poitiers, comme je farfouillais dans la bibliothèque de mon amie Odile, je suis tombé sur le livre de René Rougerie, le fameux éditeur-imprimeur de Mortemart en Limousin, qui publiait en 1985 un pamphlet, véritable cri d'alarme sous le titre : La fête des ânes ou la mise à mort du livre. Il y constatait que les "trois quarts des ouvrages sont occultés quel que soit leur mérite. Révéler un ouvrage original n'est d'ailleurs possible que si l'auteur se prête à un portrait croustillant et si l'éditeur offre une publicité substantielle". Que dirait-il aujourd’hui où les auteurs, pour se vendre, doivent se prêter à la prostitution télévisuelle ou internetienne, qui a fortement progressé depuis trente ans, sous peine de rester inconnus !


Il réagissait aussi à cette invasion technologique et soi-disant communicante : "Certains nous annoncent déjà une nouvelle civilisation. Un spécialiste" [on dirait aujourd’hui un expert : on les voit pulluler à la télévision, comme les sauterelles sur les champs de céréales, et faisant des dégâts semblables, sur le plan spirituel] "déclarait récemment sur les ondes que nous allions, grâce à la communication, revenir à une civilisation orale... en attendant sans doute un nouvel âge des cavernes". Auquel on arrivera assez tôt, avec le retour de la barbarie (une bonne moitié des enfants entrant en 6ème ne savent pas lire correctement), et l’épuisement des ressources naturelles qui nous tuera tous. 
Il soulignait le drame des libraires qui commençaient déjà dans les années 80 à dire : " mon stock de livres est beaucoup trop important, me coûte trop cher... donc je supprime le rayon poésie. Attitude suicidaire alors que justement la valeur de cette librairie reposait sur un grand – et souvent judicieux – choix de livres". Éliminons tous les livres de rotation lente, ne gardons que les livres de vente facile, et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes (les hypermarchés font ça très bien !). Et proscrivons le "libraire qui, par amour du livre, d'un texte, gardera en rayon - pendant des mois – et parfois plus – un ouvrage qu'il est pourtant essentiel de préserver. C'est là le rôle premier du libraire : offrir un éventail culturel le plus large possible". Et aussi celui du bibliothécaire ! Il est vrai que ce dernier fait aujourd'hui du désherbage de stock, non pas en fonction de la qualité des livres éliminés, mais du fait de leur succès quantitatif en terme d'emprunts
Il est vrai qu’on ne parle plus de livres aujourd’hui. Écoutons le langage des représentants : "nous proposons des produits de divertissement". René Rougerie écrit : "Je le répète, le best-seller peut très bien se passer du libraire [et j'ajoute, du bibliothécaire]. Nous, nous sommes la justification du métier de libraire. Certains ouvrages peuvent être achetés n'importe où. Par contre, la présence de nos livres dans certaines librairies – contrairement à ce que pensent bon nombre d'imbéciles – attire et retient le lecteur". Il faut croire que, pour beaucoup de représentants, la notion de lecteur n’existe pas. Il ne reste plus que des consommateurs, et de préférence, de divertissement. "La lecture devient un simple passe-temps – entre deux émissions de télévision sans doute. C'est ainsi qu'un fonds culturel est menacé car il faut aller vers les goûts du public et non pas chercher à éduquer celui-ci". Il y a belle lurette que la plupart des libraires – et aussi des bibliothécaires – ont renoncé à être des éducateurs. Désormais ils se contentent d’ouïr les sirènes "des bateleurs et à des laquais" du commerce et de la fausse monnaie (que Gide dénonçait dans son roman cité en épigraphe), celle que les Américains – qui s’y connaissent – appellent l’entertainment.
N’oublions pas que René Rougerie a été avant tout un grand éditeur de poètes et d’écrivains de haute tenue : Pierre-Albert Birot, Luc Bérimont, Max Alhau, Arrabal, Jean-François Mathé, Marcel Béalu, Joë Bousquet, René-Guy et Hélène Cadou, Georges Drano, Pierre Gabriel (que j’ai bien connu lors de mon passage dans le Gers), Yves Heurté, Max Jacob, Jean-Jacques Kihm, Jean L’Anselme, Yvon Le Men, Jean Rousselot, Saint-Pol-Roux, Victor Segalen, André Suarès, Pierre Toreilles, Boris Vian (il fut son découvreur, avec Les cantilènes en gelées), Roger Vitrac, parmi les plus connus.

illustration de Jean-François Mathé pour La fête des ânes
Enfin, dans ce pamphlet féroce et magnifique (qu'il a, bien sûr, imprimé et publié lui-même), il enfonce le clou : "la poésie ne se vend pas en librairie ? C'est pourtant le contraire qui est la vérité : la poésie ne se vend plus lorsque disparaît le libraire". Bien des libraires et des bibliothécaires d’aujourd’hui pourraient méditer sur ce livre. Mais lisent-ils encore, en dehors d'une infime minorité ?

Aucun commentaire: