Si
l’on pouvait recouvrer l’intransigeance de la jeunesse, ce dont
on s’indignerait le plus c’est de ce qu’on est devenu.
(André
Gide, Les
faux monnayeurs,
Gallimard, 2007)
10
septembre dernier : Aéroport de Venise, dans la foule qui
attend l'avion, je tombe sur un couple de quinquagénaires français.
Comme il entend notre groupe de cinéphiles causer de littérature,
et moi de rappeler à mes amis que j'avais été conservateur de
bibliothèques et que je déplorais de voir nos bibliothèques
publiques de plus en plus désolantes dans leur choix d’acquisitions,
presque entièrement tournées vers la réponse à la demande, et
jamais dans la force de proposition et de promotion, lui s’est
immiscé dans notre conversation. Ils reviennent d’une croisière
d’une semaine dans l’Adriatique, il est conservateur de
bibliothèque de la ville de Paris.
Très
rapidement, la conversation s’engage entre nous deux
principalement ; comme moi, il déplore cet état de fait, mais
l’explique par deux faits : d’une part, l’obligation pour
les acquéreurs de tenir compte de l’avis des élus voteurs du budget, et ces
derniers râlent dès qu’ils reçoivent des plaintes d’abonnés
qui n’ont pas trouvé le dernier best-seller (forcément
indispensable, même si dans trois mois plus personne ne le réclamera) dans leur bibliothèque, et en second lieu,
l’inculture et l’incuriosité de plus en plus généralisées des
jeunes générations de bibliothécaires qui ne lisent rien ou
quasiment rien, et qui sont trop contents de surfer sur la vague des
grands succès de librairie et des meilleures ventes signalées dans
les magazines hebdomadaires, quand ce n'est pas de proposer à leurs jeunes "lecteurs" des jeux vidéo auxquels on les laisse jouer sur les ordinateurs de la bibliothèque, comme je l'ai encore vu cet après-midi : triste époque...
Il
se trouve qu’à mon dernier passage à Poitiers, comme je
farfouillais dans la bibliothèque de mon amie Odile, je suis tombé
sur le livre de René Rougerie, le fameux éditeur-imprimeur de
Mortemart en Limousin, qui publiait en 1985 un pamphlet, véritable cri d'alarme sous le
titre : La fête des ânes ou la mise à mort du livre. Il y
constatait que les
"trois
quarts des ouvrages sont occultés quel que soit leur mérite.
Révéler un ouvrage original n'est d'ailleurs possible que si
l'auteur se prête à un portrait croustillant et si l'éditeur offre
une publicité substantielle".
Que
dirait-il aujourd’hui où les auteurs, pour se vendre, doivent se
prêter à la prostitution télévisuelle ou internetienne, qui a
fortement progressé depuis trente ans, sous
peine de rester inconnus !
Il
réagissait aussi à cette invasion technologique et soi-disant
communicante : "Certains
nous annoncent déjà une nouvelle civilisation. Un spécialiste"
[on
dirait aujourd’hui un expert :
on les voit pulluler à la télévision, comme les sauterelles sur les champs de céréales, et faisant des dégâts semblables, sur le plan spirituel]
"déclarait récemment sur les ondes que nous allions, grâce à la
communication, revenir à une civilisation orale... en attendant sans
doute un nouvel âge des cavernes".
Auquel
on arrivera assez tôt, avec le retour de la barbarie (une bonne moitié des enfants entrant en 6ème ne savent pas lire correctement), et
l’épuisement des ressources naturelles qui nous tuera tous.
Il soulignait le drame des
libraires qui commençaient déjà dans les années 80 à dire : "
—
mon
stock de livres est beaucoup trop important, me coûte trop cher...
donc je supprime le rayon poésie. Attitude suicidaire alors que
justement la valeur de cette librairie reposait sur un grand – et
souvent judicieux – choix de livres".
Éliminons
tous les livres de rotation lente, ne gardons que les livres de vente
facile, et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes (les hypermarchés font ça très bien !). Et
proscrivons le
"libraire
qui, par amour du livre, d'un texte, gardera en rayon - pendant des
mois – et parfois plus – un ouvrage qu'il est pourtant essentiel
de préserver. C'est là le rôle premier du libraire : offrir un
éventail culturel le plus large possible". Et aussi celui du bibliothécaire ! Il est vrai que ce dernier fait aujourd'hui du désherbage de stock, non pas en fonction de la qualité des livres éliminés, mais du fait de leur succès quantitatif en terme d'emprunts
Il
est vrai qu’on ne parle plus de livres aujourd’hui. Écoutons le
langage des représentants : "nous proposons des produits de
divertissement". René Rougerie écrit : "Je
le répète, le best-seller peut très bien se passer du libraire [et j'ajoute, du bibliothécaire].
Nous, nous sommes la justification du métier de libraire. Certains
ouvrages peuvent être achetés n'importe où. Par contre, la
présence de nos livres dans certaines librairies – contrairement à
ce que pensent bon nombre d'imbéciles – attire et retient le
lecteur". Il faut croire que, pour beaucoup de représentants,
la notion de lecteur n’existe pas. Il ne reste plus que des
consommateurs, et de préférence, de divertissement. "La
lecture devient un simple passe-temps – entre deux émissions de
télévision sans doute. C'est ainsi qu'un fonds culturel est menacé
car il faut aller vers les goûts du public et non pas chercher à
éduquer celui-ci". Il y a belle lurette que la plupart des
libraires – et aussi des bibliothécaires – ont renoncé à être
des éducateurs. Désormais ils se contentent d’ouïr les sirènes
"des bateleurs et à des laquais" du commerce et de la fausse monnaie (que Gide dénonçait dans son roman cité en épigraphe), celle que
les Américains – qui s’y connaissent – appellent
l’entertainment.
N’oublions
pas que René Rougerie a été avant tout un grand éditeur de poètes
et d’écrivains de haute tenue : Pierre-Albert
Birot, Luc Bérimont, Max
Alhau, Arrabal, Jean-François Mathé, Marcel Béalu, Joë Bousquet,
René-Guy et Hélène Cadou, Georges Drano, Pierre Gabriel (que j’ai
bien connu lors de mon passage dans le Gers), Yves Heurté, Max Jacob, Jean-Jacques Kihm, Jean
L’Anselme, Yvon Le Men, Jean
Rousselot, Saint-Pol-Roux, Victor Segalen, André Suarès, Pierre
Toreilles, Boris Vian (il fut son
découvreur,
avec
Les
cantilènes en gelées),
Roger Vitrac, parmi les plus connus.
illustration de Jean-François Mathé pour La fête des ânes
Enfin,
dans ce pamphlet féroce et magnifique (qu'il a, bien sûr, imprimé et publié lui-même), il enfonce le clou : "la
poésie ne se vend pas en librairie ? C'est pourtant le contraire qui
est la vérité : la poésie ne se vend plus lorsque disparaît le
libraire".
Bien
des libraires et des bibliothécaires d’aujourd’hui pourraient
méditer sur ce livre. Mais lisent-ils encore, en dehors d'une infime minorité ?
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