Je
regrette la vie bien réelle, palpitante, pareille à un cœur mis à
nu, qui se conquiert au tranchant de l’âme par ceux qui ont su
s’en forger une droite comme une épée de Tolède.
(Jean-Marc
Rouillan, Je
regrette, Agone, 2016)
L’opticien
de Lampedusa est un livre écrit par Emma-Jane Kirby, journaliste à
la BBC. c’est presque une histoire vraie (comme on dit maintenant
au cinéma quand on veut donner l'effet de réel : « tiré d’une histoire vraie »). Au
cours d’un reportage sur l’île, l’auteur a rencontré le
fameux opticien, un quinquagénaire, qui lui a livré son
témoignage, dont elle a tiré ce roman :
car pour moi, il s’agit bien d’un roman, certes élaboré à
partir d’un témoignage, mais roman à 100 %, un peu comme Steinbeck avait livré un formidable roman (Les raisins de la colère), à partir de ses reportages. Du moins c’est ainsi que je l’ai lu, et je m’en fous si le
portrait des personnages est fidèle ou pas, ni même s’ils ont
tous réellement existé. C’est avant tout le portrait de
l’humanité, de celle qui rend la vie palpitante, avec l’âme
aussi tranchante et droite qu’une lame de Tolède !
L’opticien
est un homme ordinaire, tranquille, travailleur, serein, consciencieux,
qui vit sa petite vie "normale", même s’il a bien remarqué que les migrants
sont de plus en plus nombreux à échouer sur les bordures de l’île :
pour l’instant, ça ne l’a pas beaucoup touché ! Il fait
comme s’ils n’existaient pas, préférant boire et manger avec
ses amis, ou faire une virée en voilier avec sa femme et deux ou
trois couples sur le Galata, que possède un de ses amis : il a l’impression d’être au paradis. En
fait, il est comme toi et moi, comme chacun de nous, il est si facile de fermer les yeux quand on ne veut pas voir. Il faut une nouvelle sortie
en mer, avec sa femme et des amis, alors qu’il est le premier à
émerger du sommeil, pour le tirer de son aveuglement, de sa surdité aussi, et
lui faire découvrir que les criailleries lancinantes des mouettes… sont en
fait les cris de la tragédie, d’hommes, de femmes, d’enfants en
train de se noyer et qui cherchent désespérément à quoi se
raccrocher.
Immédiatement,
pour eux qui, jusque-là, menaient leur petite vie pépère, le désir
de sauver ceux qu’ils peuvent, va
les saisir, au risque d’ailleurs de faire couler leur propre navire
bientôt surchargé : "là-bas, des centaines. Les
bras tendus, ils crachent, hoquettent, s'ébrouent comme une meute
suppliante. Ils se noient sous mes yeux et je n'ai qu'une question en
tête : comment les sauver tous ?", pense
l’opticien.
Ils
ont envoyé des SOS de secours aux autorités à terre pour que les
garde-côtes viennent à leur rencontre. Les
mains
s’agrippent et peu à peu, le blanc et le noir se mêlent.
Des
femmes, des enfants, des hommes sont hissés
à
bord, souvent
quasiment nus (et
on redécouvre la pudeur),
grelottants ou couverts d’huile de moteur : ils sont bientôt quarante-sept dans une embarcation prévue pour dix personnes.
Mais
il en reste tellement
d’autres encore sur
la mer,
dont
hélas beaucoup de cadavres.
Notre
homme, l’opticien donc, s’aperçoit alors, dans l’urgence (et
les gardes-côtes arrivant renvoient leur frêle embarcation de
plaisance vers la côte, alors que le petit groupe d’amis aurait
voulu en sauver encore davantage) de la tragédie
des
migrants.
Pour
lui, ils n’étaient que des pions dont on parlait à la
télévision : mais
voir la mer pleine de ces corps luttant pour survivre, ou ne luttant
plus, casse en lui et chez ses amis la bonne conscience de ceux qui
ne veulent pas voir ce qui se déroulait à leur porte, sous leur
nez, à eux pour qui la mer n’était qu’une source de plaisir.
C’est comme une nouvelle
naissance à
la fraternité humaine,
la
création d’un
nouveau lien qui va transformer
leur vision
du monde. On
ne peut plus faire comme si on ne savait pas : "Ces
naufragés flottaient entre la vie et la mort. En tenant leurs mains
dans les siennes, en les regardant reprendre leur respiration sur le
pont du Galata,
il a su qu’il touchait à l’essence même de la vie".
Ce
curieux roman-témoignage donc est aussi la découverte de la
dignité, avec, à l’arrière-plan, une dénonciation de
l’indifférence européenne (« On ne peut pas accueillir
toute la misère du monde », disait Michel Rocard vers 1990, la
médiatisation outrancière de la politique entraîne de ces phrases
malheureuses).
Dans l’émotion qui va submerger le petit groupe – ils voudront
absolument revoir ceux qu’ils ont sauvés, qui ont été parqués
dans un camp – on ne peut plus vivre
comme avant. Quel
est notre
seuil de tolérance, en
tant que
citoyens, qu’êtres
humains, pour nous décider à
agir ? Et
sans devenir pour autant des héros. L’histoire,
pourtant
une
tragédie, peut
sembler idyllique. On a tous besoin de ce petit rappel à l’ordre – non
pas à "l’ordre établi" – mais à l'éveil
de
la
conscience : "Il
avait toujours su où il allait. Depuis ce jour, il a la sensation
que ses certitudes ont volé en éclats. Comme si une part de
lui-même était restée là-bas, avec ceux qu'il n'a pas pu sauver".
Ce
livre, très bref, publié par les éditions des Équateurs (je vois à leur catalogue qu'ils ont réédité le Gandhi de mon cher Romain Rolland) et qui se lit d’une traite, peut contribuer à cet éveil de la conscience.
Qu’est-ce
qu’être vivant ? "Je
suis vivant puisqu’à nouveau je fais semblant", écrivait
Jean-Luc Lagarce, dans Trois
récits
(Les solitaires intempestifs, 2001). Arrêtons de faire semblant,
semble nous dire Emma-Jane Kirby.
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