Hamlet
: Frailty, thy name is woman. [Fragilité, ton nom est femme.]
(William
Skakespeare, Hamlet,
acte 1, scène 2)
Ah !
le silence, le sacré : ce sont presque des gros mots
aujourd’hui, quand tant de personnes n’ont rien de plus urgent,
quasiment dès le réveil, d’allumer qui la télévision, qui la
radio, qui son smartphone (à supposer qu’il fût éteint), qui son
MP 3, comme pour étouffer toute possibilité de voix intérieure...
C’est
pourquoi le vélo, et sa pratique régulière (comme sans doute la
marche à pied quotidienne, et bien entendu, la lecture et son
corollaire, la méditation) constituent un formidable antidote à
cette diminution de la place du silence – et de celle du sacré –
dans nos vies. À condition pourtant d’oublier, aussi bien à pied
qu’à vélo, tous ces engins sophistiqués de la haute technologie
moderne qui se chargent de nous rappeler à l’ordre, celui du bruit
et des valeurs matérielles. Ces derniers nous entourent
continuellement, et il est loin le temps où un Henri Thomas, de
retour des USA, pouvait écrire : "On
ne méprisera jamais assez la religion du dollar et de la technique.
Si les autos sont nécessaires comme ils le disent (« la vie
est impossible sans une voiture »), alors l'abrutissement par
le bruit est nécessaire aussi" (publié
dans De
profundis Americae : carnets américains, 1958-1960,
Le Temps qu'il fait, 2003).
Aujourd’hui,
non seulement on ne méprise pas cette religion, mais on l’idolâtre
à un point inimaginable. Et il faut faire un effort considérable
pour s’en éloigner un tant soit peu, pour dire que « Non, la
technique, très peu pour moi, je préfère l’humain ! Sans
doute on peut rencontrer des gens sur internet... Mais je préfère
les rencontrer en chair et en os, dans les couloirs de mon immeuble,
dans mon voisinage, sur le trottoir en allant faire les courses, dans
le bus, dans le tram, dans le train, en allant rendre visite à l’un
ou l’autre... Je préfère aller en bibliothèque pour lire et
trouver des livres plutôt que pour jouer à des jeux vidéo... etc.»
Il est vrai que, si j'en crois un collègue, la dernière trouvaille
des calendriers serait d'en faire un avec des bibliothécaires nus
!!! J'espère que ce n'est qu'une blague, mais ça ne m'étonne pas :
on ne sait trop quoi inventer pour éloigner les lecteurs (cette
espèce en voie d'extinction) des bibliothèques... Là, ce sera le
pompon !
C’est
peut-être un combat d’arrière-garde que le slogan de Mélenchon
en 2012, L’humain d’abord ;
pourtant, il me semble plus que jamais d’actualité. L’humanité
est fragile, c’est peut-être mon côté féminin qui parle ainsi
(et je pense à Hamlet, lui aussi, à sa manière, personnage autant
féminin que masculin), mais je n’ai rien d’un macho qui renie
une part de lui-même. "Qu’est-ce qui est pire ? —
Perdre sa propre identité, renier ce qu’on a été, se démener
pour paraître différent de celui qu’on a été" (Mario
Moretti, Brigate rosse : une histoire
italienne,
trad. Olivier Doubre, Amsterdam, 2010).
Je
l’ai vu, cette fragilité, dès que la maladie, la grave, nous
menace ; je la vois, cette fragilité, avec le vieillissement des
individus, et l’abandon qui est souvent leur lot (aussi bien chez
soi qu’en résidence pour personnes âgées). Je la vois aussi chez
les enfants et adolescents d'aujourd'hui, soumis à un matraquage
publicitaire et technologique démentiel, qui les prive de leur
enfance et de leur adolescence, qui les rend dépendants d’une
société devenue folle...
Alors,
je fais du vélo. Manière de me fortifier contre cette fragilité
qui me menace aussi. Je lis beaucoup, manière de me battre contre
l’abrutissement qui menace le cerveau. J’écris, manière de me
donner la force de continuer à vivre... Et
je me déplace, pour voir les uns, les autres, ceux de ma famille ou
de la famille de Claire, pour retrouver les vieux amis ou les plus
jeunes, ou pour en dénicher de nouveaux. Pour retrouver aussi, par
le contact humain, et au-delà du silence, le sens du sacré :
comme me disaient les matelots philippins sur le cargo, « nous
sommes dans la main de Dieu », manière pour eux d’exprimer
cette fragilité encore plus flagrante dans l’âpreté de leur
travail et de leur éloignement de chez eux. Dans la réconciliation
aussi, comme écrivait Aragon : "Et leur sang rouge ruisselle /
Même couleur même éclat / Celui qui croyait au ciel / Celui qui
n'y croyait pas".
Sur
ce, je pars pour une dizaine de jours, justement, à la rencontre des
hommes, comme disait Benigno Cacérès, que j’ai connu en 1971 à
Angers et qui m’a marqué de son empreinte. À la prochaine !
A signaler : un très bon dossier sur "Les nouvelles mobilités urbaines : ça roule pour le vélo", dans le n° 3675 du 6 octobre 2016 de Réforme, hebdomadaire protestant, que je lis régulièrement.
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