lundi 17 octobre 2016

17 octobre 2016 : fragilité de l'être humain



Hamlet : Frailty, thy name is woman. [Fragilité, ton nom est femme.]
(William Skakespeare, Hamlet, acte 1, scène 2)

Ah ! le silence, le sacré : ce sont presque des gros mots aujourd’hui, quand tant de personnes n’ont rien de plus urgent, quasiment dès le réveil, d’allumer qui la télévision, qui la radio, qui son smartphone (à supposer qu’il fût éteint), qui son MP 3, comme pour étouffer toute possibilité de voix intérieure...
C’est pourquoi le vélo, et sa pratique régulière (comme sans doute la marche à pied quotidienne, et bien entendu, la lecture et son corollaire, la méditation) constituent un formidable antidote à cette diminution de la place du silence – et de celle du sacré – dans nos vies. À condition pourtant d’oublier, aussi bien à pied qu’à vélo, tous ces engins sophistiqués de la haute technologie moderne qui se chargent de nous rappeler à l’ordre, celui du bruit et des valeurs matérielles. Ces derniers nous entourent continuellement, et il est loin le temps où un Henri Thomas, de retour des USA, pouvait écrire : "On ne méprisera jamais assez la religion du dollar et de la technique. Si les autos sont nécessaires comme ils le disent (« la vie est impossible sans une voiture »), alors l'abrutissement par le bruit est nécessaire aussi" (publié dans De profundis Americae : carnets américains, 1958-1960, Le Temps qu'il fait, 2003). 
  
Aujourd’hui, non seulement on ne méprise pas cette religion, mais on l’idolâtre à un point inimaginable. Et il faut faire un effort considérable pour s’en éloigner un tant soit peu, pour dire que « Non, la technique, très peu pour moi, je préfère l’humain ! Sans doute on peut rencontrer des gens sur internet... Mais je préfère les rencontrer en chair et en os, dans les couloirs de mon immeuble, dans mon voisinage, sur le trottoir en allant faire les courses, dans le bus, dans le tram, dans le train, en allant rendre visite à l’un ou l’autre... Je préfère aller en bibliothèque pour lire et trouver des livres plutôt que pour jouer à des jeux vidéo... etc.» Il est vrai que, si j'en crois un collègue, la dernière trouvaille des calendriers serait d'en faire un avec des bibliothécaires nus !!! J'espère que ce n'est qu'une blague, mais ça ne m'étonne pas : on ne sait trop quoi inventer pour éloigner les lecteurs (cette espèce en voie d'extinction) des bibliothèques... Là, ce sera le pompon !
C’est peut-être un combat d’arrière-garde que le slogan de Mélenchon en 2012, L’humain d’abord ; pourtant, il me semble plus que jamais d’actualité. L’humanité est fragile, c’est peut-être mon côté féminin qui parle ainsi (et je pense à Hamlet, lui aussi, à sa manière, personnage autant féminin que masculin), mais je n’ai rien d’un macho qui renie une part de lui-même. "Qu’est-ce qui est pire ? — Perdre sa propre identité, renier ce qu’on a été, se démener pour paraître différent de celui qu’on a été" (Mario Moretti, Brigate rosse : une histoire italienne, trad. Olivier Doubre, Amsterdam, 2010).


 
Je l’ai vu, cette fragilité, dès que la maladie, la grave, nous menace ; je la vois, cette fragilité, avec le vieillissement des individus, et l’abandon qui est souvent leur lot (aussi bien chez soi qu’en résidence pour personnes âgées). Je la vois aussi chez les enfants et adolescents d'aujourd'hui, soumis à un matraquage publicitaire et technologique démentiel, qui les prive de leur enfance et de leur adolescence, qui les rend dépendants d’une société devenue folle...
Alors, je fais du vélo. Manière de me fortifier contre cette fragilité qui me menace aussi. Je lis beaucoup, manière de me battre contre l’abrutissement qui menace le cerveau. J’écris, manière de me donner la force de continuer à vivre... Et je me déplace, pour voir les uns, les autres, ceux de ma famille ou de la famille de Claire, pour retrouver les vieux amis ou les plus jeunes, ou pour en dénicher de nouveaux. Pour retrouver aussi, par le contact humain, et au-delà du silence, le sens du sacré : comme me disaient les matelots philippins sur le cargo, « nous sommes dans la main de Dieu », manière pour eux d’exprimer cette fragilité encore plus flagrante dans l’âpreté de leur travail et de leur éloignement de chez eux. Dans la réconciliation aussi, comme écrivait Aragon : "Et leur sang rouge ruisselle / Même couleur même éclat / Celui qui croyait au ciel / Celui qui n'y croyait pas".

Sur ce, je pars pour une dizaine de jours, justement, à la rencontre des hommes, comme disait Benigno Cacérès, que j’ai connu en 1971 à Angers et qui m’a marqué de son empreinte. À la prochaine !


 

A signaler : un très bon dossier sur "Les nouvelles mobilités urbaines : ça roule pour le vélo", dans le n° 3675 du 6 octobre 2016 de Réforme, hebdomadaire protestant, que je lis régulièrement.

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