Son
fils ne comprenait rien à la vie. Il pensait que l'argent tombait du
ciel, et qu'on réussissait dans la loyauté et la délicatesse !
(Miguel
Torga, Vendange,
trad. Claire Cayron, J. Corti, 1999)
Encore
un roman formidable, et qui ne date pas d'aujourd'hui ! Publié
au Portugal en 1945, il a été traduit, excellemment, par Claire
Cayron, et publié en français en 1999. Miguel Torga est un auteur
que j'apprécie depuis longtemps, j'avais lu plusieurs de ses
recueils de nouvelles, une anthologie de ses poèmes, mais n'avais pas
encore attaqué ses romans : Vendange
est une réussite totale. Un roman naturaliste, régionaliste (mais
on sait bien que c'est souvent là que gît l'universalisme), aussi
bien que sociologique, symbolique et quasiment mythologique. L'auteur
s'empare ici d'une région précise, celle des
vignobles du Douro qui produisent les vins de Porto, et en dresse un
portrait fascinant, aussi bien qu'il trace la condition humaine de
son temps.
Vendange
nous
entraîne sur les pas des villageois de la Montagne qui descendent
une fois par an dans les vignobles du Douro pour les vendanges. Les paysans de
Penaguião quittent donc leur village, c'est-à-dire la nature
primitive et rude, leur vie difficile, pour tenter de gagner un peu
d'argent dans la quinta de La Cavadinha. Ils sont une quarantaine,
"hommes,
femmes et enfants",
qui tentent l'aventure,
engagés par Seara, le contremaître de la quinta, dont le patron, le
senhor Lopes, est un homme dur qui, ancien ouvrier, s'est fait
lui-même et enrichi par des moyens douteux : "Le
peuple, fallait le mener à la trique. Pas de palabres, de
discussions, d’explications. Du temps perdu. Sur ce point, son
expérience lui avait donné d’inébranlables certitudes. Les
hommes n’étaient pas égaux. Les uns naissaient pour s’élever
et commander ; les autres pour rester où ils étaient et obéir",
dit-il.
Le
voyage dure deux jours, et entraîne les villageois dans une sorte de
nomadisme accepté par l'attrait du vin qui, par ailleurs, réveille
les sens : ils vont vers la "fête
païenne de la cueillette des grappes",
dont le culte bacchique est encore vif, dans la gaieté, les chants
et le soleil. À ce titre, le foulage du raisin est admirablement
montré : "Bientôt,
caleçons retroussés, les hommes foulaient le raisin, en un
mouvement qui avait quelque chose du coït, d’une chaude et
sensuelle défloration. Dorés, noirs, violets, jaunes et bleus, les
grains étaient des clins d’œil lascifs sur un lit d’amour.
Comme des phallus gigantesques, les jambes des fouleurs déchiraient
virilement et tendrement la virginité humide et féminine des
grappes. Au début, la peau blanche des cuisses, tiède et lisse,
laissait couler les éclaboussures de moût sans se colorer. Puis
elle prenait la couleur violette, de plus en plus foncée, des
différents cépages, du moreto,
du sousão,
de la tinta carvalha,
de la touriga
et du bastardo".
Cette tâche pénible, car accomplie le soir, après la cueillette et
le portage, qui sont déjà très durs, symbolise en effet la
défloration, la sensualité : "Puis,
les coups allaient plus profond, déchiraient davantage, écrasaient
avec une sensualité redoublée ; alors le moût s’ensanglantait
et se couvrait d’une légère écume de volupté. En surface,
l’effleurant comme des talismans, se promenaient alors les gros et
vrais sexes des fouleurs, au repos mais vivants dans les caleçons de
toile".
Aussi, n'est-il pas étonnant que de jeunes amoureux, malgré leur
fatigue, arrivent à s'extraire de la cohabitation dans la cabane où
les montagnards sont parqués chaque nuit, pour s'accoupler dans les
vignes.
Cependant,
tous les hommes ne profitent pas de la vigne de façon identique.
Vendange
est donc aussi un récit engagé qui reflète les inégalités
sociales et décrit férocement la servitude des villageois, à peine
nourris pour ne pas perdre leur force de travail.
Le fils de Lopes,
Alberto, refuse le jeu social. Il a la conscience de l'histoire, tout
en étant incapable d'agir pour sortir de la contradiction sociale :
"La
connaissance tue l’action, parce que l’action exige qu’on se
voile dans l’illusion".
Alors que Lopes espérait le voir épouser la fille de
l'aristocratique senhor Ângelo, de la quinta voisine, qui est en
grande difficulté économique et au bord de la ruine, Alberto n'en
fera rien. On assiste avec les scènes qui se passent chez les grands
propriétaires, à une sorte de comédie humaine que n'auraient pas
renié Balzac ou Zola. La réalité sociale apparaît dans toute sa crudité
(un ouvrier agricole a la main broyée par le pressoir et doit être
amputé, mais quand il revient
de l'hôpital, il est chassé comme un vaurien par Lopes), par la confrontation entre les parvenus, nouveaux
riches, et les anciennes familles, et on assiste à la naissance
timide d'une conscience de classe chez certains des
travailleurs : Julia
Chona, par exemple, ne s’est pas laissé séduire par le mirage
des vendanges, et avait préféré rester à Penaguiao, refusant de
plier l’échine.
Le
romancier portugais est mort en 1995.
Les faits se passent vraisemblablement dans les années 30, sur
arrière-fond de crise économique, de mévente du porto. "Tout
en bas, la pauvreté piétinée et affamée ; au milieu, dans une
quelconque Cavadinha, les Lopes qui s'étaient élevés avec le
temps, obscènes d'impatience et d'insensibilité ; en haut, l'élite
dont il faisait partie, jouissant des derniers privilèges hérités.
Irréconciliables, les trois mondes se haïssaient et se
combattaient. Celui d'en bas avait la raison du nombre et l'arme
puissante du travail ; celui du milieu, plastique et tentaculaire,
traçait son chemin à coup d'audace et de ténacité ; celui d'en
haut brandissait les armes immaculées de la culture et du goût, en
se prévalant de la légitimité de privilèges ancestraux".
Les choses ont-elles beaucoup changé depuis ?
Un très grand roman, auprès duquel la plupart des nouveautés me tombent des mains.
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