Il
faut lire ce qui suit, comme un manifeste, comme un tract, comme un
appel à la révolte, puisqu'il est cela d'abord.
(Jean
Genet, préface de George Jackson, Les Frères de Soledad,
trad. Catherine Roux, Gallimard,
1971)
Oui,
un cri de révolte que ces "lettres
d'un jeune Noir enterré dans la prison de Soledad",
arrêté à l'âge de dix-huit ans en 1961 pour un larcin de 70 $ et
condamné à un an de prison renouvelable, en fait minimum un an,
maximum à vie, selon une curiosité du système judiciaire
américain. Avec ce système, "la libération dépend du
jugement porté par les autorités sur la conduite du prisonnier ;
mais, dans nos prisons, les détenus sont constamment exposés à des
brutalités et à des humiliations et un violent racisme règne en
permanence. Le prisonnier qui tente de résister à ces traitements
dégradants est pénalisé et perd ses chances d'être libéré !
La libération de Jackson fut repoussée d'année en année",
car, bien entendu, le jeune homme va se radicaliser en prison,
découvrir la filiation entre le régime d'esclavage d'autrefois et
le système pénitentiaire d'aujourd'hui et l'impossibilité de
s'adapter aux prétendues valeurs des Blancs.
En
effet, le Blanc, "colonisateur,
usurier, foncièrement voleur, assassin par intérêt, kidnappeur
esclavagiste, fabricant de canons, de bombes et de gaz toxiques,
parasite égocentrique, langue fourchue", [...] "tente de
nous faire croire que c'est nous
qui devons nous adapter à ses valeurs, que nous devons apprendre à
lui ressembler davantage ; et que si nous ne le faisons pas,
nous sommes des arriérés, des sous-développés, des rustres".
C'est en prison, qui sera son université, que George Jackson découvre
non pas sa conscience de race – elle est évidente pour tout jeune
Noir américain ("Les
hommes noirs nés aux États-Unis
et assez chanceux pour être encore en vie à l'âge de dix-huit ans
sont conditionnés à considérer l'emprisonnement comme inéluctable.
À la plupart d'entre nous, la prison apparaît simplement comme une
phase toujours prochaine dans une série d'humiliations"),
mais aussi et surtout sa conscience de classe, celle de l'opprimé
qui, du fait de cette découverte, devient révolutionnaire. Et c'est
sans doute pour cela qu'il n'a jamais été libéré.
C'était
l'époque de la lutte pour les droits civiques, d'abord pacifique
(Martin Luther King), puis violente (Malcolm X, les Black Panther).
Par ailleurs, la prison elle-même permet de comprendre la résonance
entre le maintien de l'ordre et le racisme : "Nous
sommes confinés dans nos cellules vingt-trois heures et demie sur
vingt-quatre. Un racisme patent s'exerce en toute liberté. Les flics
ne se contentent pas de ne rien faire pour empêcher les agressions
racistes ; ils les encouragent activement".
Il
constate qu'après la guerre de Sécession, "la forme
d'esclavage a changé : nous sommes passés de l'état de
cheptel à l'esclavage économique ; nous avons été jetés sur
le marché du travail, mis en compétition avec les pauvres blancs
dans des conditions désastreuses pour nous ; depuis ce
moment-là, notre principal ennemi peut être défini et identifié
comme le capitalisme. L'esclavagiste était et reste le patron de
l'usine, l'homme d'affaires, le responsable de l'emploi, des
salaires, des prix, des institutions et de la culture nationale".
Et l'industrie carcérale, à laquelle peu de jeunes Noirs peuvent
échapper, est le concentré du capitalisme, car ici la sauvagerie
n'y a aucune limite. Résultat : "ici
comme au dehors, le racisme des Noirs est une réaction qui leur est
imposée. Un réflexe d'adaptation. Un moyen de survivre".
Le
17 août 1968, il écrit à sa mère : "Il
est clair qu'ils ne me donneront pas une chance. Tu as raison, je
suis exactement ce dont ils ont peur : un Noir qui veut être
noir, et lucide".
En prison, il ne lui reste que la liberté d'esprit et la conscience
de sa dignité. Mais il prend conscience aussi du refus de "vivre
pour vivre, une vie sans joie, sans signification véritable",
ainsi que de la division imposée par la tyrannie de l'ordre social : "C'est
terrible qu'on nous ait tant divisés ! L'ordre social est fait
pour favoriser ce phénomène ; les gens en place ne veulent pas
voir se former de groupes solidement unis, ils empêchent cela de
mille manières subtiles..."
Sa
dénonciation du capitalisme est sans appel : "Les
conservateurs (de leurs privilèges) voudraient nous faire croire que
travailler est amusant. L'Eden capitaliste ressemble à mon idée de
l'enfer". Et c'est bien sûr pire encore en prison : "J'en
ai assez de me réveiller chaque matin en me demandant si aujourd'hui
on me fera travailler pour rien, si je serai insulté, humilié,
blessé ou même mis à mort". D'où la nécessité de lutter
par la violence contre "ceux
qui s'interposent entre nous et les salauds, ceux qui protègent le
statu quo économique, sont des lâches, ou des traîtres.
Probablement les deux".
Parmi
ces traîtres, il y a le "policier noir". En effet, "il
ne faut attendre aucune aide de ce côté-là. La stupidité et
l'état de démoralisation qui l'ont conduit à accepter cet emploi
l'empêcheront d'intervenir. La sécurité de l'emploi et le salaire
comptent trop pour lui. Souvent, il éprouve le besoin de s'affirmer,
de protester de sa loyauté envers l'autorité, de démontrer qu'il
n'a pas de préjugés en notre faveur, qu'il est honnête". Lors
de la répression des détenus, les policiers noirs se montrent
inflexibles. Encore une manière pour l'Amérique blanche ("ce
que je ne savais pas encore avec une telle intensité c'est la haine
de l'Américain blanc pour le Noir au point que je me demande si tout
homme blanc dans ce pays, quand il plante un arbre, ne voit pas à
ses branches, des nègres
pendus",
écrit Jean Genet)
d'asseoir son pouvoir.
Au
fil des mois, des années, George Jackson lit, s'informe, refuse
toute compromission, correspond avec ses parents, ses avocats,
d'autres militants (comme Angela Davis). Ce recueil de lettres montre
son itinéraire social et intellectuel. Il n'a aucune illusion, il
sait qu'on ne le laissera jamais sortir : "je suis un
étranger. Ce sera toujours de ma faute. Les choses secrètes que je
cache à presque tout le monde et surtout à ceux qui sont aimables
et bienveillants, mais intellectuellement incapables de comprendre
pleinement quelle épreuve c'est d'être chassé comme un gibier,
rejeté comme un étranger, ces choses excluent pour
toujours
la possibilité d'une entente parfaite".
Effectivement,
il mourra lors d'une mutinerie, vraisemblablement machinée par les
autorités pour se débarrasser de lui. Un très beau livre, que j'ai
savouré lentement.
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