Mourir
n'est pas si grave, ma petite ! Ce qui est grave, c'est d'être
encore là. Cette manie qu'ont les mortels de s'agripper à la vie du
bec et de l'ongle, en contradiction avec notre essence profonde, est
d'une mesquinerie !
(Fernando
Vallejo, Et nous irons tous en enfer,
trad. Gabriel Iaculli, Éd. du Rocher, 2003)
Puisqu'on célèbre encore aujourd'hui l'anniversaire de la boucherie de 14-18, et qu'il y a peu c'était la fête des morts, la mort - thème ô combien tabou dans notre monde actuel - sera mon sujet d'aujourd'hui, à travers le cas de l'Amérique latine, deux films et un livre, dont elle est un fil conducteur.
Chronic
est un film mexicain par sa production et son réalisateur Michel
Franco (auteur du terrible Después
de Lucía,
chroniqué dans mon blog le 8 octobre 2012).
Mais il est tourné en anglais et on suppose que ça se passe aux
USA. Le héros, David (Tim Roth), est un infirmier qui s’occupe, à
domicile, des personnes en fin de vie (une sidéenne, une cancéreuse)
ou handicapés (un vieillard qui a fait un AVC, un adolescent en
fauteuil roulant). Tout est dans le regard quasi documentaire du
réalisateur sur ce personnage hors du commun. Qui est-il ?
Pourquoi donne-t-il tant d'amour (agapé ici, et non éros) à ces personnes qui lui sont
confiées (au point d'être accusé – faussement – de harcèlement
sexuel par la famille du vieillard, honteuse d'avoir découvert des films porno sur la tablette de ce dernier). On se demande d'ailleurs s'il n'est pas
un brin psychopathe, tant sa « bonté » paraît
extraordinaire. En fait, David a un passé douloureux qu'il essaie de
conjurer en se consacrant totalement aux autres. Donc un peu fou aux yeux de
la bonne société bourgeoise pour qui il travaille. Ce film qui nous
montre le désespoir et la souffrance des malades en fin de vie, est
aussi un film sur la dignité humaine. Magnifique et bouleversant
pour moi qui ai vécu un accompagnement durable de l'agonie de
Claire, sans avoir toutes les attentions et les qualités, ni le don
absolu de soi que montre ici cet infirmier. Compte tenu du sujet (le cinéaste
ne nous cache rien et crée du malaise, par exemple en s'attardant sur la toilette
de ces grands malades), le film ne peut avoir qu'une audience
restreinte : il est aussi loin du mélo que des bons sentiments
et ne cherche pas à caresser le public (qui d'ailleurs n'aime pas voir évoquer la maladie ni la mort) dans le sens du poil. Prix du
scénario à Cannes cette année. Voir ce film permet de mieux mesurer le cas du Dr Bonnemaison et de ne pas le condamner d'emblée.
Autre
film nous venant d'Amérique latine : le dernier Patricio
Guzmán, Le
bouton de nacre,
essai cinématographique d'une beauté sidérante. Ici, il est
question des rapports qu'il y a entre la mer et le détroit de Magellan, l'éradication des
tribus indiennes, et la dictature de Pinochet. Il faut voir ce magnifique documentaire à la fois géographique,
historique et politique, mais qui est aussi un poème de l'exilé
Patricio Guzmán. On est donc dans l’extrême sud du pays. Les
indigènes qui vivaient là depuis dix mille ans ont été
systématiquement exterminés par les colons (payés pour chaque
Indien mort). Ils ne reste plus qu'une petite vingtaine de survivants,
deux parlent ici. Et puis il y a les victimes de Pinochet, dont
certaines ont disparu, après avoir été torturées, et jetées à la
mer par hélicoptère, lestées d'un bout de rail. Le cinéaste filme
la mise au jour par un plongeur sous-marin d’un de ces bouts de rail : sous la rouille et les
coquillages incrustés, on a retrouvé un bouton de nacre – d'où
le titre du film – sans doute celui de la chemise d’un disparu. Des
entretiens avec l’historien Gabriel Salazar, le poète Raúl
Zurita, tous deux victimes survivantes de Pinochet, et les Indiens de
Patagonie, ponctuent le film. Mais le cinéaste fait la part belle
aussi à la nature ; l'eau, le ciel, la mer, les glaciers, un
magnifique cristal de quartz dans lequel est restée incrustée une
goutte d'eau. On a affaire ici à un cinéma humaniste, en même
temps qu'à un film de poète, qui relie admirablement l'éternité
(la mer, les glaciers, les Indiens survivants), la géographie et
l'histoire du XXème siècle : Pinochet n'a fait que continuer à
l'échelle entière du pays le massacre des opposants, tel qu'initié
par les colons envers les Indiens. Ce documentaire est aussi ambitieux que son
précédent film, l'exceptionnel Nostalgie
de la lumière.
Là, il parlait du désert, du ciel et de la terre. Ici, il parle de
l'eau (fil conducteur), de la mer, des étoiles (les Indiens pensent que les âmes des morts transitent par les étoiles), de l'histoire, notamment de deux
événements majeurs : l'implication des États-Unis
dans le coup d'état de Pinochet, l'extermination des nations
indigènes de Patagonie. Un film enchanté, souvent touché par la
grâce de la poésie.
Enfin,
pour achever ce petit tour d'Amérique latine, j'ai lu Et
nous irons tous en enfer.
Comme tous les romans de Fernando Vallejo traduits en français, nous
sommes dans une sorte de récit autobiographique complètement déjanté
où le narrateur et l'auteur semblent se confondre. Ici, le narrateur
s'en prend à la famille, à sa famille, où le père n'était que la
servante de sa mère, démon reproducteur (vingt-cinq enfants),
autoritaire et castratrice, qu'il surnomme "la folle".
Aussi, devenu adulte, fuit-il à l'étranger, au Mexique. Mais il
revient pour l'agonie de son père (le seul membre de la famille
humain à ses yeux), puis pour celle de son frère Darío,
homosexuel comme lui, et qui est en phase terminale du SIDA. C'est
l'occasion pour l'auteur de se livrer à une description
apocalyptique, dévastatrice, de la Colombie et de la folie
collective qui y règne. Parce qu'il n'y a pas que la mère qui soit
folle. Le narrateur retrouve dans la maison familiale le "petit
enfer que la Folle a amoureusement construit de ses mains, peu à
peu, jour après jour, en une cinquantaine d'années". Cette
haine de la mère s'est élargie à à celle de toutes les
institutions (particulièrement l'église et le pape, mais aussi la
médecine et les politiciens). Tandis que la
mère, la "pondeuse", se contrebalance de l'agonie de
Darío.
Et surtout le narrateur dialogue avec la mort, avec qui il a une
relation privilégiée depuis longtemps.
L'ensemble
du livre est une sorte de révolte,
pas seulement contre la mort, mais aussi bien contre la vie et encore
plus contre les vivants, en particulier contre les femmes, ces
pondeuses qui ne cessent de reproduire à l'infini des enfants à
foison : "En
tout enfant il y a en puissance un homme, un être nuisible. L'homme
naît mauvais et la société l'empire. Par amour de la nature et
souci de préservation de l'équilibre écologique, pour sauver les
vastes mers, il faut en finir avec ce fléau".
Cette
mort que le narrateur ne redoute pas, car la vie en Colombie est si
semblable à la mort, et c'est une drôle d'idée de vouloir s'y
accrocher.
Avec
ce roman, j'achève la lecture des livres traduits en français de
Fernando Vallejo. Sans atteindre la brillance de La
vierge des tueurs,
ni la truculence de Carlitos qui êtes aux cieux, ni le mystère du Feu secret, ça reste un très bon roman latino-américain, qui
mérite le détour et lui valut d'ailleurs un prestigieux prix littéraire. Mieux vaut cependant, pour commencer avec cet
auteur, lire ses autres livres d'abord.
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