Je
continuerai à penser qu'il y a des moments où on a le droit de
résister, de se rebeller avec violence contre la violence, contre la
misère et le manque de liberté.
(Carlos
Liscano, Le
fourgon des fous,
Belfond, 2006)
Nouveau
voyage à Poitiers, cette fois pas pour le théâtre, mais pour
livrer mes batailles de Poitiers : un soutien sans faille,
amical, attentif, affectueux à mes amis poètes vieillissants
Georges Bonnet, Odile Caradec, ou le plus jeune Jean-Marc Proust,
aussi bien que le soutien au cinéma associatif Le Dietrich qui
proposait le film
C'est quoi ce travail ?,
en présence d'un des deux réalisateurs, Sébastien Jousse.
C'est
mon ami Silien Larios (pseudonyme), auteur de L'usine
des cadavres
(Éditions
libertaires, 2013) et ouvrier chez PSA, qui m'a signalé ce film
tourné à l'usine PSA de Saint-Ouen et dans lequel il figure et dit
quelques phrases. C'est certes un documentaire, si l'on veut, mais un
peu comme ceux de Resnais quand il était jeune, c'est avant tout une
œuvre d'auteur, un objet filmique surprenant qui ne pourra pas
servir de base à un débat télévisé. Pas une œuvre militante non
plus, ce qui ne l'empêche pas d'être un film politique au sens
fort : inscrit dans la cité et dans la vie des hommes. Une
sorte de poème de l'usine, et à ce titre, le film m'a beaucoup
intéressé. Comme dans la lecture d'un poème, il ne s'agit pas de
comprendre, mais de se laisser porter, de sentir, de ressentir, la
peine des hommes, les dos et bras cassés, le bruit,
l'incompréhension du sens de ce que l'on fait (l'usine fabrique des
pièces détachées pour véhicules automobiles, mais à aucun
moment, on ne voit le produit fini, c'est-à-dire l'automobile, et
la, manière dont la caméra s'attarde sur le travail de production
m'a fait irrésistiblement penser aux Temps
modernes
de Chaplin, ce type de travail à la chaîne na que peu changé
depuis quatre-vingts ans), mais pourtant chacun essaie de faire au
mieux et de conserver son humanité, le travail de nuit et sa
pénibilité, et les moments de rêve où l'on s'absente du côté
répétitif (ah ! les bienheureuses pannes qui permettent des
instants de repos, de silence, et de s'évader du boulot).
Parallèlement
à la vision des ouvriers usinant ces pièces, un musicien, Nicolas
Frize, est en résidence dans l'usine pour composer à partir des
sons qu'il prélève et des mots qu'il entend une sorte de cantate,
dont on voit et entend quelques moments de répétition, puis un bout de
représentation à la fin du film. Sans bruit, si j'ose dire, sans
aucun commentaire explicatif, les auteurs laissent le spectateur
interpréter eux aussi ce qu'ils voient sur l'écran. On entend
certes les ouvriers commenter leur travail ou l'idée qu'ils s'en
font, celle qui leur permet de garder une certaine dignité. On
entend aussi le musicien à la recherche des sons pour la création
musicale. C'est donc bien un film sur le travail. Mais ici,aucun
didactisme, aucune leçon professorale : rien que la fluidité
des images, en plans fixes devant une machine ou en déambulations
dans l'usine ; on retient la beauté, beauté et fierté des
ouvriers et des ouvrières au travail, beauté des mouvements du
musicien qui tâtonne, beauté des répétitions musicales. Oui,
c'est un film d'une grande beauté, et qui ne cache pas pour autant
la peine ni même la détresse d'une possible fermeture et du chômage
qui s'ensuivra. Très belle soirée donc, et j'irai revoir le film
quand il passera à Bordeaux. Car c'est ce cinéma-là qu'il faut
défendre, et non pas les innombrables bêtises qu'on projette, sous
prétexte de nous divertir !
* * *
Ce
fut aussi, la veille, une magnifique rencontre autour de la poésie. Nous étions
une petite vingtaine au Local,
maison de quartier que je connais bien, puisque nous y faisons nos
répétitions théâtrales depuis quinze ans, et qui propose une
animation hebdomadaire intitulée « Les Jeudis du Bar ».
C'est
dans ce cadre que Jean-Marc Proust nous a lu et interprété des
extraits de son recueil L'insurrection
de l'ordinaire
(Rafael de Surtis, 2015), accompagné par un formidable guitariste,
dont je n'ai retenu que le prénom, Julien. J'étais venu avec Georges
Bonnet, qui n'habite qu'à quelques 300
mètres du Local.
Ça fait quelques années seulement que je connais Jean-Marc Proust,
dont la poésie, très étrangère à la mienne (et en tant que telle,
d'autant plus attirante, car je ne saurais écrire comme lui), se
situe dans un noman's land textuel, qui convoque le réel, à
l'opposé de tout effet poétique ou lyrique, aux carrefours de
l'aphorisme (Le
bar de Casino),
de la confession (L'extériorité
du désir ou ma Juive,
La
bonne humiliation),
de l'impression (Musée
d'art
contemporain)
et du collage.
Dans L'insurrection
de l'ordinaire,
il pratique le cut-up, cette technique spéciale qui consiste à
s'emparer de bribes de textes, à les malaxer et à les recomposer
pour produire un sens nouveau. Jean-Marc Proust s'est montré un
lecteur formidable, et aussi un acteur prodigieux, d'un humour
féroce, pour dénoncer le libéralisme (LIBERAL FASHION VICTIM) ou
s'amuser de l'anaphore du candidat Hollande (Moi président de la
république...). La soirée s'est achevée autour d'un repas
convivial qui m'a permis de retrouver plusieurs des personnes
gravitant autour de la Maison de la poésie de Poitiers, en
particulier Jean-Claude Martin, son président, Véronique Joyaux,
dont les deux derniers recueils (Hésitations
de l'ombre,
Soc et Foc, 2015 et Sillages
improbables,
Carnets du dessert de lune, 2015) sont formidables, et Rabiha
Al-Baidhawe, l'Irakienne exilée à Poitiers et qui m'a offert son
travail de présentation et de traduction de Georges Bonnet dans une
édition bilingue franco-arabe.
Il
est peut-être exagéré d'affirmer, comme Jean-Pierre Siméon, que
La
poésie sauvera le monde
(Le passeur, 2015), et sans doute le cinéma n'y parvient pas
davantage. Pourtant, dans la mesure où ces deux arts sont capables
de nous rassembler – fût-ce en petits groupes – pour nous
transmettre un certain flux du réel, le rythme langagier des individus et la
rumeur du monde, et nous aider à les transfigurer en y repérant la
beauté, je me dis qu'ils n'en sont pas si loin !
???
En tous les cas, c'est ma façon à moi de résister, de me rebeller contre cette violence imbécile qu'on nous fait.
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