mardi 16 novembre 2010

16 novembre 2010 : impressions marocaines



Je ne cessais de penser au caractère extensible du temps, au fait qu'il pouvait se contracter et s'étirer à l'infini. Je savourais la longueur des minutes et l'éternité des heures orientales...
(Ludmila Oulitskaïa, Il est écrit..., in Les sujets de notre tsar)


Je reviens du Maroc et je n'ai qu'une envie : y repartir ! Et je me dis que les hivers prochains, j'irai y passer au moins un ou deux mois. Dans cette casbah-auberge, en plein cœur de l'oasis, où le bruit extérieur n'arrive que très atténué – braiment des ânes, aboiement des chiens, chant des oiseaux, coulis du vent dans les palmiers – je trouverai sûrement le calme, la solitude propices à mon écriture, le cadre propre à l'inspiration poétique. Non qu'ils n'existent pas ici. Mais, ici, je ne sais pas me soustraire à des dérivatifs trop nombreux ("Tu en fais trop !", me disent avec justesse mes vieux amis Odile et Georges, mais est-ce que je ne leur manquerai pas si je pars si longtemps), je m'absente sans cesse de chez moi et ne prends pas le temps de m'arrêter. Et par ailleurs, je supporte de moins en moins nos hivers cafardeux, avares de lumière. 
 
Ce que j'ai retenu de ce bref passage dans l'oasis d'Agdz (prononcé Agdès), c'est, d'abord, le temps dans ses deux composantes : le climat, ensoleillé, lumineux, avec son coloris éclatant, et la durée, cette merveilleuse longueur des minutes (et on n'a pas envie de regarder sa montre) où chaque instant a un prolongement dans notre cœur, parce qu'on n'a pas envie d'être pressé. Leitmotiv des Marocains : "Si t'es pressé, t'es mort". Saine philosophie ! Ici, on n'a pas besoin d'avoir un emploi du temps chargé à ras bord pour se donner l'illusion de vivre, on oublie ce semblant d'abondance qu'un agenda rempli donne à une vie dont parle Christiane Veschambre dans Les mots pauvres (Cheyne éd.). La vraie retraite, quoi ! Et je n'oublie pas que le mot retraite a aussi le sens de lieu retiré du monde. 

Ensuite, les paysages. J'avoue avoir été séduit par les couleurs presque toutes dans les tons jaunes et marron, qui vont de l'abricot à l'acajou, de la cannelle au corail lors des levers ou couchers de soleil, couleurs des montagnes, des regs (déserts de pierre), de l'horizon, tandis que de temps à autre une tache verte surgit : un point d'eau. Et on découvre une cascade ! On aperçoit des oiseaux inconnus (traquets à tête blanche), des écureuils de Barbarie, au détour du chemin une sorte de gerbille qui détale. Et l'oasis riche de ses multiples arbres fruitiers : les gigantesques palmiers-dattiers, les orangers, pamplemoussiers, mandariniers et citronniers, les beaux grenadiers, les abricotiers, et toutes les petites cultures (luzerne, céréales, légumes) alimentées en eau par de petits canaux d'irrigation, dont j'ai oublié le nom. Et dans ces paysages de montagne, ces vallées parfois encaissées, ou encore près du lit de l'oued, il y a les habitations, en briques de terre séchée, maisons souvent pauvres et délabrées mais belles, il n'y a pas d'autre mot (d'une beauté étrangère à celle d'ici). Les puits, les villages fortifiés (ksars) et les casbahs (sortes de châteaux des anciens caïds féodaux), même en décrépitude, s'insèrent naturellement dans la nature environnante. Quant aux mosquées, on est sûr qu'elles sont, elles, repeintes, ripolinées, somptueuses : gloire à Dieu, on ne peut pas le manquer, on le voit de loin et on ne peut pas ne pas entendre l'appel à la prière !
Et puis il y a les habitants. J'ai été frappé de voir la façon de vivre tellement différente de chez nous, marquée par l'islam et des coutumes ancestrales – nous n'étions pas dans une grosse ville, et les ânes étaient nombreux, traînant des chars ou portant des bâts, et parfois un homme ou un enfant qui le guidaient avec une petite badine ! Je ne sais pas trop comment en parler : comme Ryszard Kapuściński l'explique dans Ébène, aventures africaines (Plon), les langues européennes n'ont guère développé un lexique permettant de décrire de manière appropriée un univers autre que l'univers européen. C'est pourquoi je ne me hasarderai pas, surtout après un séjour aussi bref, à en dire long. J'ai remarqué que femmes et hommes vivent de façon séparée. Quand nous avons été invités au couscous chez l'habitant, il n'y avait pas de femmes. Certes, notre hôte était célibataire, avait convié quelques hommes de son clan (frères et cousins), et l'hospitalité fut merveilleuse, mais sans femmes !
Notre hôtesse de l'auberge-casbah, en nous faisant visiter l'ancienne casbah, nous a expliqué en long et en large le mode de vie traditionnel, et je n'ai pas tout retenu. Il faudrait d'ailleurs un livre entier pour en donner une idée. Ce qui est sûr, c'est que les invités n'entrent pas dans l'intimité de la famille et restent dans une salle réservée. Il faut savoir qu'ici l'individu n'existe pas, seule la communauté compte, ce qui n'existe plus en Occident. De ce fait, l'homme célibataire vit encore chez ses parents. Il est impensable pour une femme (et pour un homme aussi en fait) de vivre seul. Elle doit donc forcément être mariée, et veuve, se remarier rapidement (les hommes aussi du reste, notre guide dans la palmeraie de Touit nous a affirmé que bien souvent, l'homme se remariait au lendemain de l'enterrement de sa femme). Le mariage est toujours arrangé par les parents. Rien à voir donc avec nos façons et nos habitudes. Mais je ne me sens pas le droit de critiquer : à voir la joie qui resplendit sur les visages dans les rues, je pense qu'on doit aussi trouver son compte en acceptant ces coutumes. D'ailleurs, quand on vit là, peut-on faire autrement ? Il est impensable par exemple de ne pas être musulman. Et quand je vois les catastrophes que nous causons en Irak et en Afghanistan, je fais mienne cette pensée de Thierry Fabre, dans Traversées (Actes sud) : Vouloir convertir l'Autre à sa vérité, qu'elle soit profane ou sacrée, conduit toujours à une impasse.

Et là-bas, j'ai apprécié aussi la cuisine, tajines et couscous... Le soir, les musiciens jouaient des percussions au restaurant de l'auberge. Dès que nous avons eu affaire, sur le chemin du retour, à un restaurant ou un hôtel un tant soi peu européanisé, touristique donc, c'était moins bon ! J'ai apprécié aussi les errances dans les souks, malgré les commerçants un peu trop "accrocheurs". Et que dire du hammam ? Grâce à nos hôtes, nous avons pu y être introduits, frottés au savon noir, étrillés au gant de crin, douchés aux seaux d'eau chaude et froide, puis étirés et presque désarticulés par le "masseur" local qui n'y allait pas de main morte.
Bref, j'ai savouré les instants et, comme pour mon stage de Chambon-sur-Lignon, j'ai eu l'impression que la semaine avait été longue, tant la durée avait un autre cours qu'ici. Le petit groupe (deux hommes, trois femmes) que nous formions a pu s'adapter aux diverses situations. J'ai personnellement essayé d'oublier un peu mon individualité pour me fondre dans la communauté, à la marocaine : ai-je réussi ? Je les remercie en tout cas d'avoir accepté mes façons d'être, mes bizarreries, ma différence (mais je crois que je n'étais pas le seul dans ce cas !), de m'avoir offert des moments d'amitié "zen". Et le qi gong dans tout ça ? À peine une heure par jour, mais en dépit des trop nombreux déplacements en voiture, j'ai eu l'impression de capter l'énergie de la terre, de l'eau et du ciel comme rarement ailleurs.
Je conclurai avec Henry Miller, dans Printemps noir (Folio Gallimard) : Lorsque chaque chose est pleinement vécue jusqu’au bout, il n’y a pas de morts ni de regrets, pas plus qu’il n’y a de faux printemps ; chaque moment vécu fait s’ouvrir un horizon plus vaste et plus large, dont la seule issue est la vie.
          

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