jeudi 18 novembre 2010

18 novembre 2010 : le roman de l'hosto



ce silence menaçant, cette sensation d'inexistence, le vide intérieur, la lutte pour transmuer en langage ce qui n'est qu'absence ou cri...
(Alejandra Pizarnik, 3 septembre 1959, Journaux, 1959-1971)

Je sors de l'hosto. Enfin, de la clinique, c'est du pareil au même. Ce n'est pas la première fois que j'y vais, et ce ne sera pas la dernière. Toujours ces mêmes couloirs blancs ou crème, ces lits roulants qui vous transportent et ces personnels affairés, au sourire dépersonnalisé, aseptisé, qui s'adressent aussi bien à vous qu'au voisin entraperçu au réveil de l'anesthésie.
Et, à peine rentré, j'apprends que le nouveau livre de Jean-Paul Chabrier est paru chez L'Escampette (joli nom pour un éditeur !), comme une bonne part de son œuvre et ce livre que j'avais tant aimé, Sud-Ouest, en 1998. À ce moment-là, je lui avais écrit une lettre enthousiasmée, à la suite de quoi on s'était rencontrés, et on avait même passé une journée ensemble au Salon de littérature européenne de Cognac, où le malheureux attendit en vain le moindre chaland pour faire une dédicace. Heureusement, dans la même journée, nous étions reçus à la Base aérienne, lui pour présenter son livre (il s'en vendit deux ou trois) et moi pour discuter avec le colonel de l'aide à apporter à la Bibliothèque du personnel de la Base. Après quoi nous fûmes conviés à visiter une avion-pilote, sans doute un Mirage, un de ces avions militaires qui font un bruit d'enfer quand ils survolent nos parages, en général deux par deux. Et nous mangeâmes au mess des officiers avec le colonel et Madame, avant de retourner au salon du livre. Où le public n'avait d'yeux que pour quelques vedettes parisiennes ou internationales. Et Jean-Paul Chabrier, avec son allure efflanquée de séminariste peu souriant et son mutisme, ne donnait guère envie de s'arrêter devant sa pile de livres, à la couverture sobre, sans la moindre illustration, si mes souvenirs sont bons, car je n'ai plus son livre, l'ayant offert, comme la plupart des livres qui me plaisent. Tandis que les livres aux couvertures multicolores s'arrachaient comme des petits pains !
Le voici qui récidive avec un beau titre : Comme seules savent aimer les femmes. On se dit : il doit en connaître un rayon, sur le sujet. Wouaou, ça va être un roman d'amour. Et moi qui adore ça ! Et dire qu'on n'en trouve plus aujourd'hui... Il n'y a que des romans de coucheries, ce qui n'est pas la même chose, ce me semble. Mais s'agit-il bien de ça ? Le héros, ou plutôt l'anti-héros (on songe beaucoup à Kafka), Kowalski, a, semble-t-il, été trépané. Il passe ses jours à l'hôpital à déambuler : Depuis des semaines tout le monde lui répète qu'il doit sortir bientôt. En attendant il continue d'errer avec la perfusion dans les couloirs de l'hôpital des Trois-Chemins. On croit savoir qu'il fut policier, inspecteur même, dans sa vie antérieure (et on croit à moment donné qu'on va s'embarquer vers un polar), mais il a presque tout oublié. Il attend : c'était là qu'il passait ses jours à attendre que les jours passent. Il n'arrivait pas à se convaincre que les jours passaient. À vrai dire, le temps n'existe plus, à force de tourner en rond, de ressasser les questions existentielles. En même temps, il se dit qu'il n'y avait rien à attendre. Ces phrases toutes faites ne veulent rien dire. Oui, à vivre là, dans cet hôpital gris, où tous les jours se ressemblent désespérément, le sens des mots se perd. La même vie que la veille, c'est aussi ce qui désespère les gens malheureux quand ils réalisent au réveil qu'il leur faut continuer à vivre sans en avoir la force. Kowalski se remémore son amour défunt, cette femme qui l'a quitté un jour en lui disant : "Je ne peux pas continuer", phrase qu'il n'a pas réussi à comprendre. Et là, tournicotant sans fin dans les couloirs, les ascenseurs, passant d'un étage à l'autre, il continue à vivre sans se rendre compte qu'il était vivant. Le passé est définitivement perdu : toute sa vie recommençait en s'égarant dans les mêmes impasses. Il n'avait pas su vivre. Comme le passé ne lui revient que par bribes, dont il n'est pas sûr (sont-ce des réminiscences ou bien des hallucinations ?) ou à l'occasion de rencontres dans les couloirs, comme ces policiers avec cette jeune femme menottée, Kowalski finit par vivre dans un monde d'ombres et de suppositions. Plus grave, il n'était pas du tout certain qu'il pouvait être encore Kowalski, s'il l'avait jamais été. Est-ce l'effet de la trépanation ? Le refoulement de son temps antérieur ? Il ne se souvenait de rien. Et, plongé dans ces couloirs, dans ce hall d'accueil toujours vide où de temps en temps il croise une infirmière ou un autre membre du personnel, il comprend que personne ne lui viendrait en aide, pas même pour lui demander s'il souffrait. Il était seul. À moins que cette jeune femme, Nejma Djenine, qu'il avait vue menottée et qu'il retrouve dans les sous-sols, ne le ramène à la vie en lui racontant son histoire.
Je n'en dirai pas plus. L'histoire racontée par Nejma Djenine est le plus beau passage du livre, elle clôture le roman, sans lui apporter une fin, au lecteur de remplir les lignes de points de suspension qui suivent. C'est une histoire shakespearienne, pleine de bruit et de fureur, d'abus de pouvoir, de violence, de viol, d'infanticide, très contemporaine, très émouvante et sans pathos. Belle clôture qui n'achève en rien les questions que se pose le lecteur, comme Kowalski : Pourquoi se demanderait-il ce qu'il avait fait de sa vie, puisqu'il n'en restait rien ? Comme Nejma, pourtant, nous nous interrogeons sur notre présence au monde : Son monde à elle lui suffisait, et elle n'avait pas besoin de venir dans le nôtre, dit-elle à propos de son enfant.
Comme seules savent aimer les femmes est un roman parfaitement maîtrisé. L'auteur est en pleine possession de ses moyens, l'écriture d'une sobriété exemplaire. Il nous entraîne dans les méandres d'une conscience à la fois pleine de trous et torturée, une conscience d'aujourd'hui, qui a résonné en moi comme le hurlement dans l'obscurité, terriblement bref et intense comme la mort, qu'évoquait en 1959 Alejandra Pizarnik dans son Journal dont je poursuis lentement la lecture...

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