Il faut que les phrases s'agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressemblance.
(Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 7 avril 1854)
Décidément, je me régale en lisant (lentement, j'en ai pour trois mois au moins) les lettres de Flaubert dans l'édition en poche chez Folio Gallimard, lecture que m'a suggérée Odile Caradec. Car, pour le paraphraser, je dirais volontiers qu'il faut que les jours se passent dans la vie comme les feuilles des arbres s'agitent, tous se ressemblant et tous différents. Sans doute j'ai la chance d'être comme cette héroïne de Simenon (Le petit saint) : « En somme, elle acceptait la vie comme elle venait, savourant la meilleure part, se contentant sans rechigner de la moins bonne, rejetant le reste comme s’il n’avait pas existé. » Je prends la vie comme elle vient, je n'en garde que les bons côtés ; j'ai une capacité inouïe à oublier tous mes malheurs, et maintenant quand je pense à Claire, c'est pour évoquer nos meilleures années. « La meilleure part », belle expression, que l'on trouve dans l'évangile de Luc (10,42) au moment de la confrontation des deux sœurs Marthe et Marie. Marthe est tout occupée des soins du ménage, tandis que Marie, assise aux pieds de Jésus, boit ses paroles. Quand Marthe demande à Jésus que Marie l'aide, il lui répond : « Marthe, tu t'inquiètes et tu t'agites pour beaucoup de choses. Or une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée. » Allusion sans doute au fait que Jésus ne sera pas toujours là, tandis que le ménage, lui, est éternel.
Eh bien, la meilleure part, ce sont les beaux jours qui viennent à nous, le soin que l'on prend de soi-même et des autres, l'attention portée aux choses et aux êtres. Souvenons-nous de ce qui a coloré les jours anciens, et efforçons-nous de nuancer de beauté, de joie et de paix les jours à venir. C'est pour cela que j'ai depuis de nombreuses années pris grand soin de mon corps, notamment par la pratique de l'exercice : marche, course, bicyclette, autant que j'ai pris soin de mon âme par la lecture, la musique, le cinéma, le théâtre, l'amitié. Vais-je, maintenant que je suis en face de ma solitude, rester assis devant moi-même, ne plus bouger ? Non, mon cœur n'est pas rompu encore. Il peut bander toutes ses forces pour me pousser, pour avancer, pour dénombrer les petits bonheurs à venir, pour donner et me donner.
J'ai repris la course à pied. J'avais arrêté en 1991 pour cause de mal de dos. Mais, ces derniers temps, au hasard des rencontres, des nouvelles amitiés, du déménagement aussi (j'ai retrouvé mon tee-shirt du marathon de New York, que je garde précieusement, relique inestimable), les souvenirs sont remontés des joies naturelles que j'avais à faire mon jogging quotidien, certes parfois un peu raidi sur place, mais toujours redressé dans la lumière qui m'auréolait, profitant du souffle et du plein jour, des arbres, des nuages et de la fuite de l'horizon, du ciel et de ses variétés de bleus, du vent tiède ou glacé qui berçait mes épaules, des moments indicibles où j'avais l'impression que mon désert intérieur fleurissait.
J'ai donc profité des soldes pour m'acheter une paire de chaussures « coureur occasionnel », un nouveau short flottant, un gilet d'un orange bien voyant (ne pas rigoler), et des chaussettes blanches. Et, hier matin, j'ai fait un premier test de 25 minutes, que j'ai réédité ce matin. Je me souviens toujours des conseils de Peter, qui m'avait initié au jogging : commencer progressivement, et garder une certaine régularité, et si possible en faire un peu tous les jours, plutôt que beaucoup en une seule fois. Confirmation que courir est « fontaine de jouvence », comme dit le poète persan. Sans doute, j'ai vingt ans et dix kilos de plus. Ma foulée est pour l'instant un peu raide, de temps en temps je l'allonge pour voir si je suis capable d'accélération, j'ai regardé droit devant moi tout en écoutant la voix de mon âme qui me disait « tu y es enfin arrivé ! », et j'ai retrouvé des sensations qui m'habitaient encore, qui étaient sous mes yeux et dont je ne me croyais plus capable. J'ai surtout retrouvé « ma douce manie de croire être toujours le sujet de ce que je pense » dont parle Gaston Bachelard dans sa Poétique de l'espace. Vous me direz probablement que, lisant mon blog, vous n'en avez jamais douté. Oui, mais la manie en question est décuplée, un peu comme lors d'un périple à vélo.
Je ne comprends pas le monde moderne qui a tué l'expression corporelle dans toutes ses expressions, qui nous a fait oublier « que nous sommes des animaux libres » (Jean Giono, Rondeur des jours). La technique, qui en soi n'est pas mauvaise, fait qu'on ne chante plus (on écoute disques et MP3), qu'on ne danse plus guère (je viens de revoir Le guépard de Visconti, et la longue séquence du bal me fait regretter ce temps où la danse était autre chose qu'un vague trémoussement de boîte de nuit ou de rave-partie), qu'on ne marche plus ni ne court (on sort de sa chaise à la maison pour aller s'asseoir sur le siège de l'auto, du bus ou du train, du bureau ou du travail ensuite ; « notre but n'est pas d'être assis dans un fauteuil », nous dit encore Giono), qu'on ne porte plus rien (caddies, valises à roulettes, etc.). Il faut désormais s'inscrire à des groupes ou cours pour se livrer à ces activités qui pourtant sont on ne peut plus naturelles : n'avons-nous pas une bouche, des bras, des jambes, un cœur, du souffle ? Le grand air n'est-il pas préférable au confinement dans sa chambre ? Et d'ailleurs, n'est-ce pas le moyen d'échapper à la solitude dont parle Colette dans La vagabonde : « il y a des jours où la solitude, pour un être de mon âge, est un vin grisant qui vous saoule de liberté, et d‘autres jours où c‘est un tonique amer, et d‘autres jours où c‘est un poison qui vous jette la tête aux murs. »
La solitude de l'enfermement est sûrement un « tonique amer » et un « poison ». Quand on sort pour se livrer à de l'exercice corporel (marcher, courir, pédaler), on réveille la griserie ensommeillée au fin fond de nous, on révèle le dedans de soi et on brise nos murs, on laisse la poésie du dehors nous pénétrer, on déchiffre les mystères du silence, on rappelle notre noblesse ensevelie, on a l'impression de s'allumer, comme si jusque-là on était un peu éteint. On s'élève tel un flambeau, on se tient debout au milieu du monde, on devient arbre, ruisseau, herbe, pierre, nuage, on brille et même si on a peu de force, on marche en quelque sorte devant soi ! On ne se pose plus la question de Sonia dans l'Oncle Vania d'Anton Tchékhov : « Que veux-tu, il faut continuer à vivre ! »
Non seulement on continue à vivre, mais on devient professeur d'espérance !
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