De petits rouages, voilà ce qu‘ils étaient tous, des milliers de petites roues bien ajustées pour faire avancer la broyeuse.
(Nan Aurousseau, Le ciel sur la tête)
Oui, ces petits rouages que nous sommes tous, souvent la société cherche à nous broyer, à nous déposséder, comme on l'a vu dans mon précédent message.
Prenez par exemple, Dino Fabrizzi, le héros du film L'Italien. Cadre dans une belle société qui vend des Maserati sur la Côte d'azur, il a de bonnes chances de succéder à la direction de l'agence au directeur qui part à la retraite, il a fière allure, il mène une vie assez luxueuse, il a une petite amie à qui il aimerait passer la bague au doigt. Sauf que tout cela est bâti sur le mensonge : il ne s'appelle pas ainsi, mais Mourad Bensaoud. Quand il a vu la difficulté qu'il avait avec son nom à trouver à se loger (« au bout de quarante-cinq fois » !), il a fini par troquer son vrai nom contre un nom méditerranéen aussi, mais plus acceptable, italien. Et il a de la même manière été embauché, et a gravi les échelons. Mais il a caché tout ça non seulement à son patron et à tous les autres employés de la firme, mais également à sa famille, à qui il a fait croire qu'il travaille à Rome, et à sa petite amie, qui le presse justement de lui faire connaître ses parents italiens. Seule sa sœur est au courant, ainsi qu'un ami peintre : tous deux le poussent depuis longtemps à dire la vérité, tant il est difficile de vivre toujours sous un masque, sans se couper et sans être, au bout du compte, malheureux. Tous les week-ends, il file sur Marseille où sa mère et sa sœur viennent le chercher à l'aéroport. Or, lors d'un des ces dimanches, son père est victime d'un infarctus et hospitalisé. Le ramadan approche, on lui interdit de jeûner, il fait promettre à Mourad de faire le ramadan à sa place. « Dino », qui ne pratique plus depuis très longtemps, achète L'islam pour les nuls, se documente, va voir l'imam qui lui précise ses devoirs (ablutions, jeûne, prières, abstinence sexuelle, puisqu'il n'est pas marié). Mais est-il possible de jeûner quand on doit rencontrer ses futurs beaux-parents qui, justement, lui ont préparé un tiramisu ? Comment expliquer à sa fiancée qu'ils ne doivent plus momentanément (et un moment qui dure !) faire l'amour ? Comment faire ses prières au boulot, ne rien boire de toute la journée ? Comment participer au tournoi de football corporatif quand on n'a rien dans l'estomac et pas le droit de boire ?
Bien sûr, la vérité finira par le rattraper, et assez durement : Dino-Mourad perd son boulot, sa fiancée. Il se retrouve à crier comme Heinrich Heine : « Ô mon sosie ! Mon pâle compagnon ! » Se trouver déposséder de son identité, être dans la honte de ses origines, voilà ce que la France donne à ces immigrés qu'elle ne veut (oui, j'insiste sur « veut », c'est trop facile de dire que ce sont eux qui ne veulent pas, on ne connaît pas leur parcours du combattant pour trouver un logement, du boulot) pas intégrer.
Nous avions connu en Guadeloupe, Claire et moi, un jeune homme (enfin, trente ans environ) qui se faisait appeler François, que nous avions invité à la maison (comme une autre fois les Québécois) pour grimper à la Soufrière. Il était resté deux jours, nous avait accompagnés à la plage aussi, nous l'avions emmené aux Saintes, et là, sans doute ému par notre gentillesse, il avait craqué et, en larmes, nous avait dit qu'en fait il s'appelait Karim, qu'il était kabyle d'origine, mais que pour « s'intégrer », il avait fait changer complètement son état-civil, choisissant un prénom français et faisant franciser son nom (personnellement, je ne l'aurais pas soupçonné d'être maghrébin, il avait les yeux bleus) : tout cela était paru au Journal officiel. Sauf que ça ne changeait rien, il avait été fiancé avec une Française, mais il avait fallu à moment donné faire une fiche d'état-civil, montrer ses parents, et elle avait rompu. Ce qui nous avait bouleversés. Bien sûr, nous lui avons dit que tous les Français n'étaient pas aussi cons ! Il n'empêche, n'est-ce pas terrible de vivre dans la honte identitaire ?
Pour en revenir au film, quand elle connaît la vérité, la mère dit à Mourad (je cite de mémoire) : « Quand on est arrivés en France, on a tout de suite compris qu'il fallait se faire tout petit, marcher dans les rues en regardant par terre. La première fois que ton père m'a emmené au restaurant, il a réservé par téléphone, en donnant comme nom M. et Mme Ferrand. J'aurais préféré M. et Mme Rothschild ! », ajoute-t-elle en riant. Je repensais à ce film très intéressant (très bons acteurs, histoire pas manichéenne, mais assez subtile) en lisant chez Ludmila Oulitskaïa dans Les sujets de notre tsar le passage suivant : « Depuis l'adolescence, on fait des efforts titanesques pour assembler, pour composer son « moi » à partir de gestes, de pensées et de sentiments recueillis au hasard et empruntés à d'autres, et on a l'impression que ça y est, que l'on est presque sur le point d'acquérir la plénitude de soi-même. […] Et soudain – patatras ! Tout s'écroule. Un monceau de fragments. Pas de moi qui constitue un tout. » J'en reviens un peu à ce que j'exprimais l'autre jour : je n'en reviens pas de faire partie « des privilégiés comme moi, inconscients de la chance qu'ils avaient eue de naître là où ils étaient nés » (Jean Molla, La savonnette, in Amour en cage), sauf que personnellement j'en suis très conscient, et j'ai conscience tout particulièrement de la difficulté supplémentaire que représente la vie à l'étranger, quand on est si mal accueilli. Ne nous étonnons pas aujourd'hui que, par un juste retour de manivelle, le foulard et le vêtement « arabe » (qui peut aller jusqu'à la burqa) soient devenus la règle d'un nombre de plus en plus considérable de femmes musulmanes. C'est que justement la honte identitaire trop longtemps ravalée finit un beau jour par produire son contraire.
Regardez ce qui se passe avec l'homosexualité : certains militants parlent maintenant de « fierté homosexuelle » (alors qu'au fond il n'y a aucune fierté là-dedans, ils veulent simplement signifier que désormais ils peuvent le dire franchement, et donc avec fierté, comme François avait une certaine fierté à nous avouer ses origines). Quand on a été malheureux, brimé, opprimé pendant si longtemps, obligé de se cacher, de raser les murs, de « regarder par terre », le jour où ça explose, et ça finit toujours par exploser, on change de vêtement, on change de peau, on veut que l'identité se voit. Et la loi n'y changera rien. Les policiers n'ont-ils rien d'autre à faire que de pourchasser les femmes en burqa sur la voie publique ? Attention, je ne défends pas la burqa, qui est une exploitation de la femme par l'homme, mais j'explique son apparition. Comme le dit un des personnages de La grand-route d'August Strindberg : « Et moi, d’abord, qui ai le plus souffert, qui ai le plus souffert de la douleur de ne pouvoir être celui que je voulais ! », un beau jour, on décide d'être ce qu'on est, car c'est trop de douleur. C'est ce que fait « Dino », et il se sent soulagé quand enfin il est dans la vérité et n'a plus rien à cacher, car comme Jean-Paul Sartre (dans Les mots, Monique me dit qu'elle a une prof dans son collège qui arrive à faire lire et apprécier ce livre superbe à ses 3ème, à majorité issus de l'immigration) il peut s'écrier : « Je n‘existe plus nulle part, je suis, enfin ! je suis partout. »
Mais ça, je ne suis pas sûr que tout le monde puisse le comprendre, surtout quand on est figé dans ses certitudes de la supériorité de la civilisation occidentale, avec ses prétendus droits de l'homme universels, ce qui n'empêche nullement les Occidentaux de laisser crever tout le monde autour d'eux, d'exploiter les ressources de la planète de façon ignominieuse, d'utiliser les progrès de la science afin de faire des guerres inouïes, justement aux peuples qui ne veulent peut-être pas de notre prétendu progrès.
Comme écrit Flaubert à Louise Colet (22 novembre 1852) : « mais c'est difficile d'exprimer bien ce qu'on n'a jamais senti », en voyant ce film plein de nuances, j'ai eu l'impression que j'ai toujours senti ce genre de choses. En tout cas, il permet de mieux comprendre notre temps, de ne pas s'étonner des explosions dans les « cités », car tout le monde n'a pas la possibilité de s'inventer une double vie pour pouvoir survivre dans l'époque qui nous échoit. Difficile de voir clair en soi, de trouver les mots, la pensée justes, de prendre le temps de changer (car après tout nous aussi nous avons dû changer et nous adapter à un milieu qui n'était plus celui du prolétariat de notre enfance, de trouver une place dans cette classe « moyenne », comme on dit aujourd'hui, ce qu'analyse fort bien Annie Ernaux dans ses livres), d'oublier le passé. Tout cela ne doit pas se faire au prix de la dépossession de soi !
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