vendredi 3 avril 2009

3 avril 2009 : le livre du monde

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Vous êtes dans le plus beau pays, vous êtes doués de la plus belle intelligence, du sens le plus humain, et vous ne faites rien de tout cela, vous vous laissez dominer, outrager, fouler aux pieds par une poignée de drôles… Levez-vous, unissez-vous… Balayez votre maison.
(Romain Rolland, Jean-Christophe : Dans la maison)


Que disais-je il y a peu ? Que je n’avais jamais cessé d’étudier ! Peut-être est-ce en fait le cas de tout le monde, chacun à son niveau. Pourtant, j’ai tellement l’impression, pour avoir beaucoup fréquenté mes contemporains, de toute obédience, cadres, employés, ouvriers, paysans, famille, amis, bibliothécaires même, qu’une bonne partie d’entre eux restent sur des acquis venant de leur jeunesse, comme s’ils s’étaient arrêtés à vingt ans, et s’étaient figés !
J’ose penser que, s’ils ont cessé de lire (un comble pour des bibliothécaires, et pourtant combien en ai-je connus, qui n’ouvraient plus jamais un bouquin que pour le cataloguer !), qui avaient cessé d’aller au théâtre, à l’opéra ou au musée (à condition qu’ils y fussent déjà allés) ou même au cinéma (se contentant de la télévision, et malheureusement, plus souvent de TF1 que d’Arte), qui ne cherchaient pas à se faire de nouveaux amis (comme si les amis de jeunesse avaient un goût d’éternité), dont les sorties se résumaient à l’hypermarché une fois par semaine, à un parc d’attractions une fois par an, et au même camping usé d’un été sur l’autre (le film Camping n’était pas si caricatural que Télérama a bien voulu le dire), puis, la retraite venue, à des voyages organisés qui les drainent d’hôtel en club de vacances, loin de toute vraie rencontre des hommes, ou bien achetant un camping-car, et sillonnant les routes à la recherche d’autres camping-caristes ?
Ont-ils oublié que le livre du monde s’ouvrait devant eux ? Tout s’est passé comme si, au fur et à mesure que les déplacements étaient de plus en plus facilités, chacun se rencognait dans son véhicule (sacro-saint, gare à qui y touche, j’ai failli me faire allumer par un type alors que, par légère inattention, je me suis arrêté à un feu rouge en me collant littéralement à sa voiture, au lieu de m’arrêter cinq centimètres derrière ; ne lui ayant fait aucun mal pourtant avec mon pneu avant, j’ai cru qu’il allait me lyncher) au lieu d’aller au-devant de la diversité des autres et de la vie.
La chanson de Brel, Ces gens-là, caricature à peine cette vie atrophiée, recluse, confinée, "ratatitatounée" (je salue par ce mot mon ancien groupe de théâtre), celle que Claire est aujourd’hui condamnée à vivre, et dont elle ne veut pas !
Faut vous dire Monsieur / Que chez ces gens-là / On ne pense pas Monsieur […] On ne vit pas Monsieur […] On ne cause pas Monsieur […] On ne s’en va pas Monsieur […]
Oui, c’est bien triste tout ça, quand le livre du monde est grand ouvert, non seulement par la culture (littérature, beaux-arts, spectacle vivant) et par la nature (promenades, randonnées, jardins), mais plus simplement par les rencontres avec les étrangers (et chacun n’est-il pas un étrange étranger pour les autres ?) qui vont nous apporter leur savoir et leur savoir-faire, leurs coutumes et leurs idées, et peut-être nous faire changer un peu, sortir de notre routine et de nos préjugés. Plutôt que de s’assembler toujours avec ceux qui nous ressemblent, et se regarder dans un miroir, n’est-ce pas merveilleux d’observer les autres, de découvrir leur richesse intérieure ?
D’ailleurs, le simple fait d’aller vers l’autre est une invitation à la lecture, comme l’a bien noté Henning Mankell dans Meurtriers sans visage : "Chaque fois qu’il pénétrait dans un nouvel appartement, il avait l’impression d’avoir devant les yeux la couverture d’un livre dont il venait de faire l’acquisition. L’appartement lui-même, les meubles, les tableaux, les odeurs, tout cela constituait le titre. Maintenant, il allait se mettre à lire".
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C’est d’ailleurs la même chose avec les écrivains et les penseurs, pourquoi lire toujours la même chose, le même type d’ouvrages ? Non, ce qui enrichit, c’est l’infinie variété des écritures et des contenus. Bien sûr, on a parfois besoin, pour se rassurer, de se trouver en pays connu, avec des gens qu’on connaît, des héros récurrents (cf. le succès de Maigret et autres héros de polars), mais partir à la découverte de l’inconnu, pourquoi pas ? Se glisser dans un univers nouveau et "Se croire si près, /parfois, / d’être accueilli" (Michel Baglin, L’obscur vertige des vivants), voilà l’orée du bonheur, non ?
Et Romain Rolland nous invitait à balayer notre maison, à ne plus se laisser piéger par cette poignée de drôles, tous ceux qui nous dirigent et nous dominent de leur insolente morgue (voir les parachutes dorés et l’arrogance de certains "people" télévisuels qui se targuent de leur absence de diplômes et se vautrent dans une vulgarité inépuisable). A nous unir aussi, pour faire quelque chose de notre intelligence et de notre sens humain. A trois ans du centenaire de Jean-Christophe, il reste bien du chemin à parcourir.

1 commentaire:

mathieu a dit…

Tout s’est passé comme si, au fur et à mesure que les déplacements étaient de plus en plus facilités, chacun se rencognait dans son véhicule [...] au lieu d’aller au-devant de le diversité des autres et de la vie.

--> La chose m'a frappé lors de mon séjour dans la banlieue de San Francisco. Je ne sais plus à qui je m'en étais ouvert, mais ça a aété une prise de conscience assez brutale : j'ai très mal vécu les USA à cause de ça...

Dans cette banlieue où je travaillais, j'avais la chance d'être logé près de mon lieu de travail et donc je m'y rendais à pied ou a vélo.

Mais j'étais le seul piéton, le seul cycliste. Le reste de l'humanité circulait en auto. Chacun dans son petit aquarium qui fait vroum, tous ensemble sur la route, tous ensemble tout seuls... Et de jeter des regards suspicieux ou craintifs sur l'unique piéton, l'empêcheur de rouler en rond, le différent. Une paranoïa, une peur qui était tellement sensible, tellement palpable qu'elle rejaillissait sur moi, et les rares fois où j'ai croisé d'autres piétons, je me mettais instinctivement en position de défense... !

La voiture et sa grosse carlingue offrent une sécurité, une protection contre un monde extérieur hostile.

Le vélo en comparaison est plus ouvert, mais souffre aussi de la vitesse, certes relative, qu'il permet d'atteindre : pour pouvoir communiquer avec l'inconnu, il faut presser les freins et s'arrêter.

Finalement, le meilleur mode de transport, c'est quand même la marche à pied... Et la meilleure destination, celle qu'on est pas pressé d'atteindre : rencontre et errance sont intimement liées.


L'internet ressemble beaucoup à l'automobile, dans le fond : protégés derrière nos petits écrans, qui facilitent la communication, nous faisons semblant de "communiquer" dans des sites communautaires, blogs, facebook, peuplade et autres twitter. Nous échangeons de l'intime et faisons connaissance, dans l'illusion que l'on crée du "lien social" sans prendre le risque de rencontrer les personnes avec qui on discute.

Et lorsqu'un coup dur frappe, que l'on a besoin non seulement d'un "tchat", mais aussi d'une présence, on se rend compte que les gens qui sont à l'autre bout du réseau... Y restent. Et qu'internet, finalement, n'est qu'une immense machine à éloigner les gens les uns des autres. Nous sommes tous connectés sur le net, et nous sommes tous tout seuls à taper sur notre clavier, à cliquer sur notre souris, à s'imaginer qu'on s'y fait des amis. Et on attend...