Aimer représente un tel embarras que la majorité des gens s’en détourne, épouvantés.
(José Manuel Prieto, Le bègue et la russe, in Des nouvelles de Cuba)
Je lis sans cesse dans le journal, à la rubrique des faits divers – sans doute la plus utile à un écrivain, Stendhal comme Flaubert y ont puisé, et bien d’autres après eux – des histoires d’amour qui finissent mal, dans le meilleur des cas en harcèlement moral ou physique, à l’extrême par l’enlèvement, la séquestration, les coups, voire un crime passionnel.
Encore ce 7 avril : "Maxime n’a pas supporté que sa petite amie le quitte. Devenu violent, il écope de six mois ferme." J’avoue avoir en général du mal à comprendre ces pulsions dues à un instinct de possessivité abusif. Même si dans ce cas précis, ajoute l’avocat du jeune homme, "il a été placé en foyer entre 10 et 17 ans. Il a éprouvé très tôt un sentiment d’abandon qui s’est prolongé avec sa rupture sentimentale, vécue comme insupportable", et, ajouterai-je, le mettre en prison ne règle pas son problème psychologique.
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"« Je l’aime. » N’exagérons pas. Je suis une espèce d’épave drossée par le hasard, par la peur d’être seul, par l’inconfort de vivre…" notait lucidement l’écrivain roumain Mihail Sebastian, dans son magnifique Journal. Eh oui, le hasard fait seul les rencontres, et la peur de s’enfoncer dans une solitude non désirée et plus qu’inconfortable impose une sorte de nécessité à ces rencontres de hasard, ce qui fait qu’un beau jour, on finit par dire « Je t’aime », et par se trouver embringué dans une histoire qui nous dépasse, et souvent illusoire. Et quand la jalousie s’en mêle, la catastrophe n’est pas si loin.
Surtout aujourd’hui où les individus, dans leur grande majorité, subissent la contrainte du plaisir immédiat et craignent de s’engager sur le long terme, avec ce que cela suppose de vrai don de soi, d’humour réciproque, de patience, d’affection, de pardon des fautes réelles et supposées, et même d’abnégation, au besoin. Or l’amour est un sentiment fragile, qui nous pousse à des comportements parfois étranges, aberrants, tendres ou violents, et dont le terreau est peu rationnel, voire même imaginaire.
C’est pourquoi certains préfèrent ne pas aimer ou du moins ne rien promettre, et donc rester solitaires, ou se contenter de faire l’amour sans amour (il y a un beau poème de Pierre Seghers sur cela), pour une simple satisfaction corporelle qui n’engage pas plus loin que le bout du sexe, si on peut dire. Comme l’a noté Dominique Fernandez dans un récent Nouvel observateur : "Constater que le sexe pour les gays peut être et se trouve être le plus souvent distinct de l'affect, en sorte qu'il se suffit fort bien à lui-même, sans fioritures sentimentales, est faire part d'une évidence indiscutable". J’ai quand même un peu de mal à le croire, bien qu’ayant aussi connu des hétérosexuels de consommation frénétique, à la Dom Juan, des coureurs, des cavaleurs, pour qui le sexe ne s’embarrassait d’aucune fioriture sentimentale.
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Mais l’amour tout puissant, celui qui concerne aussi le sentiment et l’affectivité, je m’en excuse auprès de mes amis sceptiques ou athées, nul ne l’a mieux cerné et exprimé que l’apôtre Paul : "Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas l’amour, je suis un airain qui résonne, ou une cymbale qui retentit […] si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien […] L’amour prend patience, l’amour rend service, il ne jalouse pas, il ne plastronne pas, il ne s’enfle pas d’orgueil, il ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt, il ne s’irrite pas, il n’entretient pas de rancune, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il trouve sa joie dans la vérité. Il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout" (I Co 13, 1-7).
Bien entendu, un tel amour (parfois traduit par charité) n’a rien à voir avec les petites passades ordinaires. D’abord, il est très éloigné de la seule satisfaction érotique qui, si elle ne doit pas être négligée, n’en constitue qu’une part. Et aujourd’hui, hélas, on ne parle que d’elle. Quelle fréquence, quelle durée, quelle quantité (cf. les mil e tre de Don Giovanni), quelle intensité, quelle longueur (du sexe masculin, internet pullule de spams enlarge your penis), tout ça se mesure, effectivement. Mais qu’on m’explique comment on peut mesurer un sentiment !
Et tant pis pour ceux qui sont timides, introvertis, malhabiles dans l’expression de leurs corps ou de leurs sentiments, mal bâtis, mal équipés, ou qui souhaitent que l’amour soit autre chose que le contact épisodique et parfois décevant de deux épidermes. Quant à ceux qui sont en dehors de la course, comme on le voit dans le roman de Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte : "Certains font l’amour tous les jours ; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune", tant pis pour eux ! La course en question, c’est bien celle de la performance, de la compétition, de la quantification, et certainement pas la part de l’affect, du sentiment, qui n’est même pas suggérée.
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L’amour, c’est tout de même autre chose. Et sans atteindre forcément les sommets de saint Paul, on peut avoir envie de construire quelque chose de durable, d’équilibré, de gratifiant non seulement pour soi, mais pour l’autre, ou les autres (je pense à l’amour parental, qui est destiné à faire grandir, à hisser vers le haut, et qui fait qu’on doit se rapetisser un peu, par exemple pour marcher, à se mettre au pas du jeune enfant, et non pas le traîner comme j’ai trop souvent vu faire ; et, en fait, le même phénomène se reproduit en fin de vie, il faut là aussi s’ajuster à l’allure des vieillards, comme je viens de le faire avec une nouvelle lecture en maison de retraite : combien d’amour il faut au personnel !).
L’amour est aussi quelque chose qui peut rester muet, inexprimé, non pas à cause de la timidité, mais de la pudeur des sentiments et du corps, de la peur de faire mal à l’autre aussi. Il y a de belles pages sur le renoncement (si peu à la mode) dans La princesse de Clèves et dans Le docteur Faustus : "Peut-être, qui sait, l’aimait-il et était-il trop l’homme des déceptions et du renoncement pour s’enhardir à exprimer son muet penchant ?" indique Thomas Mann dans ce dernier livre.
Quant à l’héroïne de Mme de La Fayette, non seulement elle avoue à son mari qu’elle en aime un autre – aveu destiné d’ailleurs autant à soulager sa propre conscience qu’à demander à être éloignée du danger : "Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on n’en a jamais eu : conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez", dit-elle à son mari – mais elle trouve le moyen, une fois celui-ci décédé, de ne pas succomber à cet amour pourtant irrépressible : "Je sais que vous êtes libre, que je le suis, et que les choses sont d'une sorte que le public n'aurait peut-être pas sujet de vous blâmer, ni moi non plus, quand nous nous engagerions ensemble pour jamais. Mais les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements éternels ? Dois-je espérer un miracle en ma faveur et puis-je me mettre en état de voir certainement finir cette passion dont je ferais toute ma félicité ? Monsieur de Clèves était peut-être l'unique homme du monde capable de conserver de l'amour dans le mariage. Ma destinée n'a pas voulu que j'aie pu profiter de ce bonheur ; peut-être aussi que sa passion n'avait subsisté que parce qu'il n'en aurait pas trouvé en moi. Mais je n'aurais pas le même moyen de conserver la vôtre : je crois même que les obstacles ont fait votre constance", dit la princesse à M. de Nemours, avant d’ajouter : "Ayez cependant le plaisir de vous être fait aimer d'une personne qui n'aurait rien aimé, si elle ne vous avait jamais vu", admirable aveu qui précède un renoncement définitif.
Bien sûr, Colette, l’écrivain plus féministe et plus moderne, aurait pu répondre à ce propos par : "Je vois bien qu’elle ne le déteste pas, mais je ne vois pas non plus qu’elle l’aime" (L’envers du music-hall). J’y vois, moi, une des plus hautes manifestations de l’amour, sacrifié ici au devoir : Madame de Clèves, "ayant trouvé que son devoir et son repos s'opposaient au penchant qu'elle avait d'être à lui", s’éloigne définitivement.
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Et nous voici bien loin de ces gens qui harcèlent, et vont parfois jusqu’au crime, parce que l’être aimé (encore, mais à sens unique – alors que la princesse de Clèves aime et est aimée du duc de Nemours) ne veut plus d’eux.
Et, puisque je reviens d’une maison de retraite, je dois souligner que l’amour, c’est aussi la formidable attention qu’il faut avoir envers ces personnes en fin de vie – et je tire mon chapeau à tous les personnels que j’ai rencontrés dans mes lectures pour leur capacité à excuser, à espérer, à endurer… En voilà qui font un travail humble, souvent désintéressé (ils sont payés des clopinettes), et dont on parle trop rarement. Je veux les saluer ici. Oui, là, il y a de l’amour, cent fois plus que dans tous ces romans, films et feuilletons télé dont le sexe semble le seul fil conducteur ! Et qui me semblent, justement, manquer singulièrement d’amour.
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