l’identification avec ceux qui vieillissent ou qui meurent soulève de façon tout à fait compréhensible des difficultés très spécifiques, pour les autres groupes d’âge. Consciemment ou non, ceux-ci résistent tant qu’ils peuvent à l’idée de leur propre vieillesse et de leur propre mort.
(Norbert Élias, La solitude des mourants, trad. Sibylle Muller et Claire Nancy, C. Bourgois, 2012)
Didier Éribon, après le décès de sa mère, éprouve le besoin de revenir sur son passé. Sa mère vivait encore seule chez elle, avait trouvé un nouvel amoureux après la mort de son mari, qu’elle n’avait pas aimé. Mais elle finit par ne plus pouvoir rester seule, elle tombait et s’était affaiblie. Ses enfants décident de la placer dans un Ehpad, non sans difficultés et disputes : "Je redécouvrais avec consternation ce que peut avoir d’étrange et d’insupportable le lien familial". Les frères ne s’aiment pas. Didier est le seul à habiter pas trop loin (Paris), l’Ehpad est à une vingtaine de km de Reims, région d’origine de sa mère.
Lui qui est devenu transfuge de classe, intellectuel de haute volée, il revient sur l’origine ouvrière de sa mère, sur son enfance et sa jeunesse et sur la façon dont les liens se sont distendus après qu’il eût quitté la maison. En particulier, il ne supportait plus le racisme de sa mère, même s’il en comprenait l’origine : "éternelle inférieure, elle s’accordait à elle même, par la médiation de ces détestations, le seul sentiment de supériorité qui lui était socialement permis". Racisme qu’elle manifestait même avec une ouvrière de son usine : les "deux femmes s’exclamant devant leur télévision, à propos de séquences analogues, appartenaient à la même classe sociale, mais la couleur de peau les séparait. Et ce qui les séparait l’emportait sur ce qui les rapprochait". Et puis, le langage a fini par les séparer : en devenant grand lecteur, puis universitaire, il a usé de la "langue de dominants [qui] est la langue dominante, la langue légitime".
Mais c’est surtout l’occasion pour Didier Éribon, à travers le cas de sa mère, de mieux appréhender le vieillissement. Au moment du passage à l’Ehpad, ses frères et lui ont constaté "la fatalité du vieillissement, les conséquences physiques de la dureté des métiers ouvriers et des conditions de vie qui leur sont afférentes, la réalité des structures familiales contemporaines, l’histoire de l’habitat et du logement urbain, la gestion politique et sociale du grand âge, de la maladie et de la dépendance, etc., tout ce qui définit le passé et le présent d’une société – se trouvait condensé dans cet instant fatal de la décision inéluctable [chercher un Ehpad] et s’imposait à nous, s’imposait à elle, balayant impitoyablement ses désirs, ses envies et toute possibilité de révolte et d’action".
Force fut de constater que "sa maladie s’appelait la vieillesse, la maison de retraite serait sa prison, et elle devrait renoncer à être bien-portante et entièrement libre de ses mouvements et de ses choix, puisqu’elle ne l’était plus et ne pourrait plus l’être". Et que "vivre dans une maison de retraite implique un type très particulier de réapprentissage de soi et du monde". Et que la maman n’y était pas prête : elle aurait plutôt aspiré à une maison individuelle, "au bonheur privé qui lui était lié, [et qui avait contribué en elle] au délitement de l’idée de collectif et du sentiment d’appartenance à ce collectif qu’il convenait et conviendrait d’appeler une classe, la classe ouvrière".
Et c’est l’occasion pour l’auteur, en sociologue qu’il est devenu, de parler de la grande vieillesse et des maisons de retraite : "L’installation dans la maison de retraite n’est pas seulement l’entrée dans un monde peuplé de personnes très âgées, et souvent affaiblies et diminuées, physiquement et mentalement : c’est aussi l’entrée dans une sociabilité contrainte et à laquelle il est quasiment impossible de se soustraire". Il ne reste "plus que des possibilités restreintes de perler au personnel soignant et à quelques résidents de l’établissement et c’est jusqu’à l’envie de communiquer avec eux qui s’estompe et disparaît". Les visites sont rares, "les relations familiales intergénérationnelles ne s’actualisent que lors de visites espacées et qui, si elles sont attendues, espérées par ceux et celles qui les reçoivent, sont parfois vécues comme une contrainte sociale ou une obligation morale par ceux et celles qui les effectuent".
Et c’est la critique des Ehpad : "Ne pas pouvoir se lever au moins une fois par jour ; ne pas pouvoir prendre une douche plus d’une fois par semaine ; porter des couches en permanence parce que sinon il faudrait aider la personne alitée plusieurs fois par jour pour aller aux toilettes et lui faire sa toilette". Et cela vaut pour les Ehpad publics ("ils sont dramatiquement sous-financés, comme c’est le cas de l’hôpital public et de tout le secteur de la Santé publique") ; et "quand ce sont des Ehpad privés, c’est encore pis, ils sont soumis à une exigence de rentabilité poussée à l’extrême : ce qui compte, c’est le profit, ce sont les gains escomptés, les dividendes versés aux actionnaires". La raison en est simple, pour l’auteur : "la logique économique de la dépense minimale ou du profit maximal prévaut ici comme partout".
Et puis toute la vie des résidents est "quadrillée, contrôlée, tout [est] décidé à [leur] place. Ma mère avait perdu non seulement son autonomie, mais elle avait perdu sa liberté, et jusqu’à son statut de personne. C’est bien cela : la dépersonnalisation aboutit à ce qu’une personne âgée ne soit plus une personne". Or, avec le vieillissement de la population, "le nombre de personnes très âgées et devenant dépendantes ne cesse et ne cessera pas de croître considérablement : la vie, ce n’est pas seulement la vie en bonne santé, c’est aussi la vie en mauvaise santé ; et la vie diminuée".
Et il doit rapidement constater que sa "mère n’a pas supporté cette vie diminuée qui était la sienne. À quoi bon continuer ? Se maintenir en vie ? Si c’est pour être prisonnière dans une chambre, seule, rivée à son lit, sans pouvoir désormais se lever, marcher, se déplacer ?" Et effectivement, elle se laissera dépérir et mourra en moins de trois mois.
L’auteur fait référence à plusieurs reprises à au moins deux livres qu’il ma donné envie de lire : La vieillesse, de Simone de Beauvoir (Gallimard, 1970), et La solitude des mourants, de Norbert Elias, dont je cite une phrase en exergue de cette page.
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