Si tu veux pouvoir supporter la vie, sois prêt à accepter la mort.
(Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, trad. André Bourguignon, Payot, 1989)
Il y a treize ans et trois mois, Claire est morte à la maison, entourée des siens, comme on dit. Comme autrefois. Bernard Werber nous dit : "avant, quand un grand-père mourait, ses petits-enfants voyaient le long dépérissement du vieillard. De nos jours, le grand-père part pour l’hôpital, et puis on ne le voit plus jusqu’au jour où le téléphone sonne pour signaler que « c’est fini »" (Le livre du voyage, Albin Michel, 2003). Le voyage en question, c’est la voyage de la vie qui, effectivement se termine par la mort : mot tabou aujourd’hui, qu’on ne prononce qu’avec des pincettes. Un gros mot. Comme de dire : « Je suis vieux », on voudrait nous l’interdire, on serait tous jeunes ! Eh bien non, moi, j’ai envie d’en parler, encore et encore.
Parce qu’on en a peur ! La belle affaire. Il faut n’avoir pas vécu pour avoir peur : ainsi, le capitaine au long cours Godde dans le dernier tome de la trilogie du Sel de la mer d’Édouard Peisson, échoué seul sur l’épave du navire qu’il commandait, lui qui a tant vécu des aventures de mer, se dit : "Lui, Godde, avoir peur ! Parce que sa vie était menacée, parce qu’il était seul à bord de l’épave ! Mais, jamais en trente ans de mer, d’Atlantique du Nord, il n’avait eu peur. Il avait éprouvé toutes sortes de sentiments redoutables : crainte, anxiété, angoisse, désespoir, horreur" (Dieu te juge !, Le livre de poche, 1960), mais pas la peur.
Et moi, j’aurais peur, moi qui ne suis pas dans un navire en train de sombrer ! Je viens de passer une coloscopie : on nous fait signer un papier signalant qu’on risque de ne pas se réveiller de l’anesthésie générale. La belle affaire là aussi, mourir dans son sommeil, fût-il artificiel, tout le monde à peu près pense que c’est la plus belle mort. Va-t-on cesser de se coucher et de s’endormir tous les soirs pour autant, parce qu'on peut ne ne pas se réveiller ? C’est bien la preuve qu’on n’a pas si peur de la mort qu’on le prétend !
J’ai commencé à lire Les Thibault, la magnifique saga (comme on dit aujourd’hui), je dirai plutôt "suite de romans", de Roger Martin du Gard (prix Nobel 1937). Je n’avais jamais lu cette freque magistrale jusque-là. J’ai lu les six premiers volumes, il m’en reste deux. Les volumes centraux, La Sorellina et La mort du père, évoquent justement la maladie, puis la mort du père, Oscar Thibault, après des souffrances terribles. Son fils Antoine, médecin, décide, au terme d’un combat intérieur, d’abréger la vie de son père. C’est à la fois terrible et sublime.
Je rappelle ici que Claire aurait souhaité que je lui abrège sa vie, en lui donnant en une seule fois les doses de morphine d’une semaine que nous avions. Je ne l’ai pas fait, je n’étais pas médecin et ne m’en sentais pas le droit. Elle aurait aimé aussi aller en Suisse, où la mort assistée était permise. Ça n’a pas pu se faire, et finalement, elle est morte parmi nous, et nous avons pu assister à son long "dépérissement", Mathieu, puis Lucile aussi dans les derniers moments. Le regrettons-nous ? Je ne le crois pas, je dirai même, au moins en ce qui me concerne, que j’ai apprivoisé la mort, le vieillissement et la maladie.
Hier matin, je me suis réveillé de l’anesthésie, et je suis vivant : la meilleure façon d’affronter la mort, c’est de rester vivant. Ce qui veut dire ne pas avoir peur, ni de la solitude, ni de la rencontre des autres, ni des étrangers, des migrants, des gens "prétendument" pas comme les autres, des voyages, des guerres, ni de la nuit, ni du chaud, ni du froid... Car on ne vit pas dans la peur ! Comme écrivait Gilbert Cesbron, "il suffit d’aimer". Baudelaire disait : "Tout est là : c'est l'unique question", et ne soyons pas, comme il écrivait aussi, "les esclaves martyrisés du temps" ! Enivrons-nous de vie et rendons agréable celle des autres, c'est le seul moyen de bien finir et de conjurer la mort, pour un temps !
1 commentaire:
Ne pas se réveiller tout simplement: oui.
La mort choisie: oui, encore d'accord avec vous.
J'ai vu récemment un film japonais "d'anticipation", intitulé "Plan 75", qui est terrible: à cause du vieillissement, le gouvernement "propose" aux plus de 75 ans des facilités pour mettre fin à leur jour (avec à la clé prime, accompagnement compassionnel...). Brrr...
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
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