samedi 19 septembre 2020

19 septembre 2020 : Vincent Berthelot, "le facteur humain"

 

Les Indiens, mieux que tout autre peuple, les Arabes exceptés, entendent les liens de l’hospitalité, cette vertu des nomades ignorée dans les villes, où elle est, à la honte des peuples civilisés, remplacée par un froid égoïsme et une méfiance honteuse.

(Gustave Aimard, L’éclaireur, in Les Trappeurs de l’Arkansas et autres romans de l’ouest, Laffont, 2001)


Qui a dit que les romanciers populaires du XIXe siècle véhiculaient un racisme primaire, y compris Jules Verne ? En tout cas, Gustave Aimard, connu pour ses nombreux westerns, échappe souvent à cette règle ; dans un autre de ses livres, on trouve : "vous seriez stupéfait de la finesse et de l'intelligence raffinée de ces Indiens que vous nommez dédaigneusement des sauvages, parce qu'ils ne veulent pas accepter votre civilisation et préfèrent la leur" (Les bandits de l'Arizona, même édition). Je pensais à lui en lisant Le facteur humain, de notre ami cycliste Vincent Berthelot et dans son livre, on trouve les réflexions suivantes que n’aurait pas désavoué le bon Gustave Aimard, trop peu réédité aujourd’hui : "Déjà au XVIIIe siècle, les encyclopédistes Diderot et d’Alembert observaient le déclin de l’hospitalisé en Europe « voyageante et commerçante. […] L’esprit de commerce, en unifiant toutes les nations, a rompu la chaîne de bienfaisance des particuliers ». Aujourd’hui, nous continuons à transformer en or cette hospitalité. Nous la monnayons auprès de nos hôtes de passage" ou bien "Avec la fin de la gratuité, c’est la fin du voyage. Avec la monétisation de nos rencontres, nous cherchons la sécurité. Nous y avons perdu et l’aventure et la rencontre"

 

Le moment venu de la retraite, Vincent Berthelot, qui a préparé le terrain auparavant, se lance dans une folle équipée à vélo couché a travers la France : "Je savais que je voyagerais. Je savais que je le ferais à vélo par un effet cumulatif : un intérêt pour mon bilan carbone, mon goût prononcé pour la pratique de la bicyclette, une once de fainéantise m’orientant horizontalement vers la route". 

Je n’ai jamais fait de vélo couché, mais j’ai fait de nombreuses randonnées cyclistes en France (Aquitaine, Poitou, Alpes, Massif central, Bretagne, Languedoc, Provence, Jura, Vosges, Pyrénées, Val de Loire, Picardie, et même Guadeloupe), et je sais que c’est dur, même quand on ne cherche pas l’exploit et qu’on part plutôt léger (c’était mon cas). Le vélo couché de Vincent, avec tous ses accessoires, tente, duvet, un peu de nourriture et de boisson, vêtements de rechange, et surtout le sac à lettres, pèse aux alentours de quarante kilos !

Car notre héros a un objectif précis : il a demandé à ce qu’on lui donne des lettres à distribuer ici ou là à des personnes qu’il connaît (parfois) ou pas (le plus souvent), et qui seront bien étonnées de sa visite, programmée certes par lui, mais inconnue des destinataires. Il sera le facteur humain. Et ce sera l’occasion de rencontres inoubliables : "Chaque maison est un royaume où je suis accueilli comme un ambassadeur. Chaque rencontre est une aventure. Chaque départ finit en embrassades. La terre, cette hospitalière, est encore capable de m’offrir mille et une fantaisies. Aucune ingénierie touristique ne saurait imaginer de telles richesses".

Pourquoi des lettres à l’époque du numérique ? Parce que les techniques modernes de communication lui paraissent un média froid qui ne remplace pas le contact ni l’humanité. Parlant d’une de ses correspondantes, il dit : "Elle souhaite donner à son courrier le poids et l’amour qu’il convient. La messagerie électronique n’a pas cette qualité, le téléphone non plus". C’est particulièrement vrai des personnes âgées, des esseulés, des amis de jeunesse perdus de vue, pour qui une lettre apportée de la main à la main, fait chaud au cœur, comme un rayon de soleil qui déchire la brume du quotidien. Combien je vois encore des personnes âgées de ma tour descendre à leur boîte aux lettres tous les jours, et remonter le plus souvent à leur appartement tristement bredouilles, et parfois le sourire aux lèvres, les yeux rayonnants, tenant à la main tremblante une missive qu’ils ou elles vont longuement considérer avant de se décider à l’ouvrir, avec une joie impérieuse, puis de la ranger dans un tiroir ou une boîte, et la relisant les jours suivants, étonnés de n’avoir pas été complètement oubliés.

Vincent Berthelot a balisé la France par les petites routes, propices à l’exercice du vélo : "L’homme de la capitale ignore superbement ces chemins. Il a construit son pouvoir sur la compétition, la vitesse et la réussite individuelle. Il ne réussit pas à changer ses références. Il se nourrit d’une hypothétique croissance individuelle, à force de projets inutiles et destructeurs. Sa moisson c’est l’exclusion de l’autre. La violence protéiforme en est son corollaire immédiat". Et surtout, à notre époque de vitesse effrénée, il apporte le plaisir de la lenteur, de celui qui vient, à la fois chemineau et météore nomade, porter au sédentaire un bonjour amical, venu de loin, dans l’espace et le temps : "La locomotion à l’aune des capacités de notre corps est un acte de résistance. Le marcheur, le cycliste, le rameur pourquoi pas, offrent une image à contre-emploi du modèle aujourd’hui dominant dans notre société".

Chemin faisant, il se livre à des soliloques sur le prétendu « progrès ». Sur la peur qui semble désormais régner : "Selon l’INSEE, seuls onze pour cent des enfants vont à l’école sans être accompagné d’un adulte. La plupart de ces mêmes adultes sont allés seuls à l’école à pied ou à vélo. Le monde serait-il si dangereux qu’il faille aujourd’hui interdire l’espace public aux enfants ?" [et les plaisirs de l'école buissonnière] ? On l’interroge sur le fait de partir seul à l’aventure (j’ai subi les mêmes remarques de mon entourage) : " Tu n’as pas peur ? Peur de quoi ? Avec tout ce qu’on voit ? Qu’est-ce qu’on voit ? Ben, je sais pas." Cette peur irrationnelle de ceux qui se sont volontairement privés d’aventure, liée certes au mode de locomotion, mais aussi à "une sorte de fantasme sur la dangerosité supposée de l’autre, de l’étranger, de celui qu’on ne connaît pas". Alors même que tout l’intérêt est là, dans la rencontre des êtres humains.

Il est étonné au contraire par la richesse de ces rencontres, il croise l’humanité dans toute sa splendeur : "La rencontre est probablement le mystère et le trésor de cette histoire. Ce n’est pas votre carte bancaire qui la permettra. c’est le temps que vous y consacrerez. Privilège des retraités, des malades, de quelques enfants pas encore empêchés, des SDF, c’est une denrée chère sur le chemin, le temps partagé m’a rendu chaque jour plus riche". Il fustige ceux qui "nous font préférer l’argent à l’échange, le statut à la personne, la possession à la confiance, le pouvoir au service, l’esprit de caste à l’humanité", et trouve dans ses pérégrinations une simplicité de bon aloi, une hospitalité extraordinaire, à faire pâlir ceux qui ne croient plus en la solidarité. "Quand j’observe sur moi-même l’effet positif des regards bienveillants, je trouve dommageable ces vécus scolaires si négatifs", que malheureusement pèse sur nombre de nos concitoyens : "Le regard de l’école a été vécu par beaucoup comme disqualifiant, réprobateur quand ce n’est pas agressif et humiliant". Et il reproche à notre société la "disqualification et la mise à l’écart des autres" fondée sur "sur la sélection des meilleurs".

Rassure-toi Vincent ! Tu as gardé ta liberté individuelle, ce qui ne t'empêche pas d'être ouvert aux autres. Tu as même rencontré sur ta route un réalisateur de télévision suisse qui a décidé de te suivre et de faire des films documentaires de ton équipée :  

https://www.youtube.com/watch?v=X72HGCTNTcI et https://www.youtube.com/watch?v=yJ741nxDtBg

Alexandre Dechavanne, cycliste lui-même et qui dit : "Souvent des amis me demandent si je vais plus vite en vélo dans le centre ville de Genève où j’habite, si je gagne du temps. En réalité je gagne le droit d’aller lentement". Et toi, Vincent, tu as gagné le droit de nous dire :  "Devenir messager s’est alors imposé comme la solution du contrat que je m’étais donné. Chaque destinataire me donnerait un but, l’ensemble de ces destinations me donnerait ma route".

Et c’est la route d’un grand bonheur pour le lecteur qui te suit, Vincent ! Et, pour les lecteurs de mon blog, excusez la redondance, puisque j'avais déjà évoqué assez abondamment ce livre le 2 septembre dernier dans mon "post" Voitures et/ou vélos.

 

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