jeudi 11 janvier 2018

11 janvier 2018 : les cœurs purs


22 octobre 2005 : Les normopathes : ceux qui sont trop bien adaptés à la société.
(Charles Juliet, Gratitude : Journal IX, 2004-2008, P.O.L., 2017)


Le temps est loin où des écrivains comme Jack London (Le peuple de l’abîme) ou George Orwell (Dans la dèche à Paris et à Londres) plongeaient dans les bas-fonds de la société pour en dresser un tableau sans complaisance. Aujourd’hui, ils préfèrent parader à la télévision. Autres temps, autres mœurs !
Il y a des gens - les normopathes de Charles Juliet - qui ne les voient pas, ils passent à côté pourtant, mais ils passeraient quasiment au travers : pour ces gens-là, les sans-abri, les SDF, sont transparents. Pourtant, aucun de ces SDF ne posera un jour une bombe, aucun d’eux n’émet de protestation quand la police les invite à se lever pour aller s’installer ailleurs, car ils se savent indésirables quand ils n’ont pas choisi le bon endroit où se poser pour tendre une main. Parfois ils ont un ou plusieurs chiens, amis fidèles et chaleureux pendant les longues nuits d’hiver passées à la belle étoile. Ils restent de marbre devant l’arrogance de certains passants, ceux qui par mépris et moquerie donnent des pièces de 1 ou 2 centimes, ou qui les apostrophent avec la véhémence des nantis : "Tu ferais mieux de te bouger le cul et de chercher du boulot, feignant !" Eux, les victimes de la société, ils doivent encore se justifier de n’avoir su y trouver une place ou de l'avoir perdue, de ne plus avoir d'avenir...


Poitiers, rue Gambetta, je sors de Chez Gibert, et me dirige vers la mairie. Contre un mur, il y en a un que j’ai croisé en arrivant et à qui j’avais dit que je repasserai. Je m’installe, je lui serre la main, on se présente. Il est Anglais, mais vit en France depuis une vingtaine d’années, après avoir été "routard" (rien à voir avec le guide du routard actuel qui s’adresse à une clientèle assez fortunée), hobo, comme on dit aux USA, chemineau ou vagabond comme on disait autrefois chez nous, nomade enfin. C’est un choix pour cet homme dans la soixantaine qui a dormi cette nuit sous les arcades devant France loisirs pour être à l’abri de la pluie. Il cherche à descendre vers le sud, à la fois pour avoir plus de soleil et plus de chance de trouver un petit boulot. Richard parle bien le français avec l’accent de Manchester, d’où il est issu. Il a refusé d’être celui qui "courbe l’échine" devant les patrons, devant les propriétaires marchands de sommeil et devant tou(te)s les Thatcher du monde. Il a parcouru l’Europe, l’Amérique, il est propre, il se tient droit, il ne boit pas. Il est beau. Un passant met un billet de 5 € dans sa sébile sans lui dire au mot. Richard dit : « Merci ! » Je ne peux pas faire moins ; en le quittant, je lui serre la main, y laissant un billet substantiel qui l’aidera à prendre le train pour Pau, sa prochaine destination. Notre conversation de trois quarts d’heure m’a requinqué !
Rue Judaïque, à Bordeaux. j’ai laissé mon vcub à la station Gambetta, je vais à mon cours d’italien, j’ai un peu d’avance, je m’apprête à acheter un pain au chocolat, car je vais peu manger ce soir, ayant ensuite une soirée à l’Utopia. Je l’aperçois sur le trottoir d’en face, jeune (il a trente-quatre ans), une jolie barbe fine, un bonnet sur la tête, le regard avenant. J’achète deux pains au chocolat, lui en donne un et engage la conversation tout en mangeant l'autre. Laurent traverse une passe difficile : rupture avec sa nana, perte de son logement (qu’elle a gardé), il a démissionné de son travail de couvreur-zingueur, il a largement de quoi survivre pour l’instant, mais il a décidé lui aussi de devenir un chemineau. Il ne veut plus jamais engraisser les propriétaires, ni "courber l’échine" (même expression que Richard) sous la férule des petits chefs. Il me raconte sa vie dans la rue, il ne veut pas s’encombrer d’un chien, me signale qu’il trouve des gens compatissants qui l’invitent à prendre un café chez eux au petit matin (car on ne fait pas la grasse matinée dans la rue, contrairement à certains de ceux qui traitent les sans-abri de "feignants"), il trouve à se doucher et à maintenir son linge (restreint) propre chez les associations caritatives. Il travaillera quand il en ressentira le besoin, il me dit (on se tutoyait) : « Tu trouves que c’est mal, de mendier ? » Je lui réponds : « Non, ça nous donne l’occasion de partager notre surplus. Et puis, c’est moins mal que de faire payer des loyers exorbitants pour des taudis ! » On a échangé nos n° de téléphone.
Si les gens étaient mieux éduqués, j’entends éduqués au partage, à la solidarité, à l’amour, ils échapperaient plus aisément à la servitude de l’argent, de la propriété, du pouvoir, de la société de consommation, ils apprécieraient mieux ce qui n’a pas de prix, l’amitié, le regard, la douceur de la voix, la paix de l’âme. Alors, à la rue, il y a bien sûr ceux qui crient, qui sont sales, qui boivent, ceux pleins de colère et de rage, ceux qui peuvent faire peur, mais qui sont aussi les plus démunis, les plus abandonnés. Mais est-ce une raison pour faire semblant de ne pas les voir ?


Le même soir, après mon cours d’italien, j’étais à l’Utopia pour voir Sur la route d’Exarcheia, documentaire d’Élise Dubourg, dont voici le synopsis fourni par Médiacoop, le producteur : " Le 28 mars 2017, un mystérieux convoi de 26 fourgons venus de France, Belgique, Suisse et Espagne arrive au centre d’Athènes, dans le quartier rebelle d’Exarcheia. Les chaînes de télé grecques évoquent une grave menace. Le ministre de l’intérieur annonce qu’une enquête est ouverte. La fabrique de la peur tourne à plein régime. En réalité, il s’agit d’un convoi solidaire qui vient apporter un soutien matériel, politique et financier au mouvement social grec et aux réfugiés bloqués aux frontières de l’Europe. Parmi les 62 visiteurs, 4 enfants participent à cette aventure humaine : Achille, Nino, Capucine et Constance. Ce film raconte cette odyssée fraternelle et rend hommage aux solidarités par-delà les frontières."
Personnellement, j’ai la Grèce au cœur depuis longtemps, depuis mes cours d’histoire, mes lectures des tragiques grecs et de Nikos Kazantzakis (Le Christ recrucifié), depuis mes trois voyages par là-bas. Nos grands mass-merdias nous ont asséné avec un fiel hargneux leur vérité sur la situation actuelle de la Grèce. Heureusement, la solidarité avec le peuple grec existe (comme celle avec les migrants et les sans-abri, en France, n’en déplaise au "délit de solidarité" que prône le gouvernement !). Le collectif Anepos a organisé en 2016 un convoi de dons (jouets, couches jetables, lait en poudre, nourriture, vêtements et chaussures de seconde main, etc.) vers le quartier d’Exarcheia d’Athènes, ce quartier connu pour ses tendances anarchistes et autogestionnaires, un des seuls à s’être rebellé contre la dictature des colonels, haut lieu de lutte politique depuis des lustres, et foyer d’une solidarité active avec les migrants. Une vraie Utopie en marche, dont devrait bien s'inspirer une certaine République. Le film nous montre l’accueil des habitants, des enfants, la chaleur de la vie qui se propage dans la Grèce frigorifiée par Tsipras, qui est en train de faire voter une législation restreignant le droit de grève : ben, voyons ! Voir tous ces militants "libertaires", tous ces cœurs purs, apporter un peu de réconfort auprès des populations sacrifiées sur l’autel du néo-libéralisme, Grecs et migrants mêlés, nous fait regretter de n’y avoir pas été. Les mass-merdias grecs, qui valent bien les nôtres en férocité contre les petits, ne se montrent pas à leur avantage. Ils pestent contre les buts du convoi : non seulement apporter un soutien alimentaire, financier et amical, mais aider les gens à se battre contre la résignation, à ne plus "courber l’échine" devant la politique austéritaire qui pèse scandaleusement sur les plus démunis. Un remarquable documentaire à ne pas rater ; rassurons-nous, il ne passera pas à la télé !
Vivent l’entraide et le partage !

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