Au
fond, vois-tu, je suis heureux car je ne me souviens bien que des
temps heureux.
(Lettre
à Pierre Dhainaut, 15 octobre 1969, in Jean Malrieu, Lettres à
P. Dhainaut, J. Ballard & P.-A. Jourdan, L'arrière-pays,
2012)
Voilà
bientôt un mois que ma sœur Maryse est en maison de convalescence,
à la suite de son opération ; un mois que je lui rends visite
chaque jour (à l'exception des deux jours où j'étais à Poitiers,
6/7 octobre, et d'un dimanche où elle ne manquait pas de visiteurs).
J'y suis allé trois fois en voiture avec une autre de mes sœurs et
mon beau-frère, une fois en bus, car le temps était menaçant,
toutes les autres fois à vélo. C'est la première fois depuis que
je suis à Bordeaux que j'aurai, au total, roulé plus de 500 km dans
le mois, ce qui était dans mes habitudes poitevines (j'ai eu une
année à plus de 8000 km, mais en général ça tournait autour de
6/7000).
Je
suis donc devenu le cyclo de Bordeaux, et plus que jamais je veux
partager ces mots de Jean Collet dans sa Petite
théologie du cinéma :
[entretiens avec Michel Cazenave] (Éd.
du Cerf, 2014) :
"Je
veux faire l'éloge de cette lenteur. Elle est plus que jamais à
contretemps, si j'ose dire, puisque nous vivons sous le signe de la
vitesse, l'idéologie de la vitesse (qui va avec la violence)".
Oui,
je crois fermement que notre modernité, placée sous un tel signe,
est mortifère, dangereuse. On n'accepte plus de prendre son temps :
un trajet en train d'environ quatre heures (Bordeaux-Paris,
actuellement) paraît interminable à beaucoup. Lire un livre de plus
de cent pages paraît une épreuve marathonienne. Regarder un film
qui joue sur la durée (l'admirable palme d'or de Cannes, Winter
sleep,
par exemple) est pour beaucoup un pensum.
Par
contre, passer
un temps fou à pianoter sur son smartphone, là, ce n'est pas perdre
son temps. Passer quatre heures par jour devant la télé (moyenne
nationale), ce n'est pas perdre son temps. Remarquons que ce sont ces
mêmes personnes qui nous disent qu'elles n'ont pas le temps :
de lire, de visiter les malades, les « vieux », tous les
isolés, de s'occuper de leurs enfants, de faire une cuisine saine
(c'est tellement simple de commander une pizza ou des kebabs ou des
hamburgers), de
marcher, de faire de l'exercice physique ou mental, de s'instruire,
de se cultiver, de pratiquer l'amitié... Toutes choses réservées
aux autres, à ceux qui ont le temps. Eh, bon Dieu, si ces autres
ont le temps, c'est qu'ils le prennent !
"Je
suis aussi contente de vieillir que les autres en sont désolés",
écrivait George
Sand à
son amie
Solange
de La Rochefoucauld. Et,
tous comptes faits, même si j'ai toujours aimé et pratiqué la
lenteur (à pied ou à vélo), je considère que c'est un des
bienfaits de la vieillesse que d'aller s'en se presser, ou pour
reprendre les termes de La Fontaine, de se hâter avec lenteur. Les
records, je les laisse aux autres. Ce vieux Guadeloupéen avait bien
raison quand il me disait : « pourquoi se presser ?
Vous avez tellement envie d'arriver vite au cimetière ! »
J'ai
donc repris mon vélo et redécouvre à cette occasion Bordeaux sous
des jours nouveaux. Je me remémore mes années estudiantines où je
vagabondais à vélo dans la ville noire et encombrée de voitures de
ma jeunesse. Aujourd'hui, Bordeaux a été complètement rénovée,
est devenue une ville superbe où il fait bon se promener partout,
sur les quais, les voies cyclables, dans les rues piétonnes, sur les bords du lac, le long des étangs de la banlieue, sur les boulevards
même, à allure raisonnable pour éviter le toujours possible
accident. Voir les bateaux sur la Garonne.
L'Hermione quitte Bordeaux
Et ça fait du bien. Après mon périple de cet été, j'ai
l'impression d'avoir rajeuni de vingt ans ! Pourquoi se priver
de ce qui fait du bien ? Relisons George Sand encore :
"Cent
fois dans la vie, le bien que l'on fait ne paraît servir à rien, et
ne sert à rien d'immédiat, mais cela entretient quand même la
tradition du bien vouloir et du bien faire sans laquelle tout
périrait", écrivait-elle
à
Flaubert le
1er
octobre 1866.
Si
l'on veut faire du bien aux autres, commençons par nous en faire à
nous-mêmes.
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