lundi 4 octobre 2010

4 octobre 2010 : de l'amitié



nous ne comprenons la simplicité
que quand le cœur se brise
(Nicolas Bouvier, Le dedans et le dehors)

Je reviens d'un voyage-éclair à Clermont-Ferrand, où la manifestation a été magnifique : 20000 personnes au bas mot. Je reviendrai sur les retraites ultérieurement. Là, je suis trop pris par ma préparation de la soirée que je vais animer avec Georges Bonnet comme invité à la Librairie La Belle aventure jeudi 7 octobre prochain, à 20 h 30 (pour les Poitevins qui lisent mon blog).
Georges Bonnet a quatre-vingt onze ans. Il est toujours grand et droit, devenu un peu plus sec, ses muscles fondant doucement, comme il sied à un vieux monsieur dont "l'ombre est plus légère / que celui qui la porte" (Nicolas Bouvier). Je l'admire profondément, il s'est mis à écrire, la retraite venue, des poèmes d'abord, une quinzaine de recueils, d'une poésie d'une simplicité et d'une humanité intenses, puis de la prose, trois romans et deux recueils de nouvelles. Il est maintenant affligé de dégénérescence maculaire, ne peut plus guère lire, et sa femme, atteinte d'une forme très grave de la maladie d'Alzheimer, a été placée dans une maison spécialisée où il va la voir tous les après-midis : "voici venu le temps des ombres humiliées" dont parle Nicolas Bouvier.
Je lui rends visite toutes les semaines, parfois deux fois, et nous avons des échanges sur la vie, sur le vieillissement, sur la littérature. "Connaissez-vous dans ce Paris, qui est si grand, une seule maison où l'on parle de littérature ?" demandait Gustave Flaubert à George Sand dans une lettre du 21 mai 1870. Eh bien, je peux vous garantir qu'à Poitiers il y en a au moins une (et même deux, avec celle d'Odile Caradec) ! Georges, maintenant seul le soir, se demande avec quelque angoisse comment continuer à vivre : en dehors de ses enfants, je suis quasiment le seul à le visiter. Il se pose donc les mêmes questions que Nicolas Bouvier (je viens de lire son très beau recueil, éditions du Seuil, collections Points, excusez-moi de le citer beaucoup !) et que d'ailleurs moi-même, maintenant que je suis seul : "que de peu de raisons d'être ! / et qu'ai-je à faire ici ?"
Il m'a fait la belle surprise, l'autre soir, alors que je passais le voir en sortant de ma répétition théâtrale, de m'inviter à dîner. Je sais, pour le vérifier chaque jour, que le plus dur, dans la solitude, c'est manger. Un repas face à soi-même, c'est être dans "l'auberge aveugle du chagrin" qu'évoque Nicolas Bouvier, décidément une mine. Pourtant, il faut bien nourrir "ce logis piteux et mal aimé du corps" (toujours Bouvier). Et l'assiette se vide, avec bien peu de plaisir, souvent...
Il rend donc visite à sa femme tous les jours. Il m'a prêté le beau texte de Christian Bobin sur son père atteint d'Alzheimer, La présence pure : j'y ai relevé quelques phrases. "La bête qui ronge leur conscience leur en laisse assez pour qu'ils connaissent, par instants, l'horreur d'être là", m'a rappelé le cri de ma marraine quand je suis allé la voir il y a huit jours : Ici, je ne suis rien ! "Le grand malheur de croire que l'on sait quelque chose", écrit aussi Bobin. Cet affaissement progressif dans l'absence nous renvoie à notre "vie mal cousue" (Bouvier) et, pour Georges, au jour où "désormais il portera seul sa tristesse, comme un bol à ne pas renverser" (Jean-Baptiste Para, La faim des ombres) : pour moi, c'est déjà fait.
Mais cette invitation impromptue m'a fait un bien fou (à faire mentir le poète polonais Rósewicz, qui écrivait : "c’était donc ça un jour / un de ces jours précieux / qui ne reviennent jamais"), et je suis bien d'accord avec notre amie Joy Sorman (dernier écrivain à être venue à la prison jeudi dernier), qui dans Boys, boys, boys, nous dit : "Et les jours passent et les amitiés sont les combustibles de ces jours." En tout cas, ce fut un moment précieux, même si je ne me suis pas attardé. Depuis quatre ans que je lui rends des visites régulières, Georges m'a beaucoup parlé. Il faudrait absolument que je me munisse d'un appareil enregistreur pour l'interroger plus précisément (et systématiquement, tant dans la chronologie que dans les thématiques) sur sa vie et sur son œuvre, je suis sûr que ça ferait un volume d'entretiens formidable, tant cet homme est exceptionnel.
Mais je suis tellement lamentable avec tous ces appareils modernes que j'hésite un peu. Ainsi, Lucile vient à Clermont de me donner un téléphone mobile qu'elle n'utilisait pas, pour remplacer mon vieil appareil qu'il faut recharger tous les deux jours ; je n'arrive même pas à envoyer un sms avec ce nouvel engin, plus beau mais plus sophistiqué ! Va falloir que j'aille dans une boutique m'en faire expliquer l'usage, en sachant par avance que j'aurai tout oublié en sortant du magasin... Il me semble qu'un simple cassettophone-enregistreur suffirait. Je suis comme Flaubert : "Il est vrai que je suis un fossile et ne comprends rien au monde moderne, mais le monde moderne me rend la pareille" (Lettre à Guy de Maupassant, 16 février 1879). Dans une autre lettre, Flaubert écrivait aussi : "Nous n'habitons pas le pays qui nous convient. Nous ne sommes pas de ce siècle ! Ni peut-être de ce monde ?" Vous comprenez sans doute pourquoi j'ai tant apprécié de lire sa Correspondance.
Oui, pour moi aussi, un jour, la comédie va finir. Dans le journal ce matin, gros titre : Une fillette se tue en tombant du neuvième étage. C'est dans une tour voisine de la mienne. Il semble que ce soit un accident. Mais ça fait rêver quand même !
Pour ne pas rester sur le pessimisme (encore que), je vous offre un poème de Michel Leiris, extrait de Haut Mal, suivi de Autres lancers, collection Poésie, Gallimard (Georges Bonnet veut que je commence ma présentation par ce poème qui lui semble définir son art poétique) :

M'alléger
me dépouiller

réduire mon bagage à l'essentiel

Abandonnant ma longue traîne de plumes
de plumages
de plumetis et de plumets

devenir oiseau avare
ivre du seul vol de ses ailes

2 commentaires:

Anne-Marie a dit…

Bonjour Jean-Pierre
Merci pour ce beau poème, merci d'ailleurs pour tout ce que tu écris. C'est un bonheur de te lire
Anne-Marie du Gers

Un lecteur du Cyclo-lecteur a dit…

Bonjour,
Merci, autant de fois qu'il y a d'articles, pour votre journal-blog dont la lecture m'enchante régulièrement!