Scipion : Tous les hommes ont une douceur dans la vie. Cela les aide à continuer. C’est vers elle qu’ils se retournent quand ils se sentent trop usés.
(Albert Camus, Caligula, II)
Il était là, sur le bord de route, avec un sourire triste, l'air défait, et agitant la main comme s'il n'était pas sûr qu'une voiture s'arrêterait. Sur l'ancienne bretelle de route vers Poitiers, à la sortie nord d'Angoulême. Je venais de refaire le plein d'essence pour rallier Poitiers, après une nuit passée chez Martine B., une des stagiaires du stage de lecture à voix haute du Chambon-sur-Lignon, avec qui j'ai fait du covoiturage. Une chance inouïe pour lui, qui attendait déjà depuis un long moment, car si je n'avais pas eu à faire le plein, je serais resté sur la rocade, et nous ne nous serions point rencontrés.
Je coupe la radio, tant pis pour le programme passionnant de radio sur Fernand Braudel, je m'arrête. Il ouvre la porte, ses bras minces et son long corps d'échalas mal nourri se présentent dans l'embrasure. « Merci, Monsieur, allez-vous vers Tours ? » Je lui dis que je peux le prendre jusqu'à Poitiers. Il n'a pas de sac, il est comme nu, il monte, met la ceinture, je démarre et rattrape rapidement la deux fois deux voies qui mène à Poitiers.
Il a la tête rasée, on dirait qu'il sort du bagne, il parle très bien français, mais je devine l'origine maghrébine. En peu de mots, Mehdi m'apprend qu'il a vingt-cinq ans, qu'il vient de quitter la maison d'arrêt d'Angoulême ce matin même (je lui ai alors, à ce moment précis, pressé la main gauche, et il m'a dit « merci »), sans rien, uniquement les habits qu'il a sur le dos et ses papiers, car c'est un indigent. Ce qui signifie, dans le jargon de la pénitentiaire, quelqu'un qui n'a pas de famille, que personne ne soutient financièrement pendant son incarcération, qui ne reçoit pas de courrier, qui n'a jamais de parloirs, et qui doit quémander auprès des autres détenus la moindre aide matérielle, ne fût-ce que pour une cigarette. « Au bout d'un moment, je ne demandais plus rien, c'est trop humiliant, j'attendais qu'on me propose. » Je n'ai pas osé lui demander ce qu'on exigeait de lui en échange. J'apprends aussi qu'ils étaient cinq dans la même cellule. Aucune intimité, des odeurs pestilentielles, car une unique tinette pour les cinq, vaguement cachée par une portière à deux battants, et la télé omniprésente, même la nuit, car la prison rend insomniaque.
En creusant un peu plus, j'apprends qu'il a vécu en famille d'accueil de quatre à quatorze ans, année où il fut placé en foyer, qu'il n'a pas dépassé la classe de cinquième, mais que pourtant il aime volontiers lire (quand je lui ai dit que je faisais des lectures en prison, il a ouvert de grands yeux, et m'a raconté son dernier livre lu : Un taxi pour les étoiles, de Gianni Rodari, livre pour la jeunesse donc, adapté à son niveau de lecture − il en faut, Nom de Dieu, en prison, de ces livres − et dont il a fort bien parlé), qu'à dix-huit ans, on l'a lâché dans le monde, qu'il a travaillé un peu dans la vente, le prêt-à-porter masculin-féminin (c'est vrai qu'il présente bien, en chemise claire, jeans et chaussures Nike – don d'un co-détenu, « car je n'avais plus rien de décent à me mettre pour la sortie » − la tête rasée, « pour être présentable, et de toute façon, j'ai un début de calvitie, et des cheveux blancs ! »), mais me dit-il, « qui voudra de moi maintenant ? Comment expliquer ce trou de deux ans dans mon parcours ? »
Je m'arrête sur une aire pour un besoin naturel. Je lui laisse la voiture, avec les clés dessus. J'ai confiance. Quelqu'un qui raconte son malheur avec tant de simplicité ne peut pas être mauvais. Je reviens, je sors la bouteille d'eau pour lui offrir à boire. Pendant mon bref séjour aux W.-C., je me suis dit que je ne pouvais pas le laisser partir comme ça, sans rien, aussi nu qu'il est entré dans la voiture. On va voir ce qu'on peut faire.
Déjà, je lui demande pourquoi il va à Tours, alors qu'il m'a dit avoir passé sa jeunesse du côté de Saint-Étienne. C'est parce qu'il n'a plus aucun contact là-bas du côté de sa famille d'accueil qu'il m'affirma avoir quittée sans avoir reçu une once d'amour ; ce qui n'a rien de surprenant, car je me souviens que la veille, dans notre long voyage en auto, Martine et moi avions justement parlé de ça, de l'adoption, et du placement des enfants, elle en connaît un rayon là-dessus, et m'avait dit que c'était le plus souvent une catastrophe, me renvoyant à un livre, Enfants déchirés, enfants déchirants. Il a un peu travaillé à Tours et espère pouvoir être hébergé par une ou deux de ses connaissances. Je n'ai pas pu m'empêcher de lui demander si c'était une connaissance de prison. Pour l'un, oui. Je n'ai pas fait de remarque, je n'ai pas à juger. Je souhaite simplement qu'il ne retombe pas à cause de mauvaises fréquentations. Mais qui suis-je pour lui demander de veiller là-dessus ? Qu'ai-je fait pour lui, et ses pareils ?
Et voilà qu'il pleut. Je lui dis que ce n'est pas possible qu'il continue en stop après Poitiers, que la Nationale 10 est peu commode, que le train est plus pratique et bien plus rapide, que je vais le laisser à la gare, où je pourrai retirer de l'argent pour qu'il prenne son billet et aie de quoi se retourner pour les prochains jours. Je lui dis qu'il faut croire à la chance, qu'il n'y a pas que le malheur, qu'aujourd'hui, il est tombé sur moi, demain, il fera une autre rencontre heureuse, et je lui recommande de prendre contact au plus vite avec les services sociaux. Je lui dis que je trouve dégueulasse qu'on laisse sortir un indigent comme ça, sans rien ! Il me dit qu'il s'est endurci en prison, « c'est obligé si on ne veut pas se laisser marcher dessus », qu'il va essayer de s'en sortir. Je le lui souhaite, je m'arrête à la gare, descends avec lui, vais au distributeur bancaire, et je lui donne un paquet de billets suffisant pour tenir quelques jours. Je n'ai pas à savoir ce qu'il va faire de l'argent, ni même s'il va prendre un billet SNCF avec (« T'as déjà pris le train ? » lui avais-je cependant demandé), chacun doit user de sa liberté, fût-elle toute fraîche comme celle de Mehdi. Je lui ai noté mes coordonnées complètes sur une carte postale rapportée du Vivarais, lui disant de ne pas hésiter à me faire signe s'il était dans la merde, je l'ai serré dans mes bras, et je suis parti sans me retourner, le laissant dans le hall de la gare.
Et moi, je retrouve mon appartement, immense pour homme seul, mes légumes du jardin associatif, mes amis souriants qui me parlent poliment et aimablement. Mon confort douillet en somme, loin de tous ces êtres cassés par la vie. Et me reviennent en mémoire plusieurs des textes sur lesquels nous avons travaillé pendant le stage : « L’horizon est un appel, et nous sommes ses captifs » (Nimrod, Le départ) ; « J‘adore les dettes ; un homme sans dettes ne m‘inspire pas confiance. La phrase la plus stupide que j‘aie entendue à mon retour – et je l‘ai entendue souvent – c‘était : « MOI je n‘ai rien dû à personne » (Nicolas Bouvier, L’échappée belle) ; « Étranger comme le fleuve au bord du fleuve… » (Mahmoud Darwich, Qui suis-je sans exil, in Anthologie, 1992-2005) ; « le droit d‘aimer sans mesure », et plus loin, « il y a un temps pour vivre, et un temps pour témoigner de vivre » (Albert Camus, Noces à Tipasa) ; « je pense à ma vie mal cousue » (Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans).
« Appelez cela tragédie, appelez cela rythme, le temps / ce sale carnivore, se charge toujours d'une fin / qui pue », nous a lu dans un poème bouleversant Menno Wigman. Le sermon du pasteur, le dimanche de mon arrivée au Chambon (le stage ne commençait que l'après-midi) nous invitait à devenir des "réparateurs". La poésie nous incite à la réparation : « s'en tenir / à la terre / ne pas jeter d'ombre / sur d'autres / être dans l'ombre des autres / une clarté » (Reiner Kunze)...
Recoudre des vies, aimer sans mesure, donner de la clarté, répondre à l'appel, payer nos dettes... Quel beau programme ! Et jubilatoire ! Et si on le mettait en pratique !
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