dimanche 5 octobre 2008

5 octobre 2008 : mes départs



J’ai beaucoup voyagé dans ma vie, ou plutôt j’ai déménagé x fois, et je suis souvent parti ailleurs. Enfant et adolescent, j’ai occupé avec ma famille environ dix logements différents (même si l’un d’entre eux fut plus durable, une dizaine d’années avec intermittences). Jeune homme, j’ai été étudiant à Pau, puis à Bordeaux, puis à Paris, avec entre-temps des trimestres d’enseignement dans deux lieux différents. Adulte, loin de me poser rapidement, j’ai habité successivement Angers (deux logements différents, sans compter mes derniers mois à l’auberge de jeunesse associative), Auch (trois logements successifs), Basse-Terre (hôtel pendant un mois, puis logement stable), Amiens (deux logements), enfin Poitiers (deux logements également).
Le départ donc, ça me connaît ! Chaque fois, partir fut un changement dans ma vie, parfois une fuite, ou même un arrachement. J’ai quitté des lieux ou des amis très chers, des habitudes bien ancrées, une façon de vivre. Mais enfin, c’était toujours pour me poser ailleurs, là où l’herbe est plus verte, dit-on ! Aussi aurais-je beaucoup à dire sur mes départsSous ce beau titre, Panaït Istrati, un de mes écrivains favoris, cet écrivain vagabond, beatnik avant la lettre, a surtout parlé de ses errances, de ses départs à lui. Ce que je voudrais aujourd’hui, c’est évoquer le départ des autres.
Ma fille, superbe et généreuse, de retour du Québec, qui passe en coup de vent, et qui s’en va. La belle-sœur, active et dévouée dans ce moment difficile que fut la sortie de l’hôpital, attentive, calme, et qui s’en va. Une amie, qui vient nous seconder quelques jours à la maison, et chez qui je perçois une tension, et qui s’en va. Un ami, qui vient m’aider pour l’association pendant une heure, le regard clair, lumineux, innocent, et qui s’en va. Un autre ami, dont la mère agonise, et qui vient m’apporter des documents, et qui s’en va. Le fils, qui vient de loin avec sa compagne, nous apporter un peu de sa chaleur, puis qui s’en va. En fin de compte, tout le monde s’en va. Il est loin, le temps où l’on restait au sein de la tribu. Peut-être encore chez les gens du voyage ?
Tout parent est confronté un jour au départ de son ou de ses enfants. Ceux-ci en effet doivent découvrir leur identité personnelle, devenir eux-mêmes, et pour cela, quitter la maison familiale. Si l’attention des parents a permis aux enfants de se construire harmonieusement, ils sont généralement devenus autonomes sans souci. Mais il faut aussi que les parents apprennent à se détacher, pour que la séparation ne soit pas un risque terrible.
Au moment où Lucile, après Mathieu, est partie au loin, je suis amené à m’interroger sur la manière dont nous (moi surtout) avons essayé de construire le cheminement de ce départ des enfants. Sur l’impact qu’il a sur notre identité, aussi bien individuelle que de couple ou familiale.
Nous avons toujours été favorables à une large autonomie de nos enfants. Dès que nous avons pu, nous les avons laissé prendre le bus ou le train tout seuls, aller à l’école, puis au collège et au lycée sans nous, par leurs propres moyens, c’est-à-dire à pied. Après le baccalauréat (et même avant, dans le cas de Lucile), ils ont quitté la maison. Et ont été capables de gérer le maigre budget que nous leur avons alloué, quittes à travailler l’été pour s’octroyer le surplus qui les faisait rêver.
Et pourtant, il semble que la séparation ait été plus dure pour nous (pour moi ?) que pour eux. J’avais beau leur avoir claironné que j’avais moi-même quitté la maison à dix-huit ans, que je m’en étais très bien porté – en réalité, pas tant que ça ! – que ça permettait de se révéler à soi-même, d’inventer sa vie, de devenir adulte, en apprenant à affronter la liberté, la solitude et la réalité du monde, j’ai souffert plus de leur départ que je n’aurais cru. Car c’est eux-mêmes qui ont demandé à partir, Mathieu pour étudier à Bordeaux, Lucile pour se mettre en couple. Le départ de Mathieu m’avait légèrement déprimé. Celui de Lucile, moins, parce qu’elle restait à Poitiers, et que nous la voyions souvent. Et puis, j’avais pris l’habitude.
Mais le départ définitif (les études finies, par exemple), c’est autre chose. On sent que quelque chose se délie, se délite, que nos relations jusque-là somme toutes normales, vont être en péril. Pourtant, c’était attendu, espéré même : ça nous renvoyait une image positive de l’éducation que nous leur avons donnée. En partant par eux-mêmes, nos jeunes se sont valorisés à leurs propres yeux et ont montré leur degré de maturité, ou de souhait de maturité. Même s’ils n’ont pas forcément vu Tanguy (un film de vieux ?), ils savent que la cohabitation prolongée avec les parents n’est pas bonne. Ok pour le cocon, mais pour celui qu’on se construit soi-même : et puis, la vingtaine, c’est l’âge où l’on aime aussi se mettre en danger, et donc sauter dans le vide d’une vie qu’on prend enfin en charge. Nous l’avons vécu ainsi, nous les parents. Pourquoi eux penseraient-ils autrement ?
Mais c’était oublier les répercussions affectives importantes. Nous ne savions pas (j’avais oublié) que c’est un moment difficile à vivre pour les parents. Soudain, le nid est vide. Il faut réajuster son comportement avec le conjoint, retrouver une identité perdue. Probablement, nos enfants imaginaient avec enthousiasme leur vie future, comme nous l’avions fait à leur âge. Mais nous, nous n’avions pas imaginé la nôtre, ou ce qu’il en reste, de cette vie future. On ne pouvait que se réjouir de leur départ, et en même temps trembler sur cette émancipation et sur notre solitude.
Pourtant, est-ce une rupture ? Non, c’est le parcours ordinaire d’une vie. Changer d’air, établir de la distance, semble nécessaire pour, justement, inventer sa propre vie qui sera forcément très différente de celle des parents, même si ceux-ci sont aimés. Et puis, n’y a-t-il pas la crainte pour l’enfant d’être encore contrôlé, s’il reste trop proche ? Il y a toujours une tension entre l’attachement des enfants et leur volonté d’indépendance. Et par ailleurs, le couple de parents doit se reconstruire, retrouver des bases nouvelles : il paraît que beaucoup de couples se défont à ce moment-là ! Et peut-être imaginer de nouvelles règles de fonctionnement avec les enfants.
On avait donc un travail à faire sur nous-mêmes. Que deviendrions-nous lorsqu'ils seront partis ? Car c’était un changement de vie ! Il fallait faire preuve de créativité. Fixer des objectifs. Trouver ce qui nous faisait encore plaisir, ce qui nous donnait de l’énergie, de la confiance en nous, développer notre potentiel à réaliser nos rêves, imaginer quelles expériences inédites on aimerait vivre, se redéfinir, prendre soin l’un de l’autre, se stimuler, réaliser des choses dont on pourrait être fier, accepter les bienfaits (et les dégâts, car on vieillit) que la vie nous accorde, donner, apprendre, se recentrer sur les choses importantes et sur soi-même aussi…
Eh oui, ce n’est pas si simple ! Mais c’est la vie, en attendant notre départ à nous, celui définitif. Nous avons vécu, et je crois, pleinement vécu, avec les joies et les douleurs, avec, surtout, tout ce qui arrive quand on ne s’y attend pas : les rencontres imprévues, réelles (toutes les personnes qui nous ont apporté l’amitié, l’amour, l’affection, tel paysage qui nous a enchantés) ou virtuelles (tel écrivain, musicien, artiste ou cinéaste, vivant ou mort, dont on se dit qu’il a filmé, peint, chanté ou écrit spécialement pour nous).

C’est aussi pour cela que nous n’avons pas peur du départ ultime, que nous l’envisageons sereinement. Car "en fin de compte le bonheur non plus n’est pas une obligation", nous rappelle Gabriel Garcia Marquez dans sa nouvelle Blacaman, le bon marchand de miracles (dans le recueil L’incroyable et triste histoire de la candide Erendira et de sa grand-mère diabolique). Quand on sait cela, quand on a perçu sa part de bonheur, quand on a accepté son lot de malheur aussi, on se prend à penser comme Virginia Woolf : «A vrai dire c’était toujours la dernière page, le moment présent qui comptait le plus», écrit-elle dans La scène londonienne.

Vivons donc ce moment présent, il est si riche de possibilités, et ne pensons pas aux départs qui vont suivre…


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