Je sais qu'avec ce titre, le vrai 11 septembre, je vais en choquer plus d'un. Mais tant pis. Et tout ça, pour cause de cinéma.
Il n’est pas inutile de dire que j’étais, ce mercredi 7 mai, spectateur unique dans cette salle de cinéma pour regarder le beau film de Carmen Castillo, Rue Santa Fe, comme en d’autres temps Alfred de Musset l’était au théâtre :
J'étais seul, l'autre soir, au Théâtre Français,
Ou presque seul ; l'auteur n'avait pas grand succès.
Ce n'était que Molière, et nous savons de reste
Que ce grand maladroit, qui fit un jour Alceste,
Ignora le bel art de chatouiller l'esprit
Et de servir à point un dénouement bien cuit.
Grâce à Dieu, nos auteurs ont changé de méthode,
Et nous aimons bien mieux quelque drame à la mode
Où l'intrigue, enlacée et roulée en feston,
Tourne comme un rébus autour d'un mirliton.
Et ceci, au moment où triomphe sur les écrans un film sans doute sympathique, mais insignifiant (je l’ai vu et peux confirmer cette insignifiance), dont le succès vient de l'image idyllique de la société qu'il véhicule, et que j’appellerai un film de mirliton, pour reprendre ce dernier mot de Musset.
Il faut dire que Rue Santa Fe est un film sur l’engagement politique dans l'Amérique latine des années 60 et 70, et plus précisément au Chili. Il est raconté à la façon d’un journal intime par l’auteur, qui a survécu à son compagnon Miguel Enriquez, responsable du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire, en espagnol : Movimiento de Izquierda Revolucionaria), résistant à la dictature de Pinochet, mort les armes à la main le 5 octobre 1974, après plus d’une année de traque et de planque. Le film tente de répondre à la question, que pose d’ailleurs la mère de Carmen Castillo à sa fille : « Quand on a la chance survivre, il faut revenir à la vie. » Donc tourner la page. Mais est-ce possible quand on a milité, quand on s’est battu pour des valeurs auxquelles on a cru ? Et en filigrane, puisque le film est une sorte de journal du retour au pays, dans la rue Santa Fe (c'est là que Miguel est mort), où l’auteur rencontre les habitants, les voisins, la famille, les amis, les femmes des quartiers précaires, les mères de familles arrêtées et torturées, les militants restés en vie, les « survivants », il s’agit de s’interroger sur le sens de la vie, de l’engagement, de la dignité.
(affiche du film)
Carmen Castillo, à l’aide de documents d’archives, qui s’insèrent tout naturellement, d’une façon chronologique éclatée, dans son journal, retrace le chemin qui part des années 60 et 70, du temps du président Allende (victime du coup d'état du 11 septembre 1973), et du soutien critique du MIR, et va jusqu’aux luttes populaires d’aujourd’hui, en passant par les sombres années de la dictature, de la clandestinité pour certains et de l’exil pour d’autres dont elle-même, Carmen Castillo, rescapée grâce à la pression internationale, et à qui les militaires disent quand ils la mettent dans l’avion, vexés d’avoir dû la libérer : « Si jamais tu reviens au pays, on te tue ! »
C’est donc le portrait d’une militante, qui n’a jamais baissé les bras (« nous avions décidé de ne pas perdre la dignité »). Elle raconte en voix off en français (magnifique voix rocailleuse), tandis que les documents d’archives et les rencontres dans le rue et les quartiers sont en espagnol sous-titré, parfois en anglais pour les archives. Mais c'est aussi le portrait de femmes et d’hommes, de toute une génération, de tout un pays largement amnésique, car la dictature a ceci de réel qu’elle obère la mémoire. Et les questions restent ouvertes. Est-ce qu’on s’est trompés ? Miguel est-il mort pour rien ? Tout cela valait-il la peine, toutes ces tortures, toutes ces années de prison ou d’exil, toutes ces disparitions ?
D’une certaine façon, le film répond : oui. Car « la réalité n’a pas changé », les inégalités sociales, les souffrances du peuple existent toujours. Et un mouvement de résistance, différent de celui d’hier, car moins idéologique, mais plus social et concret, s’est mis en place dans les poblaciones, ces quartiers pauvres organisés, et il n’a pas été pour rien dans la renaissance de la démocratie et la fin de la dictature au Chili. Il y a toujours un éveil de la conscience et du désir d’agir chez certains jeunes, ceux que la misère n’a pas précipité dans les bras de la drogue et des petits trafics. Et au contraire des militants du MIR qui se sont rendus compte, lors de la défaite de 1973, qu’ils ne « connaissaient pas l’ennemi », le mouvement actuel a retenu les leçons du coup d’état. Avec une joyeuse impudence, ils se battent contre la politique ultra-libérale et ils réinventent des formes de vie sociale dans ces quartiers déshérités, utilisent internet, les télévisions locales, créent des écoles maternelles, des centres sociaux et culturels, des ateliers de hip hop et de slam, assurent des distributions de vivres, une assistance médicale et deviennent des « filtres de mémoire ». « Tant que nous serons vivants, nos morts ne seront pas morts », disent-ils. Les jeunes étudiants qui manifestent aujourd’hui scandent le nom de Miguel Enriquez…
Certes, à son retour au pays, Carmen Castillo souhaite racheter la maison de la rue Santa Fe où Miguel Enriquez a trouvé la mort, pour en faire un mémorial, mais les jeunes militants l’en dissuadent. La vie continue autrement. Ne créons pas un musée, fondé sur l’amertume et la récrimination, lui disent-ils en quelque sorte. Vivons !
Portrait d’une génération qui a tout sacrifié pour des rêves et des idées (« Nous étions heureux autrement », rappelle une militante, en soulignant l’absence de divertissement des membres du groupe, qui par exemple se privaient d’aller danser - Miguel Enriquez était paraît-il, un danseur hors-pair, mais n'a pas dû danser « plus d'une dizaine de fois dans sa vie ! » - mais pouvaient pourtant être pleins de vie et d’humour), Rue Santa Fe est un film rigoureux. Une fresque qui dresse un paysage familier aux anciens qui, comme moi, n’ont pas oublié le vrai 11 septembre, celui de 1973.
Des photos, des archives filmées des années 60 (occupation de terres par les paysans indiens soutenus par le MIR), 70 (le court temps de la présidence Allende), 80 (manifestations, distributions de vivres) se mêlent aux déambulations, rencontres et interviews dans le Chili actuel, et tentent de renouer les fils coupés par dix-sept années de dictature et par l’exil. L’histoire intime de Carmen Castillo est ainsi reliée à l’histoire de son pays, mais de façon distanciée, sans nostalgie d’un prétendu âge d’or, car elle n’a pas fait partie du mouvement du « retour », pendant lequel de 1978 à 1986 de nombreux exilés « miristes » sont rentrés clandestinement pour reprendre le combat. Beaucoup sont morts. Les survivants peuvent dire : « ils ne peuvent pas t’enlever la liberté si tu le veux ».
Mais le travail de mémoire que le film réalise magistralement (à comparer avec celui d’Annie Ernaux en littérature, avec Les années, tout récemment, ou au cinéma, avec la fresque de fiction italienne Nos meilleures années, de Marco Tullio Giordana, sorti en 2003) ne cherche pas à remuer des cendres. Il y parvient en refusant les oppositions vie privée/vie publique, grande histoire/petite histoire, grâce aux anecdotes savoureuses retrouvées : ainsi, les militants, pour être moins repérés au lendemain du coup d’état de 1973, se rasent les barbes et moustaches, ces poils réputés révolutionnaires et montrent des parties trop blanches de leur visage : elles « n’avaient pas vu le soleil depuis des années. »
On est « comme des survivants », répètent plusieurs femmes et militants. Sans amertume.
On peut être fier du cinéma, en tant qu’art, devant ce film intense, vibrant, magnifique (2h 43, tout de même) qui nous sort des sentiers battus du divertissement sans âme. En nous ouvrant au rapport au monde.