On ne choisit pas de naître.
On ne choisit pas son lieu de naissance et de vie… Ni ses parents (rappelons-nous Poil de carotte et son « tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin »)… On ne choisit pas davantage son éducation, sa religion (un Arabe peut-il ne pas être musulman ?), ses croyances, ses préjugés, son mode de vie (voilà maintenant qu’on nous impose d’être consommateur !). On ne choisit pas son sexe : combien d’hommes auraient souhaité être des femmes, et vice versa… Ni la couleur de sa peau (personnellement j’aurais choisi d’être noir !) ou de ses yeux. On ne choisit pas d’être beau ou laid, grand ou petit, gros ou maigre, fort ou malingre, pétant de santé ou souffreteux, de caractère heureux ou mélancolique…
On est choisi ! Et on doit faire avec.
La plupart des individus s’en accommodent. Moi, je n’ai jamais pu…
J’aurais tant voulu être un surhomme, suprêmement intelligent : un homme de science par exemple, comprenant le monde, alors qu’au fond, je n’y ai pas compris grand-chose. J’aurais tant voulu être costaud, balèze, réactif, un chevalier qui vole au secours des malheureux et des misères du monde, et je suis là, épuisé après une heure de jardinage, fermant ma porte à ceux qui, peut-être, auraient besoin de moi… J’aurais tant voulu être séduisant, gai, plein de ressources pour mon entourage, curieux, inventif, débrouillard, et finalement, je me suis laissé porter sur les vagues de la vie, ballotté comme un fétu de paille, au gré des aléas et des hasards, et non pas selon mes goûts profonds ou mes instincts. J’aurais tant voulu, aussi, être écrivain, et bien sûr, grand écrivain, et je n’ai jamais pris les moyens de mettre en œuvre ce désir latent…
La liberté ou les libertés ! Pris dans tant de déterminismes, que nous en reste-t-il ? Au moins une, celle de choisir sa mort, puisqu’on n’a pas choisi de vivre… Qu’on nous la laisse, cette liberté ! C’est pourquoi j’ai adhéré à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) : je ne veux pas survivre à n’importe quel prix, et que là encore, pour mes derniers instants, ce soit encore d’autres qui décident à ma place, dans un acharnement à prolonger ma vie, y compris contre ma volonté.
Il nous reste aussi une autre liberté, et combien précieuse celle-là, le don. Voilà bien peut-être ce qui fait l’essence de l’humanité et la vraie liberté, celle que Sartre aura en vain cherché dans sa série inachevée Les chemins de la liberté. Le don est par nature gratuit. Et la gratuité est libre, totalement, elle n’entre pas dans le circuit des échanges économiques qui pourrissent définitivement nos civilisations.
Rien ne nous oblige au don : on donne sans esprit d’échange, sans rien exiger, même un remerciement, sans esprit de domination (critère principal de l’économie), en fait, le don équivaut à l’amour (agapè des Grecs anciens). Puisqu’on est libre de le faire aussi bien que de ne pas le faire. C’est le contraire aussi de la logique néo-libérale qui régit notre société, avec ses monstrueux égoïsmes et ses conflits d’intérêt.
C’est pourquoi j’ai décidé de donner mon corps à la Faculté de médecine, et entrepris les démarches en ce sens. Donner son corps ! Au moins une fois dans ma vie j’aurais été utile, totalement, et sans esprit de retour : on m’aura embaumé, puis des étudiants vont me disséquer peut-être, avant l’incinération finale.
Je suis allé voir au cimetière le caveau des « généreux donateurs » où sont entreposées les cendres des donneurs de corps, sans aucun nom individuel. C’est émouvant, il y a là des fleurs, des plaques gravées (A mon papa, A ma mamie, etc.), c’est une fosse commune donc, je pourrai chanter comme Brassens :
Me v'là dans la fosse commune,
La fosse commune du temps.
Mon corps, dont je n’ai pas la propriété (merci, Gandhi, de nous le rappeler dans tes Lettres à l’ashram), fera donc un retour à la terre, mais sans exclusive, sans une dernière propriété qu’est la tombe personnelle ou même familiale. Ce sera une fusion fraternelle, solidaire, au milieu des êtres humains, des inconnus, donc mes frères et sœurs en vérité.
Ce sera pour moi donc la possibilité de me fondre dans la communauté universelle, moi qui n’y ai jamais vraiment réussi, que ce soit celle des enfants, celle des adolescents, celle des hommes, celle des croyants, celle des parents, celle des professionnels et même aujourd’hui celle des « vieux »…
Pour moi qui me suis en fin de compte toujours senti trop différent, trop à part, qui me suis si mal accommodé des différents déterminismes qui m’ont régi (attention, être déterminé n'empêche pas l’individu d’être responsable, et j'ai essayé de l'être !), cette liberté finale, ce choix libre, ce don du corps, représentent le repos que j’ai longtemps cherché au milieu des tourments de la vie. Je me sens libéré !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire