La tristesse est un état d’esprit subversif.
(Paolo Milone, L’art de lier les êtres, tard. Emanuela Schiano de Pepe, Calmann-Lévy, 2023)
Je lis de temps en temps des médias qui n'existent que sur internet et qui me consolent des médias radio, télévisuel et papier ordinaires, toujours prêts à se plier à l'air du temps, à ne dire que ce que les gens veulent entendre et répétant ad nauseam le prêt-à-penser ordinaire. J'ai donc découvert dans Lundi matin du 3 mars l'article suivant, témoignage accablant sur l'absurdité de la technologie moderne.
Autant dire qu'il va falloir jeter à la poubelle tous les vieux dans mon genre, si on ne peut plus avoir de rapports humains en présenciel (quel terme affreux, même si on a échappé pour une fois à l'horrible franglais) pour résoudre les innombrables problèmes que la société actuelle génère. Où est passée l'humanité, le lien entre les êtres humains est en train de disparaître, je n'ai plus qu'à m'effacer moi aussi !
« Il faut bien vivre avec son temps ! » ou comment s’officialise l’effacement de la signature manuelle et l’imposition du smartphone (paru dans lundimatin#465, le 4 mars 2025)
"Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil", Ivan Illich, La convivialité [1]
Voici le récit d’une expérience peu plaisante : comment l’outil smartphone et le projet qui l’impose, annihile la véracité d’une signature manuelle, acte même d’une singularité jusqu’au bout des doigts.
Il est où l’Autre ?
Le statut d’auto-entrepreneur ne me faisait pas rêver, mais c’était la seule façon pour pratiquer mon activité dans la légalité. Bref retour en arrière : pour l’inscription au statut d’auto-entrepreneur, un formulaire en ligne de l’INPI [Institut national de la propriété industrielle], le guichet unique. Une erreur de ma part dans une case qui pourtant n’aurait pas dû faire valider l’inscription – erreur de procédure apparemment rencontrée par nombre de candidats. Conséquence : je ne suis pas auto-entrepreneur mais gérante d’une société. Quelques jours à peine et voilà qu’arrive au courrier un appel à cotisation pour l’URSSAF de plus de 1300 euros. Commence alors un parcours infernal de deux mois entre les impôts, la sécurité sociale et l’URSSAF pour la rectification de mon statut.
Un rendez-vous, enfin au siège de l’URSSAF. J’arrive. Porte fermée, caméra. Incompréhension. Attendre qu’une personne passe par hasard dans un couloir et faire un geste désespéré à travers une porte vitrée. Ce rendez-vous par messagerie informatique est en fait un message fantôme, « Ah, ça arrive des fois. Nous sommes désolés, votre rendez-vous ne s’est pas affiché sur notre planning. Mais bon, comme vous êtes là... » - je viens de faire 2 heures de route. Entrer. Couloir vide. Ils sont où les gens ? Un bureau blanc et froid, autre caméra dans un recoin. Les traditionnels dessins des enfants au mur ont disparu, aucun objet personnel si ce n’est un gobelet pour le café. Glaçant. Trou dans le ventre. « Nous n’avons plus accès aux dossiers. Ce sont des personnes à l’étage qui gèrent tout maintenant. Nous avons juste le droit de les appeler ou de leur envoyer des mails. Je peux au moins transmettre votre dossier. Je suis désolée » - encore un « désolé ». Nous échangeons quelques mots informels sur la situation des agents et l’évolution de leur « métier ».
Je repars, un peu détendue et confiante en leur bonne foi, mais la résignation ou l’acceptation, c’est selon, se généralise dans nombre de services publics. Pour mon affaire, cela s’arrange en quelques semaines. J’envoie une « jolie » carte postale réellement postée ; ce n’est qu’un mot de remerciement sur une carte, mais symboliquement j’espère qu’elle est arrivée sur le bureau.
« C’est facile et rapide ! Ne vous inquiétez pas.
Il suffit de suive la procédure »
"L’expert ne pourra jamais dire où se situe le seuil de la tolérance humaine. C’est la personne qui le détermine, en communauté ; nul ne peut abdiquer ce droit." [2]
Je demande un jour la cessation définitive de mon activité d’auto-entrepreneur auprès de l’INPI. Pour ce faire, j’effectue les démarches en ligne et obtiens le formulaire qu’il me faut valider par une signature numérique. Première tentative, et échec ; c’est en fait une signature « hautement identifiée » qui est exigée. J’imprime alors le document, le signe et me rends à la mairie pour l’authentification de ma signature manuscrite – la mairie ne peut me proposer de signature numérique. J’envoie le document en recommandé avec accusé de réception à l’INPI, doublé d’un scan et d’un envoi numérique sur le site officiel - je me dis, à tort, qu’avec toute cette matière « ils » trouveront un moyen pour entériner l’affaire en cochant la case - je croyais encore en une main heureuse devant un écran, mais c’était oublier momentanément la dimension absolue du numérique.
Courrier de l’INPI, une réponse informelle : « Depuis le 1er janvier 2023, les formalités de création, de modification et de cessation d’entreprises s’effectuent exclusivement en ligne, en application de l’article 1er de la loi PACTE n°2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises ». Un numéro de téléphone disponible puisque « les experts de notre centre national d’information sont à votre disposition pour répondre à vos questions sur l’utilisation de ce service » ; j’appelle, la réponse est sans retour : « Madame, il faut bien vivre avec son temps ! Mais ne vous inquiétez pas, c’est facile et rapide si vous suivez la procédure ».
Je demande conseil et aide à FRANCE SERVICE de ma commune pour tenter de trouver une solution afin que ma cessation d’activité soit validée : nous optons, malgré ma réticence, pour le service en ligne LIVECONSENT, site officiel, pour la création de ladite signature numérique hautement identifiée. Le formulaire est ainsi complété. Mais voilà que la signature n’est pas reconnue par l’INPI. Encore une mauvaise surprise. Nous réalisons alors la démarche via FRANCE CONNECT +, or il est imposé à l’utilisateur d’avoir un smartphone. Ne disposant pas de ce type d’appareil, il est possible d’obtenir une signature numérique via LA POSTE, en présentiel. Mais à La Poste la réponse est similaire : un smartphone est indispensable. Je fais donc appel à un mandataire pour qu’il puisse accomplir la démarche via son smartphone, sous le regard d’un agent de LA POSTE : cela ne fonctionne pas davantage. « Bug ». Entre ces rendez-vous, je multiplie les courriers auprès de l’URSSAF pour leur expliquer mes difficultés, en vain.
Pour obtenir la fameuse signature, il me faut donc posséder personnellement un smartphone ou technologie équivalente. Or, étant diagnostiquée « hypersensible aux champs électromagnétiques » depuis plusieurs années (Médecine de pathologie professionnelle et environnementale), je ne dispose que d’un simple portable à touches – d’autres raisons me font opter pour cet outil ; en tant que citoyenne, je ne suis pas dans l’obligation d’avoir un smartphone. Me voici donc dans une réelle impasse, je vis la situation avec une certaine « violence » institutionnelle.
Je fais appel auprès d’un Défenseur des Droits ; plusieurs semaines de procédures, et n’avoir au final pour réponse que ce fameux article 1er de la loi PACTE déjà brandi par l’INPI.
Contre mon gré une fois encore, mais acculée, je réalise une identité numérique avec LA POSTE via un numéro de téléphone provisoire - achat d’une carte chez un opérateur et insertion de la puce dans un smartphone prêté pour l’occasion. L’opération nécessite : photos de face et de profil, création d’un QR Code, etc. sueurs froides, et « Les données personnelles seront conservées pendant 7 ans conformément à la Charte Informatique et Libertés ». Mais nouveau « bug » ; à quel endroit du processus ? Je contacte l’INPI qui me renvoie à une erreur du service de LA POSTE, et LA POSTE de me faire la réciproque, évidemment. Aucun aboutissement.
Entre temps, le Centre des Impôts m’informe avoir entériné ma demande de fin de statut d’auto-entrepreneur, et ce, sans l’aval de l’URSSAF qui ne peut valider quoi que ce soit sans un document de l’INPI. Quelque chose a donc « fonctionné » à l’envers, contre toute attente, enfin un rendez-vous avec l’humanité. Mais pour l’URSSAF et l’INPI, je suis toujours auto-entrepreneur.
Alors maintenant ? Et bien j’écris à la Présidence de la République... Peu de temps après j’obtiens une réponse du directeur du cabinet : mon courrier est transmis à qui de droit. J’acte cette réponse sans savoir quoi en penser. Quelques semaines passent, je reçois un courrier officiel de l’URSSAF attestant de la fin de mon statut depuis ma première demande des mois auparavant. Je ne saurai le « qui » et le comment. Profond soulagement. J’ai décoché une case parmi ces innombrables données interconnectées mais non sans avoir participé au nourrissage de l’IA ; et le logiciel de l’INPI de continuer à envoyer régulièrement des messages de rappel pour le suivi de l’avancement de mes formalités. Je pourrais presque sourire de tout cela si ne me venaient en tête les drones et leurs « cibles de haute valeur ».
Parenthèse : il n’y a jamais eu de raison écologique ou de simplification administrative à la numérisation des formes du monde.
Fin des années 80 début 90, arrivée des premiers ordinateurs dans les maisons, après le minitel. 1993 : pour valider un parcours universitaire, les cours d’informatique sont obligatoires ; aujourd’hui, formation incontournable à l’IA dans le parcours scolaire. Nombreux diront que « tout dépend de l’utilisation de l’outil »… Cet état de fait, s’il a seulement existé un jour, semble pourtant bien révolu - de même que la question éthique en science disparaît puisque rien ne doit entraver le « progrès » [3].
Jacques Ellul expliquait au milieu du siècle dernier comment la technique était devenue autonome et l’humain un appliquant résigné, ou un résistant voué à l’usure. Certes, le choix de refuser certains outils est d’évidence de plus en plus difficile à assumer, mais résister apporte cette sorte de joie d’espérer encore ; nous avons des mains fabuleuses et des corps pour éprouver. Non, demain n’est pas codé dans les circuits informatiques. Et je rêve : machines sauvages [4].
« L’installation du fascisme techno-bureaucratique n’est pas inscrite dans les astres. Il y a une autre possibilité : un processus politique qui permette à la population de déterminer le maximum que chacun peut exiger, dans un monde aux ressources manifestement limitées ; un processus d’agrément portant sur la fixation et le maintien de limites à la croissance de l’outillage » [5].
« Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don. » [6]
Stéphanie Chanvallon
[1] Ivan Illich, « La convivialité », Editions du Seuil, 2021, p. 13
[2] Ivan Illich, ibid., p. 127
[3] La science est « par nature transgressive » et ne doit pas être freinée dans un monde en compétition internationale. Voir Pierre Savatier, « Les Chimères homme-animal sont une alternative à l’expérimentation humaine », Le Monde, 9 mars 2021.
[4] Voir « Rêver : Machines sauvages », Lundi matin, n° 321, 2022
[5] Ivan Illich, ibid., p. 145
[6] Ivan Illich, ibid., p. 13
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