Tous les matins tu ouvres les yeux et tu t’étonnes d’être encore là.
(Paolo Milone, L’art de lier les êtres, tard. Emanuela Schiano de Pepe, Calmann-Lévy, 2023)
J'ai un problème avec mes clés. Depuis des années, je porte mon trousseau sur ma poitrine, attaché autour du cou par un cordon, qui me permet de pas perdre mes clés et surtout de pouvoir rentrer chez moi. Car, par deux fois, sortant de chez moi au début de mes années bordelaises, je me suis retrouvé coincé sur le palier, car ma porte d'entrée n'a pas de poignée extérieure. Heureusement, la première fois, j'avais laissé un double de ma clé chez ma sœur de Bordeaux, et instruit par l'expérience, j'ai maintenant un autre double chez le gardien de mon immeuble, comme d'ailleurs pas mal d'habitants de la Tour Mozart. Car, en notre absence, en cas de fuite d'eau par exemple, il peut venir vérifier si ça ne vient pas de chez nous.
J'ai déjà dû dire quelque part dans mon blog que j'ai vécu six ans à Auch sans jamais fermer ma porte à clé sauf quand je m'absentais pour le week-end ou des vacances. Mais mon proprio, qui habitait à côté de chez moi (il avait transformé la grange près son habitation en deux appartements : j'habitais au rez-de-chaussée) avait un double de la clé au cas où je l'aurais perdue. Ce qui n'est jamais arrivé. Ainsi, mon jeune ami Robert, le berger, quand il est venu me voir en tandem depuis la Drôme avec sa sœur Jacqueline, et qu'ils étaient arrivés avant que je sorte du travail, s'est installé chez moi. Ils ont pu se doucher et se reposer en attendant mon retour du boulot. Je l'avais avisé que je ne fermais pas ma porte à clé.
Peut-être aussi ai-je dû raconter l'histoire qui m'est arrivée en Pologne en 1974, alors que je participais à une soirée festive d'étudiants assez arrosée : j'ai eu envie d'aller aux vécés pour pisser et dégueuler la vodka qu j'avais dû boire (on m'y a pas repris une deuxième fois !), et j'ai commis l'erreur de fermer à clé derrière moi. Quand j'ai voulu rouvrir, impossible ! Allez faire comprendre à de jeunes Polonai(e)s éméché(e)s que j'étais incapable de sortir ! Heureusement, mon ami Piotr, avec qui je communiquais en anglais, m'a dit de sortir la clé et de la passer sous la porte : on a rouvert de l'extérieur.
Aussi quand j'ai lu ce très beau livre sur l'univers psychiatrique et sur l'enfermement des patients et du personnel, le passage sur les clés m'a sauté aux yeux. Il m'a rappelé aussi mes lectures en prison ; de la même façon, les gardiens de prison se promènent toujours avec un trousseau de clés. Et ils nous enfermaient seuls avec les détenu(e)s venu(e)s assister à nos lectures. Mais nous n'avons jamais eu peur. D'ailleurs, je pense que la peur, comme l'inquiétude et les regrets, sont nocifs pour notre mental.
Voici donc un extrait de
L’art de lier les êtres de Paolo Milone
Le Service 77 est un service fermé.
Quand un nouveau médecin arrive, on lui met un trousseau de clés sous le nez et on lui explique : ceci est le pouvoir.
Moi-même, quand j'ai eu les clés, j'ai juré de respecter les règles : lorsque j'ouvre une porte, je dois me souvenir de la fermer derrière moi, toujours, je ne dois pas laisser les clés sur les tables et les bureaux, je ne dois pas laisser les clés accrochées aux porte, grave erreur, je ne dois pas perdre les clés, sous peine de déshonneur et de ricanements, je ne dois pas oublier les clés chez moi, je ne dois prêter les clés à personne.
Étant donné que je suis étourdi, je me trompe toujours, deux ou trois fois par jour, les patients me ramènent les clés que j'ai oubliées je ne sais où : prenez ça, docteur, ils me disent tout bas, à l'abri du regard de mes collègues qui me feraient des reproches.
Quelle que soit la tension qu'on subit au travail, le léger poids des clés suffit à nous rassurer.
On passe son temps à caresser la poche où elles reposent.
Si tu ne sens pas ce poids, tu t'inquiètes, tu n'es pas vraiment en cage, mais les collègues te laissent attendre dix minutes avant d'ouvrir n'importe quelle porte.
Je prends les clés, j'ouvre la porte. Je passe. Je la referme derrière moi : j'ai oublié quelque chose.
Je reprends les clés, je rouvre la porte. Je passe. Je la ferme derrière moi : je prends ce que j'avais oublié.
Je reprends les clés, je rouvre la porte. Je passe. Je la ferme derrière moi : le téléphone sonne dans la pièce.
Je reprends les clés... Voilà ma journée.
Je rêve d'un Service 77 sans clés, ou tout simplement avec des portes automatiques.
En attendant, les patients me disent : vous avez de la chance parce vous avez les clés.
Oui, j'ai les clés, mais je suis toujours là.
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