mardi 16 décembre 2014

16 décembre 2014 : plus tard ?


Stockmann : J'ai l'intention de faire la révolution contre ce mensonge qui consiste à dire que c'est la majorité qui détient la vérité. Quelles sont les vérités autour desquelles la majorité fait bloc ? Ce sont des vérités si vieilles qu'elles commencent à tomber en décrépitude. Et lorsqu'une vérité a atteint cet âge-là, elle est en bonne voie de devenir un mensonge, messieurs.
(Henrik Ibsen, Un ennemi du peuple, trad. Terje Sinding, in Les douze dernières pièces, vol. II, Imprimerie nationale, 1991)


Plus tard ! Combien de fois ai-je entendu cette injonction ? « Tu pourras faire ça quand tu seras grand, plus tard ! » « C'est pas le moment, on fera ça plus tard ! » « Laisse-donc faire les autres ! Tu verras bien, plus tard ! » Etc. Rien à faire, ces plus tard là me sont toujours restés en travers de la gorge. Les plus tard que je me suis imposés à moi-même, eux, étaient valables. Attendre, avant de choisir une profession, par exemple, ou de me marier et de faire des enfants : oui, j'ai pratiqué dans ce cas-là un beau plus tard. Je crois même que mes parents n'y croyaient plus, sauf ma grand-mère maternelle, qui avait demandé à maman de lui enlever son alliance : « Ce sera pour Jean-Pierre, quand il se mariera ! » lui avait-elle dit ; je n'en savais rien, bien sûr, mamie ne m'avait rien dit, avant de mourir. Je l'ai toujours au doigt, cette alliance de la continuité. Attendre avant de me lancer dans des entreprises difficiles : ma première randonnée à vélo (1300 km quand même en 1973, à vingt-sept ans), mon premier opéra vu sur scène en 1976, à trente ans (je pensais que ce n'était pas pour moi, ce genre de spectacle), mon premier marathon en 1978, à trente-deux ans, mon premier poème publié en 1983, à trente-sept ans, ma première lecture d'À la recherche du temps perdu de Marcel Proust (là encore, je pensais que ce n'était pas pour moi) débutée en 1989 et poursuivie pendant dix ans, au gré de mes insomnies, mon premier livre publié à soixante-trois ans, etc. Oui, j'ai su user à bon escient du plus tard...
Mais aujourd'hui, où l'on me dit : « Mais qu'est-ce que tu fais, à vagabonder comme ça, toujours entre deux trains, entre deux festivals de cinéma, voire entre deux cargos ? », je réponds que si je ne le fais pas maintenant, après il sera trop tard, réellement trop tard, je ne peux pas attendre le plus tard ; et ça, je le sais, j'ai une petite voix intérieure qui me le dit. Il est des cas où on ne peut pas attendre plus tard. Où il faut saisir le contact, l'instant, le hasard, l'occasion, la rencontre, le rendez-vous, l'engagement, l'épreuve... La seule chose que je ne peux remettre à plus tard, maintenant, ce sera ma mort, qui arrivera à son heure, peut-être même à mon heure, ce qui ne me fait pas peur. C'est une vieille camarade, je l'ai frôlée à plusieurs reprises et j'ai bien assez vécu sans me souhaiter une arrière-vieillesse calamiteuse : non, là, je ne demanderai pas plus tard. Et, si la loi et la médecine le permettent, je choisirai mon heure !
Mais le reste, l'amitié, la solidarité, le partage, la bienveillance, la compassion, la fraternité, la main sur l'épaule, l'enrichissement spirituel (j'écoute en ce moment pendant mes repas le double cd que je m'étais offert il y a deux ans, L'Évangile selon saint Jean, dit par Gérard Rouzier) et intellectuel, la découverte des êtres humains, de leur diversité, de leurs façons d'être, de leurs mœurs, de leurs œuvres (livres, art, films, théâtre, opéras), de pays et paysages nouveaux, est-ce que je peux dire : plus tard, alors que mon temps est désormais compté ? Non ! Trois fois non !
Et cessons d'avoir peur, que diable ! J'ai été frappé par le fait que notre groupe de Bordeaux allant à Marrakech n'était composé que de dix-huit personnes cette année (dont seulement onze de Bordeaux), alors qu'ils étaient, paraît-il cinquante ces dernières années. Le diable télévisuel est passé par là, en ne présentant que des infos lamentablement tronquées, destinées à distiller la peur, l'inquiétude. Les gens de nos pays riches (attention, tous ne sont pas riches, et je ne suis pas surpris de voir que tant d'entre eux sont dans la rue, quand on voit toutes les garanties qu'il faut apporter quand on veut simplement louer un appartement, malheur à ceux qui n'ont pas de répondant, de garant) s'inquiètent. 

 la lumière du monde
 
À l'inverse, tant de pauvres gens de là-bas (j'ai pu discuter avec de jeunes Marocains) n'ont pas peur de risquer leur vie pour atteindre nos rivages ! Où d'ailleurs ils n'auront pas la vie facile qu'ils croient ! Mais voilà, ils ne voient pas la même chose à la télévision. Ils n'y voient que chez nous tout le monde vit bien, les séries ne montrent que des gens riches (et qui ne travaillent guère), bien habillés, avec de belles voitures, de belles villas ou de beaux appartements, des enfants qui vont dans de bonnes écoles, etc. A-t-on oublié les combats qu'il a fallu mener pour gagner tout ça ici, pour simplement vivre dans des logements décents (je rappelle que jusqu'en 1961, j'ai connu les cabinets au fond de la cour et l'absence d'eau courante), trouver du travail décemment rémunéré, aller à l'école (c'était loin d'être gagné, jamais je n'aurais supposé que je ferais des études supérieures, par exemple), se soigner correctement, etc. ? Maintenant l'on vit de plus en plus dans la peur de l'autre, de l'étranger, du différent, d'être viré de son boulot, de sa maison, séparé de son conjoint et de ses enfants, de vieillir dans la plus haute des solitudes ?
Alors, pas de plus tard ! Surtout à mon âge ! Et puis, préférer être dans la non-consommation, dans le refus d'un système qui court à sa perte ; et, si je voyage beaucoup, c'est pour vérifier la phrase de Henri Michaux (Poteaux d'angle, Gallimard, 1971) : "Non, non, pas acquérir. Voyager pour t'appauvrir. Voilà ce dont tu as besoin." Au milieu de l'océan, on est démuni, en face de la terrible nature. On ne songe pas à accumuler, mais à s'appauvrir, à n'être plus que soi-même.

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