Stockmann :
J'ai
l'intention de faire la révolution contre ce mensonge qui consiste à
dire que c'est la majorité qui détient la vérité. Quelles sont
les vérités autour desquelles la majorité fait bloc ? Ce sont
des vérités si vieilles qu'elles commencent à tomber en
décrépitude. Et lorsqu'une vérité a atteint cet âge-là, elle
est en bonne voie de devenir un mensonge, messieurs.
(Henrik
Ibsen, Un
ennemi du peuple,
trad. Terje Sinding, in Les
douze dernières pièces,
vol. II, Imprimerie nationale, 1991)
Plus
tard ! Combien de fois ai-je entendu cette injonction ?
« Tu pourras faire ça quand tu seras grand, plus tard ! »
« C'est pas le moment, on fera ça plus tard ! »
« Laisse-donc faire les autres ! Tu verras bien, plus
tard ! » Etc. Rien à faire, ces plus
tard
là me sont toujours restés en travers de la gorge. Les plus
tard
que je me suis imposés à moi-même, eux, étaient valables.
Attendre, avant de choisir
une profession, par exemple, ou de me
marier et de faire des enfants : oui, j'ai pratiqué
dans ce cas-là un beau plus tard. Je crois même que mes parents n'y croyaient
plus, sauf ma grand-mère maternelle,
qui avait demandé à maman de lui enlever son alliance : « Ce
sera pour Jean-Pierre, quand il se mariera ! » lui
avait-elle dit ; je
n'en savais rien, bien sûr, mamie ne m'avait rien dit, avant de
mourir.
Je l'ai toujours au doigt, cette alliance de la continuité. Attendre avant de me lancer dans des
entreprises difficiles : ma première randonnée à vélo (1300
km quand même en 1973, à vingt-sept ans), mon premier opéra vu
sur
scène en 1976, à trente ans (je
pensais que ce n'était pas pour moi, ce genre de spectacle),
mon premier marathon en 1978, à trente-deux ans, mon premier poème
publié en 1983, à trente-sept ans, ma première lecture d'À
la
recherche
du
temps
perdu
de
Marcel Proust (là
encore, je pensais que ce n'était pas pour moi)
débutée en 1989 et poursuivie pendant dix ans, au gré de mes
insomnies, mon premier livre publié à soixante-trois ans, etc. Oui,
j'ai su user à bon escient du
plus tard...
Mais
aujourd'hui, où l'on me dit : « Mais qu'est-ce que tu
fais, à vagabonder comme ça, toujours entre deux trains, entre deux
festivals de cinéma, voire entre deux cargos ? », je réponds que si je ne le fais pas maintenant, après il sera trop tard,
réellement trop tard, je
ne peux pas attendre le plus
tard ;
et ça, je le sais, j'ai une petite voix intérieure qui me le dit.
Il est des cas où on ne peut pas attendre plus
tard.
Où il faut saisir le contact, l'instant, le hasard, l'occasion, la
rencontre, le rendez-vous, l'engagement, l'épreuve... La seule chose
que je ne peux remettre à plus tard, maintenant, ce
sera
ma mort, qui arrivera à son heure, peut-être
même à mon heure, ce
qui ne me fait pas peur. C'est une vieille camarade, je
l'ai frôlée à plusieurs reprises et j'ai bien assez vécu sans me
souhaiter
une arrière-vieillesse calamiteuse : non, là, je ne demanderai
pas plus
tard.
Et,
si la loi et la médecine le permettent, je choisirai mon heure !
Mais
le reste, l'amitié, la solidarité, le partage, la bienveillance, la
compassion, la fraternité, la
main sur l'épaule, l'enrichissement spirituel (j'écoute en ce
moment pendant
mes repas le
double cd que je m'étais offert il y a deux ans, L'Évangile
selon
saint Jean,
dit par Gérard Rouzier) et
intellectuel,
la découverte des êtres humains, de
leur diversité, de
leurs façons d'être, de leurs mœurs, de leurs œuvres (livres,
art, films, théâtre, opéras), de pays et paysages nouveaux, est-ce
que je peux dire : plus tard, alors
que mon temps est désormais compté ?
Non ! Trois fois non !
Et
cessons d'avoir peur, que diable ! J'ai été frappé par le
fait que notre groupe de Bordeaux allant à Marrakech n'était
composé que de dix-huit personnes cette année (dont seulement onze
de Bordeaux), alors qu'ils étaient, paraît-il cinquante ces
dernières années. Le diable télévisuel est passé par là, en ne
présentant que des infos lamentablement tronquées, destinées à
distiller la peur, l'inquiétude. Les gens de nos pays riches
(attention, tous ne sont pas riches, et je ne suis pas surpris de
voir que tant d'entre eux sont dans la rue, quand on voit toutes les
garanties qu'il faut apporter quand on veut simplement louer un
appartement, malheur à ceux qui n'ont pas de répondant, de garant) s'inquiètent.
la lumière du monde
À
l'inverse, tant de pauvres gens de là-bas (j'ai pu discuter avec de
jeunes Marocains) n'ont pas peur de risquer leur vie pour atteindre
nos rivages ! Où d'ailleurs ils n'auront pas la vie facile
qu'ils croient ! Mais voilà, ils ne voient pas la même chose à
la télévision. Ils n'y voient que chez nous tout le monde vit bien,
les séries ne montrent que des gens riches (et qui ne travaillent
guère), bien habillés, avec de belles voitures, de belles villas ou
de beaux appartements, des enfants qui vont dans de bonnes écoles,
etc. A-t-on oublié les combats qu'il a fallu mener pour gagner tout
ça ici, pour simplement vivre dans des logements décents (je rappelle que jusqu'en 1961, j'ai connu les cabinets au fond de la cour et l'absence d'eau courante), trouver
du travail décemment rémunéré, aller
à l'école (c'était loin d'être gagné, jamais je n'aurais supposé
que je ferais des études supérieures, par exemple), se
soigner correctement, etc. ? Maintenant l'on vit de plus en plus dans la peur de
l'autre, de l'étranger, du différent, d'être
viré de son boulot, de sa maison, séparé de son conjoint et de ses
enfants, de vieillir dans la plus haute des solitudes ?
Alors,
pas de plus tard ! Surtout à mon âge ! Et puis, préférer être
dans la non-consommation, dans le refus d'un système qui court à sa
perte ; et, si je voyage beaucoup, c'est pour vérifier la
phrase de Henri
Michaux (Poteaux
d'angle,
Gallimard, 1971) : "Non,
non, pas acquérir. Voyager pour t'appauvrir. Voilà ce dont tu as
besoin."
Au milieu de l'océan, on est démuni, en face de la terrible nature.
On ne songe pas à accumuler, mais à s'appauvrir, à n'être plus
que soi-même.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire