Il
ne croyait pas au hasard et il aimait le dire. Il aimait parler des
intimes filiations qui se nouent entre les êtres.
(François
Emmanuel, La nuit d'obsidienne, Les
Éperonniers,
1992)
Patrice
Caillot est mort. On voit que
je ne regarde pas internet si souvent, car, comme pour Isabelle Jan
(cf ma page du 14 août 2012), j'apprends son décès avec beaucoup de retard :
le CNBDI (Centre nationale de la bande dessinée et de l'image) a
signalé sa disparition le 8 janvier 2013.
Il
fut mon seul ami masculin – j'étais plutôt entouré par un essaim
de femmes, Monique R., Marie-José C., Anne E., Anne-Marie D,
Christine P., Annick P., etc. – parmi mes condisciples de l'École
Nationale Supérieure des Bibliothèques pendant l'année scolaire
1969-1970. L'admiration que j'avais pour lui – il était un peu
plus âgé que moi, il était parisien jusqu'au bout des ongles, il aimait
séduire les femmes alors que j'étais d'une timidité excessive, il avait des connaissances
littéraires et artistiques sans commune mesure avec les miennes,
petit provincial que j'étais, et il aimait les faire partager –
cette admiration n'était pas éloignée de l'amour. Je peux dire qu'il m'a fait
grandir et que, sans lui, je n'aurais peut-être pas dirigé ma
carrière de la même façon.
Nous
étions souvent côte à côte pendant les travaux pratiques de
catalogage ou de bibliographie : c'est avec lui que j'appris à
fureter dans la salle des catalogues de la Bibliothèque Nationale,
rue de Richelieu, auquel notre statut d'élève-conservateur nous
donnait accès. Comme je lisais chaque semaine le Canard
enchaîné,
il me fit découvrir Hara
Kiri hebdo
et son humour très particulier et plus virulent. Je crois bien que c'est
pour l'imiter – ou au moins pour lui tenir compagnie quand il nous
arrivait de baguenauder dans les rues de Paris – que je me suis mis à fumer en décembre 1969.
Il
habitait en banlieue, mais fréquentait beaucoup les cinémas de
Paris, en particulier toutes les petites salles qui proposaient des
reprises (nous hantions l'Action
La Fayette
qui n'existe plus, et programmait un film différent chaque jour, que
du cinéma américain de la grande époque) ou du cinéma-bis
(épouvante – il
adorait le cinéaste italien Mario Bava et son actrice fétiche
Barbara Steele,
science-fiction, polar
de série B, etc.), m'entraîna à la Cinémathèque (où nous vîmes
un jour un film italien en version originale sous-titré en allemand
!), aux reprises des films de Buster Keaton ou de Sternberg avec Marlène Dietrich
(découvertes inoubliables), fit mon éducation en matière de
comédie musicale (genre qui le passionnait, il appréciait
particulièrement Fred Astaire et Cyd Charisse, il appelait cette
dernière The legs).
Bref, je croyais avoir une solide culture cinématographique avant de
le connaître (fréquentation assidue du ciné-club hebdomadaire du
lycée et de plusieurs ciné-clubs de Bordeaux quand j'étais
étudiant, lecture mensuelle de la revue Cinéma
à laquelle j'étais abonné, nombreux films vus en salle et à la
télévision), j'ai dû déchanter. Après mon année à l'école, ma
curiosité cinématographique en fut, grâce
à lui,
plus affûtée.
Du
côté des livres, il m'a aussi ouvert des horizons. Grand amateur de
bande dessinée, dont il fut un collectionneur assidu, notamment de
l'époque de l'âge d'or (XIXe siècle et début du XXe, jusqu'en
1939), il savait faire partager ses goûts (et ses dégoûts !).
C'est un peu grâce à lui que j'ai développé le fonds BD quand je
fus dans le Gers, au point même de faire une conférence (!) avec diapos sur le
thème vers 1977. De la même manière, il aimait les littératures
populaires, et
participa aux activités de l'Association des amis du roman populaire
et de sa revue Le
Rocambole.
Il avait
une affection pour trois
auteurs que j'aimais aussi : Gaston
Leroux (dont il me fit lire le
diptyque La poupée
sanglante
et La machine à
assassiner dans
sa belle édition des éditions
Opta), James
Hadley Chase (mais je ne connaissais pas encore l'extraordinaire Miss
Shumway jette un sort,
qu'il me proposa)
et
Michel Zévaco (il
admirait les images des couvertures des anciennes éditions signées Gino
Starace, illustrateur
aussi des Fantômas,
sur
qui il publia en collaboration un bouquin aux éditions Encrage). Et
il
me fit connaître la science-fiction ancienne (je
n'avais encore lu que Wells)
et contemporaine, grâce au Club du livre d'anticipation auquel il
était abonné : il me fit découvrir entre autres Philip K.
Dick, Philip José Farmer, Robert
Silverberg,
Edgar Rice Burroughs (le cycle de Pellucidar).
Edgar Rice Burroughs, Pellucidar, publié chez Opta (Club du livre d'anticipation)
livre que Patrice m'a fait lire
À
la Bibliothèque Nationale, où il travailla toute sa vie, il
participa à plusieurs expositions et lui fit don d'une partie de ses
trésors ; je pistais ses dons en feuilletant la Revue
de la Bibliothèque nationale.
Car de fait, on s'est perdus de vue. Il vint pourtant me voir un jour, en plein été,
vers 1975, dans ma bibliothèque du Gers. Il revenait d'une cure de trois
semaines à Bagnères de Bigorre (il était asthmatique – et fumer
ne l'arrangeait pas). Je me souviens de son exclamation : « Il
me tarde de rentrer ! Je n'en peux plus, j'étouffe, loin de Paris ! »
Je ne l'ai jamais revu, mais lui ai toujours gardé une grande
place
dans mon cœur. Car il est impossible d'oublier ceux qui vous ont
tant apporté.
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