et
je me dis, rien n'est simple, ni toute la vie, ni même le bonheur
soudain.
(Maxim
Biler, Le droit des jeunes hommes, in L'amour aujourd'hui)
Je
reviens de Paris, où j'ai complété mon dossier de voyage, et j'ai
bien fait d'y aller, car l'agence n'avait pas la copie de mon nouveau
passeport, puisque le précédent s'est périmé en 2012. Et dans le
dossier qu'ils avaient réalisé antérieurement pour mon tour du monde annulé, c'était
l'ancien : résultat, je n'aurais même pas réussi à pénétrer dans
le port du Havre. J'avais oublié de mettre à jour le dossier quand
j'ai fait faire mon passeport nouveau, qui sera sans doute le
dernier, car je ne suis pas sûr de voyager encore au-delà de 2022 !
J'ai donc passé quelques jours à Paris après un arrêt-éclair à
Poitiers. Sans être absolument guéri (le rhume persiste), je vais
nettement mieux, et j'ai repris goût à manger, pas trop tôt...
Paris,
où j'ai été fastueusement reçu par mes cousins, comme d'habitude. Je suis allé voir l'exposition sur Les enfants du paradis
(le film de Carné et Prévert) à la Cinémathèque, complétée par
la galerie des donateurs qui présentait des documents sur l'ensemble
des films de Carné et le Musée du cinéma. Très bel ensemble, avec
de nombreux documents originaux (affiches, manuscrits et notes de
travail, photographies, costumes, appareils de projection anciens,
extraits de films, etc.). Malgré tout, réservé aux purs
cinéphiles. Et aussi The Museum of everything au Chalet
Society, centre d'art, Boulevard Raspail. Là, il s'agit d'art brut,
de créateurs autodidactes, ou qui en tout cas, ont développé une
œuvre en marge des courants institutionnels, voire dans l'anonymat
le plus complet. C'est une sorte de bric-à-brac foutraque, où des
peintures naïves minuscules ou géantes voisinent avec des
marionnettes, des objets de toutes sortes fabriqués avec des matériaux de
récupération, des réalisations mystiques, notamment de l'Américain
Henry Darger (1892-1973), dont les œuvres littéraires et
artistiques ne furent découvertes qu'après sa mort (article sur
wikipedia). Mon cousin (et artiste, vidéaste et poète) Blick, qui
m'a entraîné dans cette visite, me recommande d'aller voir le Musée
d'art brut de Lausanne. Peut-être avec Mathieu ?
Bien
sûr, j'avais aussi emporté des livres, notamment ceux qu'on m'a
offerts pour mon anniversaire. Certaines n'avaient jamais vu le
mer, de Julie Otsuka (Phébus, Prix Fémina étranger) est un
étrange roman dans lequel il n'y a pas un héros, mais une foule
d'héroïnes : il n'est donc pas écrit à la première ni à la
troisième personne du singulier, mais à la première personne du
pluriel : ce « nous » extraordinaire donne une
originalité incroyable au récit qui s'étale sur une vingtaine
d'années et qui s'apparente au fabuleux livre d'Annie Ernaux, Les
années, mais sur un ton très différent. Les héroïnes sont des
Japonaises auxquelles des prétendants (eux-mêmes japonais, mais
déjà installés aux USA) ont payé le voyage aller, dans le but de
les épouser. Ils leur ont fait miroiter une conjugalité parfaite
(elles sont quasiment violées dès leur arrivée) et une vie
matérielle aisée (alors qu'ils sont tous ouvriers agricoles fort rustres et
vivent dans une misère noire). Elles vont donc rapidement déchanter.
Déjà leur voyage en mer s'apparentait plus au commerce d'esclaves du
XVIIème siècle qu'à une croisière ! Une fois sur le continent, elles sont
contraintes de suivre leurs maris sur leurs lieux de travail et de
les y aider, dans des conditions misérables. La cohabitation avec
les Américains, dont elles ne connaissent pas la langue, est
difficile. Peu à peu, pourtant, les familles s'installent dans des
quartiers japonais, en ville, envoient leurs enfants à l'école où
eux s'adaptent bien, mais finissent par déconsidérer et mépriser
leurs parents. Enfin, la guerre fait peser sur eux une énorme suspicion, on
les considère comme traîtres et ils sont évacués de la zone
côtière pour être placés en camps d'internement. On n'entendra
plus parler d'eux. Roman fascinant, surprenant, qu'on ne lâche pas.
On
m'avait offert aussi La liste de mes envies, de Grégoire
Delacourt (Lattès). L'héroïne, Jocelyne (elle a épousé un
Jocelyn, sans passion, parce qu'il fut le premier à la regarder
comme une femme, et qu'elle était enceinte de ses œuvres), tient un petit commerce
de mercerie à Arras. Elle mène une vie étriquée, ses deux enfants
ont grandi et sont loin, son mari est en passe de devenir
contremaître. Ils ont vieilli et elle s'en rend compte : "J'ai
vu ces années sur son visage, j'ai vu le temps qui nous éloigne de
nos rêves et nous rapproche du silence".
Sa seule joie, le site internet qu'elle a créé, "dixdoigtsdor", où
elle donne de nombreux conseils de couture, tricot, broderie,
crochet, aussi bien que sur les différentes sortes de fil et de
tissus. Ce site a un succès phénoménal et fait revenir à la
mercerie une clientèle qui l'avait désertée pour les grandes
surfaces. Elle a deux amies, les jumelles qui tiennent la boutique de
coiffure et d'esthétique voisine. De temps en temps, Jocelyn (qui
rêve d'une belle voiture) l'emmène en week-end au Touquet, voir la
mer. Et voilà qu'un jour, les deux voisines lui font part de leur
rêve : « Si on gagnait au Loto ? Tu devrais y jouer
toi aussi ! » Ce qu'elle fait, et pour son premier jeu,
elle gagne le pactole : plus de 18 millions d'euros. Elle ne dit
rien à son mari ni à personne, va chercher son chèque, écoute
attentivement les conseils des psychologues (c'est, paraît-il,
traumatisant de devenir brusquement très riche), et se demande ce
qu'elle peut bien faire d'une pareille somme : elle dresse la
liste de ses besoins – ça ne va pas chercher bien loin – puis
celle de ses envies... Et elle poursuit sa petite vie sans même
encaisser le chèque qu'elle a caché dans une chaussure. Car elle
n'ose pas s'autoriser des fantasmes : "Je
possédais ce que l'argent ne pouvait pas acheter mais juste
détruire. Le bonheur. Mon bonheur, en tout cas. Le mien. Avec ses
défauts. Ses banalités. Ses petitesses. Mais le mien".
Bien sûr, ce bonheur est fait de petits riens, à mille lieues de ce
qu'elle avait pu imaginer plus jeune : "J'ai
rêvé d'une histoire d'amour absolu ; j'ai rêvé d'innocence,
de paradis perdus, de lagons ; j'ai rêvé que j'avais des
ailes ; j'ai rêvé d'être aimée pour moi sans que j'aie
besoin d'être bienveillante".
Il faudra un choc et une grosse déception – je n'en dis pas plus
pour ne pas tout dévoiler – pour que Jocelyne assume enfin sa
vérité. La liste de mes envies est un roman léger (ce qui
ne veut pas dire sans intérêt, au contraire, ça change de ces lourds
pensums que sont beaucoup de romans traitant d'un sujet de société),
d'une écriture agréable et directe (on croirait que c'est écrit
par une femme, tant l'auteur a intégré les pensées et même le
corps d'une femme), où les clichés de la vie quotidienne abondent
parce que nécessaires à l'histoire (l'usure du couple,
l'acceptation, la résignation, les rêves), mais qui touche au cœur.
Sur le même sujet et dans un tout autre style, voyez le film Les
Tuche, quand il passera à la télé.
Pour
voir la mer, pas besoin d'être appelées en mariage par des menteurs
(Certaines n'avaient jamais vu la mer), ni de gagner au loto (La
liste de mes envies), ni – peut-être ? – de partir en cargo. On peut aussi l'imaginer, et le rêve n'est-il pas
souvent supérieur à la réalité ?
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