mardi 15 janvier 2013

15 janvier 2013 : un adieu ?


Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir
(Arthur Rimbaud, Le bateau ivre)



Ceci, chers amis et parents, est un discours d'adieu.
Dois-je dire au revoir ou adieu ? Dans les Landes, il me semble que notre adichats signifie en fait au revoir ! Le 20 janvier prochain, je monte sur le cargo Lutetia, dans le port du Havre, direction l'Amérique du Sud. Le cargo sera, je suppose, suffisamment solide pour ne pas sombrer ni m'entraîner vers un avenir inconnu. Quoiqu'un voyage sur mer soit souvent imprévisible. Je pars avec un mieux très net de ma santé, et j'ose penser que ça n'ira qu'en s'améliorant, avec le vent du large et l'air marin saturé de sel et d'iode, et surtout l'esprit libre.
La mer sera-t-elle grosse, calme ? Le vent sera-t-il de la partie ? Le tangage et le roulis vont-ils me chavirer le cœur ou l'estomac ? Le soleil sera-t-il brutal, la lune insidieuse, les étoiles brillantes, l'odeur de la mer propice à la rêverie, l'équipage déconcertant ? Je suis très excité en ce moment, sans doute parce que je vais pour quelque temps échapper à la banalité de l'existence routinière – même si la mienne, d'existence, l'est et l'a toujours été en fin de compte assez peu... Il y a donc l'impatience de partir, je me demande encore pourquoi je fais cela. Je sais bien que je n'ai pas à me justifier, que c'est aussi un pèlerinage en souvenir de Claire, qui serait sans doute restée au Pérou, au contraire de moi. C'est un voyage sans but, un pur voyage, un voyage qui va me paraître immobile sans doute, car l'environnement de l'océan donne cette impression-là, mais peut-être pourrai-je dire à mon retour comme Jack Kerouac "Comme la vie est étrange et belle... aussi adorable et bizarre que la mer" (lettre à Norma Blickfelt, 15 juillet 1942) ?
Le temps passera, et je penserai à vous, qui êtes chers à mon cœur, et chacun sait qu'un éloignement provisoire renforce souvent les sentiments d'affection, d'amitié ou d'amour. Dans l'attraction qu'exerce sur moi la mer, il y a bien sûr l'horizon, la rotondité de la terre, l'infini des lointains, si rarissimes sur le continent... Une sorte de silence aussi (Vercors n'a pas eu tort de donner pour titre à son célèbre roman Le silence de la mer), en dépit du vent, des vagues, des cris d'oiseaux, le silence que seul procure un cargo, et qui nous rapproche du monastère. À l'opposé du paquebot et des croisières, où l'on est plus proche de l'hôtel flottant, et que je n'ai pas testés encore.
Oui, je serai passager. Je sais déjà qu'il y aura un autre passager (ce que j'ai appris avec plaisir), mais passager ici, c'est quasiment comme être sur une bicyclette en montagne, seul, éloigné des autres, faisant corps avec la machine, et d'une certaine façon loin de tout. Jules Verne notait dans une lettre à Hetzel du 9 avril 1867, lors de sa traversée de l'Atlantique sur le Great Eastern (quatorze jours avec beaucoup de mauvais temps) : "C'est vraiment pénible d'être pendant si longtemps sans nouvelles des siens". Aujourd'hui, il y a internet, les moyens de communication ultra-modernes, et sans doute ne sommes-nous plus aussi éloignés des nôtres, même si nous faisons ce type de voyage pour nous couper des ennuis mesquins de la quotidienneté, des bêtises solennelles de la politique (trop heureux d'oublier les "vacheries hystériques" de dimanche dernier), pour s'occuper à ne rien faire d'autre que vivre au gré des vents, de la brume, des flots...
Observer, s'observer aussi. Marcher sur le pont, voir si "les péninsules démarrées n'ont pas connu tohu-bohu plus triomphants", se baigner dans "le Poème de la Mer", essayer de suivre Van Gogh : "trouve beau tout ce que tu peux, la plupart ne trouvent pas suffisamment beau" (Lettre à son frère Théo, janvier 1874), voir peut-être "des archipels sidéraux", vérifier si "Toute lune est atroce et tout soleil amer", en un mot s'enivrer comme le fameux bateau...
Mes bagages sont presque finis, je n'oublie rien, et je vous emporte avec moi, au fond de ma cabine, et dans un recoin de mon cerveau. Ne soyez pas trop inquiets de n'avoir point de nouvelles, j'essaierai d'en donner, mais ne peux rien garantir. Et remarquez que je ne suis pas si seul que ça : j'emmène avec moi Louise Michel, George Sand, Jane Austen, Virginia Woolf et Marguerite Duras, tout un harem en quelque sorte, elles s'occuperont fort bien de moi.
À bientôt !

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