Et
j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir
(Arthur
Rimbaud, Le bateau ivre)
Ceci,
chers amis et parents, est un discours d'adieu.
Dois-je
dire au revoir ou adieu ? Dans les Landes, il me semble que
notre adichats
signifie en fait au revoir ! Le 20 janvier prochain, je monte
sur le cargo Lutetia,
dans le port du Havre, direction l'Amérique du Sud. Le cargo sera,
je suppose, suffisamment solide pour ne pas sombrer ni m'entraîner
vers un avenir inconnu. Quoiqu'un voyage sur mer soit souvent
imprévisible. Je pars avec un mieux très net de ma santé, et j'ose
penser que ça n'ira qu'en s'améliorant, avec le vent du large et
l'air marin saturé de sel et d'iode, et surtout l'esprit libre.
La
mer sera-t-elle grosse, calme ? Le vent sera-t-il de la partie ?
Le tangage et le roulis vont-ils me chavirer le cœur ou l'estomac ?
Le soleil sera-t-il brutal, la lune insidieuse, les étoiles
brillantes, l'odeur de la mer propice à la rêverie, l'équipage
déconcertant ? Je suis très excité en ce moment, sans doute
parce que je vais pour quelque temps échapper à la banalité de
l'existence routinière – même si la mienne, d'existence, l'est
et l'a toujours été en fin de compte assez peu... Il y a donc
l'impatience de partir, je me demande encore pourquoi je fais cela.
Je sais bien que je n'ai pas à me justifier, que c'est aussi un
pèlerinage en souvenir de Claire, qui serait sans doute restée au
Pérou, au contraire de moi. C'est un voyage sans but, un pur voyage,
un voyage qui va me paraître immobile sans doute, car
l'environnement de l'océan donne cette impression-là, mais
peut-être pourrai-je dire à mon retour comme Jack Kerouac "Comme
la vie est étrange et belle... aussi adorable et bizarre que la mer"
(lettre
à Norma Blickfelt,
15 juillet 1942) ?
Le
temps passera, et je penserai à vous, qui êtes chers à mon cœur,
et chacun sait qu'un éloignement provisoire renforce souvent les
sentiments d'affection, d'amitié ou d'amour. Dans l'attraction
qu'exerce sur moi la mer, il y a bien sûr l'horizon, la rotondité
de la terre, l'infini des lointains, si rarissimes sur le
continent... Une sorte de silence aussi (Vercors n'a pas eu tort de
donner pour titre à son célèbre roman Le
silence de la mer),
en dépit du vent, des vagues, des cris d'oiseaux, le silence que
seul procure un cargo, et qui nous rapproche du monastère. À
l'opposé du paquebot et des croisières, où l'on est plus proche de
l'hôtel flottant, et que je n'ai pas testés encore.
Oui,
je serai passager. Je sais déjà qu'il y aura un autre passager (ce
que j'ai appris avec plaisir), mais passager ici, c'est quasiment
comme être sur une bicyclette en montagne, seul, éloigné des
autres, faisant corps avec la machine, et d'une certaine façon loin
de tout. Jules Verne notait dans une lettre à Hetzel du 9 avril
1867, lors de sa traversée de l'Atlantique sur le Great
Eastern
(quatorze jours avec beaucoup de mauvais temps) : "C'est
vraiment pénible d'être pendant si longtemps sans nouvelles des
siens". Aujourd'hui, il y a internet, les moyens de
communication ultra-modernes, et sans doute ne sommes-nous plus aussi
éloignés des nôtres, même si nous faisons ce type de voyage pour
nous couper des ennuis mesquins de la quotidienneté, des bêtises
solennelles de la politique (trop heureux d'oublier les "vacheries
hystériques" de dimanche dernier), pour s'occuper à ne rien
faire d'autre que vivre au gré des vents, de la brume, des flots...
Observer,
s'observer aussi. Marcher sur le pont, voir si "les péninsules
démarrées n'ont pas connu tohu-bohu plus triomphants", se
baigner dans "le Poème de la Mer", essayer de suivre Van
Gogh : "trouve
beau
tout ce que tu peux, la plupart ne
trouvent pas suffisamment beau"
(Lettre
à son frère Théo,
janvier 1874), voir peut-être "des archipels sidéraux",
vérifier si "Toute lune est atroce et tout soleil amer",
en un mot s'enivrer comme le fameux bateau...
Mes
bagages sont presque finis, je n'oublie rien, et je vous emporte avec
moi, au fond de ma cabine, et dans un recoin de mon cerveau. Ne soyez
pas trop inquiets de n'avoir point de nouvelles, j'essaierai d'en
donner, mais ne peux rien garantir. Et remarquez que je ne suis pas
si seul que ça : j'emmène avec moi Louise Michel, George Sand,
Jane Austen, Virginia Woolf et Marguerite Duras, tout un harem en
quelque sorte, elles s'occuperont fort bien de moi.
À
bientôt !
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