mardi 17 avril 2012

17 avril 2012 : larmes


l'histoire d'une vie, ça commence où ?
(Antonio Tabucchi, Tristano meurt)

J'ai connu Monique R. en 1969 à Paris, un matin de début octobre, sur un banc du square Louvois, où je m'étais installé en attendant qu'ouvrent les portes de l'École nationale supérieure des bibliothèques. J'ai eu un coup de foudre d'amitié pour sa laideur remarquable, et cette amitié perdura. Monique m'entraîna au festival d'Avignon en juillet 1970. Elle y allait chaque année depuis le début des années 50 (avec ses parents), y avait vu Gérard Philippe dans ses rôles célèbres. Elle me fit découvrir Télérama, et me guida vers du théâtre, des lectures, des musiques (ces pièces pour mandoline de Beethoven et Hummel par exemple) et des films auxquels je ne songeais pas forcément. Nous nous écrivions régulièrement une fois par an au mois de septembre une longue lettre, en faisant le point sur notre vie respective. Quand en 1997, je reçus à mon bureau un coup de téléphone de son père m'annonçant, au reçu de ma lettre, qu'elle était brutalement morte d'un infarctus dans son ascenseur – et que, huit jours après, sa mère était morte de chagrin –, je me suis mis à pleurer, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Monique avait cinquante-sept ans. Je n'avais pas encore "appris à prendre mes distances par rapport aux émotions trop destructrices" (Sergi Pàmíes, Volontaires, in La bicyclette statique) et, à vrai dire, je n'y réussis toujours pas.
Trois mois après la fin du calvaire de Claire, et toujours au reçu d'un courrier que je lui avais envoyé, je reçus – également par son père éploré – la nouvelle du décès brusque de Sylvie A, un AVC, à cinquante ans à peine. Orpheline de mère, elle avait été élevée par son père, auquel la liait un attachement quasi œdipien. Nous l'avions connue à Amiens en 1987, et ce petit bout de femme était devenue une amie très chère, à qui nous rendions visite lors de nos déplacements à Paris, qui nous emmenait dans de petits théâtres, des restaurants végétariens, ou en balade à Saint-Germain-en-Laye. Comme Monique, elle lisait beaucoup, n'avait pas de voiture, ni le permis de conduire, ce qui ne l'empêchait pas de voyager souvent, en marcheuse infatigable et de randonner chaque été dans les Pyrénées, où elle trouva la mort.
Et voici que Patricia G., que je connaissais depuis 1990 (elle fut mon élève pour préparer le diplôme de bibliothécaire) vient elle aussi de disparaître, après une longue maladie, comme Claire. Quand j'ai su, l'été dernier, qu'elle était gravement atteinte, je suis allé la voir très régulièrement et, au fil des rencontres quasi quotidiennes de l'été et de l'automne, des courses en ville, des lectures à haute voix que je lui faisais, des souvenirs de sa propre vie qu'elle évoquait, s'était nouée une étrange amitié faite de paroles silencieuses, de sourires et parfois de rires, de promenades au parc de Blossac quand il faisait beau. Je l'avais aussi accompagnée à Paris en septembre dernier pour une dernière tentative auprès du cancérologue. Depuis mon arrivée à Bordeaux, je lui rendais visite à chacun de mes passages à Poitiers, les dernières furent à l'hôpital, où elle était au service des soins palliatifs. Je l'avais vu une ultime fois le vendredi 30 mars, on avait fait des mots fléchés, regardé une émission sur la cinq, et en la quittant, elle m'a accompagné jusqu'à la porte extérieure, il faisait très chaud (le dernier jour de grosse chaleur), et je l'avais serrée dans mes bras : « Va doucement, n'appuie pas trop fort », a-t-elle dit, elle qui n'avait plus guère que la peau et les os. Je prévoyais d'aller la revoir aujourd'hui, où je pars passer deux jours à Poitiers. Patricia avait cinquante-cinq ans, et avait eu une vie particulièrement difficile.
Sans doute ai-je d'autres amis, une famille nombreuse, et je n'oublie pas que la vraie vie, c'est celle qu'on vit à l'intérieur, celle que les autres n'aperçoivent peut-être pas. N'empêche. J'essaie de prendre soin de moi-même, de garder mon identité, ma dignité, mais la mort des autres me bouleverse chaque fois. On ne peut pas se blinder. On n'est pas dans le désert. On n'est pas de bois. Laisse-toi pleurer, mon gars !

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