Quel homme peut prétendre savoir ce qui se passe dans le cerveau d'un autre homme ? Ou de sa propre femme ? Ou même de son chien ?
(Georges Simenon, Le rapport du gendarme)
"On sait jamais rien des gens, en fait, même de ceux qu'on aime", dit Otto, dans La belle personne, le film de Christophe Honoré, que je viens d'emprunter à la médiathèque et de visionner. J'étais assez curieux de voir ce film, librement inspiré de La princesse de Clèves, comme il est dit au générique. Transposée dans le monde des lycéens d'aujourd'hui, l'intrigue reste reconnaissable, pour qui a lu le livre, et en dépit d'un dialogue largement inaudible (je crois bien que ça vient du film, tourné comme ça, en naturel, sinon j'ai vraiment un gros problème d'oreille !). Le portrait est remplacé par une photo, l'épisode de la lettre est restitué avec vraisemblance, l'aveu troublant ("Le plus grand bonheur, après que d'aimer, c'est de confesser son amour", remarque Gide dans son Journal le 11 mai 1918) fait par Junie (= la princesse du livre) à Otto (= le prince du livre) en présence de Nemours caché, aveu qui entraîne la mort d'Otto, est finement proposé, le renoncement final de Junie à Nemours, tout y est. J'avoue que ce n'était pas évident, même si je préfèrerais une nouvelle et fidèle adaptation avec un réalisateur moins académique que Jean Delannoy qui en fit une en 1961, sur un scénario de Jean Cocteau, et avec Marina Vlady, sublime dans le rôle.
Ma surprise a évidemment été de découvrir ce que dit Otto à moment donné, alors que j'avais lu quasiment la même idée dans le roman de Simenon lu cet été dans les Landes (voir l'exergue). Je viens aussi d'achever le tome 1 du Journal de Gide et j'y lis dans les feuillets (non datés précisément) de 1921 : "Dès qu'il s'y mêle du désir l'amour ne peut prétendre à durer", phrase qui explicite aussi le sens du livre et du film, et le renoncement final de l'héroïne, effrayée par ce désir irrépressible qui la pousse vers Nemours, mais dont elle sent qu'il ne durera pas chez le jeune homme (comme dans le livre, Nemours est présenté comme un Don Juan, habitué à voleter de femme en femme, même si en l'occurrence il est ici très amoureux), car comme le pense Junie (et la princesse dans le roman) l'amour résistera-t-il, une fois le désir satisfait ? Et nous avons affaire à une héroïne entière, qui n'accepterait pas le partage, la tromperie, la jalousie...
On dirait qu'elle a lu le poète : "tout désir consommé / j'ai tourné la page" (Alain Raimbault, Partir comme jamais). Et son prénom (je signale qu'à aucun moment on ne connaît celui de la princesse de Clèves, dans le roman) est bien sûr une allusion à Britannicus : dans la tragédie de Racine, Néron, poussé par le désir, enlève la jeune fille, qui pourtant aime Britannicus. Sans doute prétend-il être amoureux : "Narcisse, c'est fait, Néron est amoureux", confie-t-il en parlant de lui à la troisième personne. Mais on peut se demander si ce n'est pas la résistance de Junie, "cette vertu, si nouvelle à la cour / Dont la persévérance irrite mon amour", qui excite son désir, de la même manière que la vertu de la princesse de Clèves excite le désir de Nemours.
"C'est sûr, dans la ronde sans fin / de l'offre et de la demande / tu as dû m'emprunter quelques sentiments", nous dit la poétesse grecque Kiki Dimoula, dans Je te salue Jamais. C'est dans ce jeu subtil de l'offre et de la demande que vient se nicher l'amour partagé, qui n'est finalement peut-être pas si courant que ça.
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