Il l'aimait depuis le début, depuis la première minute. Il avait passé la majeure partie de sa vie d'adulte à attendre cet amour-là. Il savait désormais qu'il n'avait jamais aimé quelqu'un de cette manière.
(Nicolas Cano, Bacalao)
L'ami Fred, m'ayant fait accéder à sa dvdthèque très fournie, je lui ai emprunté plusieurs films de Jacques Demy, dont il possède l'intégrale parue il y a un an environ : intégrale d'ailleurs pas tout à fait complète, car il y manque la version en langue anglaise des Demoiselles de Rochefort, puisque le cinéaste avait tourné le film aussi dans cette langue, pour l'exploitation aux USA, et j'avoue que je serais très curieux de voir cette version.
Ah ! Jacques Demy, le cinéaste de mon cœur ou mon cinéaste de cœur, au choix. Comme on dit un ami de cœur. Oui, je l'aime depuis le premier film que j'ai vu de lui, Les parapluies de Cherbourg, qui reste un de mes dix films préférés. Je sais qu'il fait ricaner les beaux esprits, ceux qui n'ont que la raison pour guide (je lis dans Romain Rolland : "la raison et la foi […] Il s'est fait, de nos jours, un absurde divorce entre ces deux moitiés de l'âme. On leur a persuadé qu'elles sont incompatibles. Il n'y a d'incompatible que l'étroitesse commune de ceux qui se prétendent, abusivement, leurs représentants"). Et qui ont encore ricané lors de la sortie d'Une chambre en ville en 1981. En fait, c'est surtout ce film-là que je voulais revoir, car c'est un film extrêmement rare, qui ne passe jamais à la télévision, et qui ne semble exister sous forme de dvd que dans ce coffret. J'ai donc revu ce film-opéra, entièrement chanté, sur fond de luttes ouvrières et d'amour impossible entre une bourgeoise et un ouvrier. Qui pourtant se rendent compte dès leur première rencontre qu'ils ont passé toute leur "vie d'adulte à attendre cet amour-là". Et Demy nous décline en musique et en couleurs sublimes la tragédie de la lutte des classes qui rend l'amour impossible.
Le hasard a voulu que la même semaine que j'ai revu ce film, sorte au cinéma Toi, moi, les autres, une comédie musicale réalisée par Audrey Estrougo, sorte de love story musicale, sur un thème assez voisin : ici, l'ouvrier est remplacé par une jeune beurette, étudiante pauvre, Leïla, qui rencontre un fils de famille assez désœuvré, Gabriel : ils réalisent donc "le défi de la vague rencontre promise. Promise par qui ? Par moi", dont rêva Alejandra Pizarnik. Et, comme chez Demy, le fond social est présent, avec une affaire de sans-papiers. J'ai été bluffé par ce film sans prétention, mais extraordinairement sympathique, qui conjugue reprises de chansons (Françoise Hardy, M, Jacques Brel, etc...) et musique conçue pour l'histoire. Un film chanté, donc, dansé aussi, et résolument optimiste, au contraire de Demy. C'est peut-être son principal défaut, mais en ce moment, j'ai besoin de cet optimiste béat qui voit les passagers de l'avion où l'on ramène de force une sans-papiers menottée et entravée se mettre à chanter en chœur Quand on n'a que l'amour, ce qui entraîne le pilote de l'avion à refuser de décoller. J'entends là encore ricaner les beaux esprits (voir l'article de Télérama). Mais on peut rêver quand même, non ! En tout cas, pour tous ceux qui aiment les films musicaux, dépêchez-vous d'aller voir ce film, car il va quitter les écrans très vite, je le pressens.
Igor, lui, m'a prêté un autre film, musical également, Torch song trilogy (1988), qu'effectivement je n'avais jamais vu. Ici, c'est la vie d'Arnold, chanteur de cabaret new-yorkais, travesti professionnel, qui est racontée et celle de ses amours pas si faciles, car il est homosexuel, et on est dans les années 70. Et son grand amour Alan est battu à mort à coups de battes de base-ball lors d'une chasse aux pédés. Il y a une scène magnifique avec sa mère qui ne comprend pas sa "maladie", et qui se trouve incapable de comparer le deuil de son mari avec la douleur d'Arnold : le fils lui explique avec simplicité ce que c'est qu'aimer. Et le film entier est très réussi, il confirme ce qui est dit à moment donné dans un autre film récent, Les petits mouchoirs : ce qui compte, c'est d'aimer...