dimanche 14 octobre 2018

14 octobre 2018 : Que serais-je sans toi ?...


Le bonheur qui arrive : c’est le vent salé qui te frappe au visage, un frémissement qui te parcourt la peau et qui te donne envie d’embrasser tout le monde.
(Eduardo Galeano, La chanson que nous chantons, trad. Régine Mellac et Annie Morvan, Albin Michel, 1977)


Il y a quarante ans, en octobre 1978, après neuf mois de préliminaires (ce qui doit faire sourire les jeunes d’aujourd’hui, soumis à la dictature de l’immédiateté), nous avions décidé, Claire et moi, de vivre ensemble : un week-end, nous allâmes à Toulouse où elle me présenta à ses parents, à sa sœur Anne et à son grand-père, le week-end suivant, à Cère, où je la présentai à mes parents et à mes sœurs. Et, depuis ces jours-là, j’ai pu mesurer pleinement les mots du poète :

recueil d'Aragon d'où est extrait ce qui est devenu 
Que serais-je sans toi, chanté par Jean Ferrat

J'ai tout appris de toi sur les choses humaines

Et j'ai vu désormais le monde à ta façon

J'ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines

Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines

Comme au passant qui chante on reprend sa chanson

J'ai tout appris de toi jusqu'au sens du frisson

Même si j’avais déjà fait quelques voyages (Grande-Bretagne, Pologne, randonnées à pied et à vélo en France), c’est elle qui me donna le virus de voir le monde autrement. Au tout début pour faire connaissance de sa tribu (Haute-Garonne, Aveyron, Gard, Paris), puis pour m’inscrire au marathon de New York en 1979, pour randonner ensemble à vélo (mémorables vacances de1980 et 1981), pour nous "exiler" en Guadeloupe (séjour pendant lequel elle fit un beau voyage au Mexique avec ma collègue Christine, tandis que je gardai notre jeune Mathieu), pour accepter une mutation en Picardie (qui me paraissait tellement loin vers le Nord, et je n'ai rien regretté), pour voyager avec les enfants devenus suffisamment grands en Espagne, en Grande-Bretagne, en Crète, à Malte, en Sicile, aux Pays-Bas, et un peu partout en France, où nous avons rarement passé des vacances au même endroit… Je crois que grâce à nous, ils la connaissent très bien. Dans les années 2000 encore, nous emmenâmes Lucile en Pologne, rendîmes visite à Mathieu en Suède, retournâmes en Crète et visitâmes Madère alors qu’elle était déjà très malade.

J'ai tout appris de toi pour ce qui me concerne

Qu'il fait jour à midi qu'un ciel peut être bleu

Que le bonheur n'est pas un quinquet de taverne

Tu m'as pris par la main dans cet enfer moderne

Où l'homme ne sait plus ce que c'est qu'être deux

Tu m'as pris par la main comme un amant heureux

Certes, j’avais déjà pas mal pratiqué le culte de l’hospitalité, déjà à Angers (avec l'auberge de jeunesse autogérée), puis à Auch (combien de personnes ont dormi chez moi ?). Mais elle le développa avec constance, en Guadeloupe, à Amiens, à Poitiers. Combien de fois nous avons reçu des étudiants étrangers pour les réveillons de Noël et du Nouvel An, à Poitiers ? C’est elle qui répondit à l’annonce d’une association qui recherchait une famille pour héberger des étudiants colombiens pendant l’année scolaire 2007-2008 ; gravement atteinte, elle me poussa à être actif dans cet accueil (qui l’a sans doute aidée à prolonger sa vie et à se sentir encore utile). Et combien de marques d’amitié avons-nous reçues en retour ! Sans compter l'accueil chaque été de Michel, le fils de nos amis polonais...
Depuis, les années se sont accumulées. J’ai renoué en 2012 avec l’association des jeunes Colombiens et l'un d'entre eux, Juan, est venu habiter chez moi pendant un an. Je me suis inscrit sur les sites d’hébergement gratuit Couchsurfing et Warmshowers, ce qui m’a permis de recevoir des hôtes de plusieurs pays (France, Suisse, Pologne, Ukraine, Russie, États-unis, Espagne, Pays-Bas, etc.). J’ai continué à voyager, d’abord sur des cargos, en souvenir de Claire, mais aussi en France et à l’étranger (retour en Guadeloupe et en Pologne, Russie, Maroc, Grèce, Italie, Belgique, Côte d’Ivoire, Suisse, bientôt Madagascar) où j’ai toujours eu l’impression d’être accompagné : et, quand je dis que Claire ne m’a jamais quitté, je sais ce que je dis, et tant pis si "la moindre allusion spirituelle devient incompréhensible" aux yeux du plus grand nombre dans notre monde matérialiste, comme l’écrivait déjà Jean Baudrillard, dans La transparence du mal en 1990 (éd. Galilée). L’être humain n’est pas que matière, il est aussi spiritualité !


Résultat : je ne sais pas ce que c’est que la solitude, celle, tragique, de ceux, jeunes et moins jeunes, qui n’ont pas d’amis, et celle, plus dramatique encore des vieillards, désormais placés à l’écart dans nos sociétés et condamnés à vivre une vie de plus en plus rétrécie, éloignée de leur entourage naturel et fréquemment sevrée d’amitié, sans compter la solitude des migrants. Sans doute, je ne souhaite pas vivre très vieux. Cependant, tant que je peux encore être à l’écoute du monde, être prêt à l’accueil et au partage amical dont je suis capable, je continuerai à suivre les leçons du poète et de Claire, et de répéter : "J'ai tout appris de toi".

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