Dans
le pire des cas, j’ai été heureuse pendant quarante-huit ans ;
il y en a tant qui n’arrivent pas à l’être pendant
quarante-huit heures dans toute une vie.
(Miguel
Delibes, Dame en rouge sur fond gris,
trad. Dominique Blanc, Verdier, 1998)
J'aime bien les romans ou les films qui nous présentent des âmes fortes, de celles qui peuvent nous aider à vivre, à nous dire que tout n'est pas perdu, et qu'il n'est pas encore temps de boire la ciguë !
Prenons
Lazare Tcherkowitz, par
exemple. Il a treize ans, il est juif, il est réveillé au petit
matin par la police qui cerne l’immeuble où il habite, en ce mois
de juillet 1942. Sa mère l’enferme dans un cagibi, avec
interdiction de bouger et de faire du bruit : grâce à elle, il va échapper à la
police française (hé oui, Mme Le Pen) qui opère la grande rafle dite du Vél’ d’hiv’
et sauver sa peau. Encore lui faut-il sortir de l’immeuble pour
échapper à la vigilance des gardiens, pétainistes et antisémites
farouches.
Mais
enfin, il y arrive, il erre dans Paris, sans un sou en poche et finit
par atterrir au cimetière du Père Lachaise dans le soir tombant :
il a faim et soif, mais est sûr au moins que les morts ne sont pas
antisémites ! Il a la chance de tomber sur Fernand, un titi
parisien illettré, de deux ans plus âgé, né sous une moins bonne étoile
que Lazare, et contraint à survivre d’expédients. Laz’ a réussi
à sauver un livre, Le
secret de Brech’Helien
qu’il connaît par cœur pour l’avoir lu plusieurs fois, et qu’il
s’empresse de raconter à Fernand, et qui narre l’histoire d’un
corsaire français (un peu pirate)
du XVIème siècle qui a volé le trésor que Cortès renvoyait au
roi d’Espagne, et
dont il aurait conservé le diamant noir du dernier empereur aztèque
dans la crypte du château où il a été enterré. Les deux garçons
rêvent de récupérer ce trésor, car Laz’ connaît le village de
Brech’Helien, c’est là qu’il passait ses vacances
avant-guerre. Au petit matin, ils tentent de revendre à la sauvette
les fleurs mortuaires fraîchement déposées sur les tombes, mais
sont dénoncés par la fleuriste. Ils sont embarqués et condamnés
pour vol et recel à être envoyés à la colonie pénitentiaire pour
jeunes délinquants et orphelins de Belle-Île en Mer, véritable
bagne, où les gardiens, sadiques et prévaricateurs, laissent les
jeunes crever de faim pour revendre au marché noir la viande et les
bonnes choses. Fernand et Lazare s’épaulent l’un l’autre, dans
ce milieu hautement insécurisé, où règne la loi du plus fort, où
les plus petits servent d’objets sexuels (les gironds) aux plus
âgés (les marles), l’administration fermant les yeux. Les nazis
voulant récupérer le camp, les jeunes sont embarqués dans un train
pour être conduits à Mettray, autre bagne d’enfants (rendu célèbre
par Jean Genet). Les bombardements bloquent le train, et chacun sauve
sa peau comme il peut. Laz’ en profite pour filer à pied vers la Bretagne
et Brech’Helien, où
il est fort mal reçu par le patron de l’hôtel où il venait en
vacances. Mais Marion, la nièce du patron, le protège... Je n’en
raconte pas plus. L’enfant
en fuite
est un formidable roman populaire, comme Eugène Sue, Alexandre Dumas
ou Gaston Leroux savaient les trousser, très documenté sur
l’occupation nazie, la contrebande et le marché noir, le petit groupe des
indépendantistes bretons affiliés aux nazis, la construction du Mur
de l’Atlantique, les raffinements de violences et de tortures, les
résistants de la dernière heure et
les femmes tondues...
C’est plein de rebondissements, d’un réalisme noir et cru dans
les détails, les personnages nombreux sont crédibles, et l’écriture
très vivante, savoureuse même de l’auteur (on pense parfois à
Alphonse Boudard), rend un hommage aux rêves tirés de la
littérature.
Lime garde toujours un
peu d’espoir et ponctue même les scènes les plus terribles d’un
zeste d'humanité. Si
on suit avec passion les aventures de Lazare, le personnage de
Fernand, qui est davantage une victime de la tragédie humaine, prend
une ampleur extraordinaire. Une très belle réussite dont on a trop
peu parlé ! Et qui n'a pas l'air de figurer au catalogue de certaines bibliothèques, dont Bordeaux !!!
Prenons
Ángeles, la Dame en
rouge sur fond gris,
un admirable portrait de la femme aimée que la maladie a trop tôt
(elle a quarante-huit
ans) enlevée à
l’affection de son
époux. Celui-ci,
peintre célèbre, a vu
tarir
sa
créativité, il s’est
mis à boire. En
cette fin du franquisme, deux de leurs enfants, Ana et Leo, ont été
arrêtés, ce qui a peut-être contribué à développer une tumeur
au cerveau chez leur mère. C’est le peintre et mari qui se fait le
narrateur de cette fin de vie ("soyons
juste, sa capacité à me surprendre est peut-être ce qui m’a
séduit chez elle, ce qui au fil des ans a fait de moi un amoureux
tenace").
C’est donc à la fois un hommage à la femme aimée,
et une sorte
d’exorcisme, qu’il
raconte en
confidence à Ana,
fraîchement sortie des geôles après la mort du dictateur et qui
n’a donc pas connu la fin tragique de sa mère.
"Ce
long monologue, classique dans sa retenue, bouleversant par la
délicatesse du trait, évoque le mystère d’un être dont l’éclat,
la beauté, l’élégance morale, illumine l’existence de ses
proches, transforme la grisaille des jours – et jusqu’au goût
âcre de la maladie – en d’inépuisables leçons de vie",
nous dit l’éditeur sur la quatrième de couverture. Et,
en filigrane, bien sûr,
le franquisme.
Miguel
Delibes, dont j’avais beaucoup aimé L’hérétique,
son gros roman historique sur la pénétration du protestantisme dans
l’Espagne du XVIème siècle et sa répression impitoyable par
l’Inquisition toute-puissante, s’empare ici de la plume de son
héros, le peintre
déchu,
pour peindre le deuil,
pour
peindre
l'aimée, l’infatigable
muse peut-être, celle
qui "par
sa seule présence allégeait le poids de la vie", comme tous, proches et amis, le reconnaissaient.
Comme toujours en pareil cas, il
regrette
de ne pas avoir dit combien il
aimait, quelle
force elle lui avait donnée, peut-être justement celle de créer. Le
tableau qui donne le titre au livre est un
portrait d’Ángeles
fait par un autre
peintre, et le narrateur a
"ressenti
de la jalousie pour ce tableau, pour ne pas avoir su le peindre
moi-même, parce que
c'était un autre qui l'avait saisie dans toute sa splendeur".
Et, au fond, c’est
par les mots qu’il nous donne à voir sa femme aimée, morte avant
d’avoir été abîmée par le flétrissement de la vieillesse.
Hommage
intime,
hymne, chant d’amour
dédié à une âme forte, qui m’a beaucoup touché, bien sûr,
puisque j’ai connu semblable drame...
Mais
je ne sais si j’aurais su le restituer avec autant de perfection,
de tranquillité d’âme et de grandeur. Un bien beau livre...
Prenons
Marina ; "elle"
vit avec Orlando, de
vingt ans son aîné, et
ils s'aiment loin des
regards de sa famille à
lui, car Orlando était marié, avait des enfants.
Il
meurt subitement,
et Marina
va connaître
l’hostilité de cette
famille irréprochable
et si convenable,
qui rejette tout ce qu'elle représente. Marina va devoir
se battre, avec la même
force
qu’il lui a fallu
pour devenir "une"
femme, elle qui est née
homme... Mais
cette "identité"
de Marina n’est un
problème qu’aux yeux
des autres personnages du film, ex-femme,
fils et proches, ébranlés par cet amour hors-norme et qui
réagissent avec une haine échevelée : elle doit déguerpir
illico de l’appartement appartenant à Orlando, n’a pas le droit
de venir à la cérémonie funèbre, et doit essuyer tout un
catalogue d’insultes dont on se demande si cette avalanche de
réactions ne révèle pas la partie cachée et inavouée des
désirs enfouis de ses détracteurs. Une
femme fantastique
ne traite pas donc pas
du tout du problème identitaire des transgenres, mais des
répercussions chez les
autres. Le
réalisateur chilien, Sebastian
Lelio, dont déjà le
film précédent, Gloria,
avait fait un peu scandale (il révélait le besoin d’une vie
encore libre d’une femme qui approchait de la soixantaine)
prend le parti
de Marina, et nous
donne exclusivement son
point de vue, ce qui
fait du film une fable
politique et sociétale.
Les préjugés, les
idées préconçues, ne peuvent cependant rien contre la force innée
de Marina, qui fait sienne la phrase de Simone de Beauvoir : "On
ne naît pas femme, on le devient", ici l’identité n’est
pas liée au sexe de naissance. Marina a la chance d’être aidée par
son vieux professeur de chant, car si elle chante dans un cabaret pour gagner sa vie,
elle est aussi capable de participer à un concert baroque :
c’est que l’amour de la beauté et l’amour de la vie n’ont
rien à voir avec les petites mesquineries et les basses vengeances
que "les normaux, les convenables, les conformes, les bienséants" ne manquent pas de faire
sentir à ceux qui transgressent les règles et les normes. Marina
sait que là, elle doit gagner
la bataille, mais qu’il y en aura d’autres à venir...
Un
film fin, subtil, qui a obtenu l’Ours d’argent à la dernière
Berlinale (tiens, il faudra que j’aille explorer ce festival un
jour !).
1 commentaire:
Cher monsieur le cycliste, merci pour votre papier sur 'L'enfant en fuite", que je trouve très juste. Vous êtes comme une bouteille à la mer dans un océan de silence. Jean-Hugues Lime
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