la vie
on la vit en cheminant
de rencontre en rencontre
(Tadeusz Rósewicz, Inquiétude)
Me voici donc revenu de ces rencontres insolites qui m'attendaient cette semaine. Lundi, des lycéens, vendredi, des prisonniers. Dans les deux cas, j'ai utilisé Pégase (surnom de mon vélo pour ceux qui prennent le blog en route), qui est monté avec moi dans le train pour rejoindre le Lycée de Montmorillon et en revenir. Et, jusqu'au centre pénitentiaire de Vivonne, je l'ai enfourché sans faiblir : de chez moi, ça fait 30 km de routes sinueuses et côtelées, et comme j'ai quitté la prison à 16 h 20, j'ai roulé le plus vite possible pour rallier Poitiers juste avant la nuit ! On est cyclo-lecteur ou on ne l'est pas. Heureusement, pas de pluie, un faible bagage de soleil à l'aller, puis des menaces de neige au retour. Mes yeux labouraient le paysage, les villages traversés, et dans la morsure de l'air glacé dans les descentes, j'effilais la pointe de mon âme. Cette dernière doit être forte pour ce genre de rencontre.
C'était la première fois que je rencontrais des lycéens, un petit groupe de classe de seconde, sous la houlette de deux professeurs (c'est l'un d'entre eux qui m'avait contacté au salon du livre en juin dernier) et en présence du professeur de documentation, la séance se passant au CDI du lycée. Ils étaient donc huit, trois garçons et cinq filles, un peu timides, surtout que j'étais présenté comme "écrivain", en plus de lecteur à haute voix. Heureusement, ils avaient tous lu mon livre Le Journal d'un lecteur, présent au CDI, ainsi que le chapitre consacré à Traven (auteur du célèbre Trésor de la Sierra Madre, et grand défenseur des paysans mexicains, bien avant le commandant Marcos) dans mon deuxième livre, D'un auteur l'autre. Ils avaient donc préparé des questions (du style : comment vous est venue l'idée d'écrire ?) et surtout se sont intéressés à mon parcours scolaire et professionnel, que je leur ai détaillé. À mon tour, je leur ai demandé s'ils écrivaient. Les filles tenaient toutes un journal intime (classique), les garçons ont répondu non, mais j'ai soupçonné au moins un de le cacher, car écrire n'est, hélas, pas vécu comme valorisant vis-à-vis des copains, à cet âge-là.
Et puis, comme j'étais aussi venu pour ça, j'avais apporté des lectures : quatre poèmes, La sieste, d'Odile Caradec, Poème d'un homme bon et qui danse, de Roger Lahu, Avare, de Michel Leiris, Que suis-je sans exil ?, de Mahmoud Darwich, quatre textes brefs mais forts, car je maintiens que lire est un acte grave, qu'on ne doit pas galvauder avec des textes insignifiants, surtout avec des adolescents en pleine structuration de leur future personnalité. Grave ne veut d'ailleurs pas dire lourd, les textes d'Odile et de Roger étaient au contraire légers, mais chargés d'humanité. J'ai terminé par la lecture d'un extrait du livre dont j'ai parlé l'autre jour, Comme seules les femmes savent aimer, et là aussi, un texte fort, cruel même, mais je me suis dit, pourquoi pas ? Parce qu'ils ont quinze ou seize ans, qu'ils sont encore des enfants par bien des aspects, on ne devrait leur livrer que des textes anodins, leur dissimuler les scories de la vie ? "Les enfants ont la grâce des plantes et ne prennent à la terre que ce qui peut les nourrir. Ils laissent le reste", nous dit Marguerite Duras, dans ses Cahiers de la guerre. Nourrissons-les de ce qui peut les faire grandir, ne les abreuvons pas du reste ! Là, le texte traitait de la pédophilie : sur un mode très littéraire, une jeune femme raconte le calvaire qu'elle a subi dès l'âge de sept ans, de la part de son beau-père. Jean-Paul Chabrier raconte ça (et pourtant si indicible) très sobrement, sans misérabilisme, avec des mots qui touchent juste. Les élèves et les professeurs étaient scotchés. Au moment où s'annonçait une manifestation des femmes contre les violences masculines, le texte m'a paru s'imposer. Le silence était minéral pendant que je lisais, mais quand je levais mes yeux du texte, je voyais les regards braisiller. Je n'ai pas souhaité qu'il y ait de discussion autour de ce texte, d'ailleurs le temps était passé, je devais repartir. Je gage qu'il y aura peut-être débat entre eux ou avec les professeurs par la suite. Une très belle rencontre.
Du débat, il y en eut par contre avec les détenus du centre de détention (longues peines) à Vivonne. Je leur ai d'abord présenté notre revue, Liseron, que nous leur offrons chaque année, en expliquant le rôle de l'association D'un livre l'autre dans l'animation de la bibliothèque de la prison. Ils étaient six, un seul que j'avais vu précédemment, et dont je sais qu'il participe à un atelier d'écriture. Ici aussi, je pense que la nourriture qu'on offre (en textes) doit être forte. C'est pourquoi nous sommes partis sur le texte de Bernard Graciannette, Une question de philosophie, être libre en prison, que la revue vient de publier. Un texte dense, fouillé, dans lequel l'auteur ne prend pas ses lecteurs pour des imbéciles. Comme j'ai vu tout de suite qu'ils ne l'avaient pas lu (un seul l'avait commencé, mais avait trouvé le texte trop difficile), je me suis lancé dans une lecture à haute voix, entrecoupée par mes propres commentaires et explicitations au fur et à mesure que j'avançais, et des commentaires des détenus. La liberté, évidemment, ils en connaissent un rayon. Ils mènent une vie en serre, où crisse l'angoisse de l'enfermement.
Mais qu'est-ce-à dire ? L'un, qui a débuté des études supérieures (il est en train de préparer sa licence en droit), dit que pour lui, ici, la liberté c'est de faire usage de ce temps dérobé, volé, de cette vie confisquée (pour reprendre les termes de Bernard Graciannette, qu'ils ont immédiatement compris) pour faire ce qu'il ne faisait pas à l'extérieur : lire, étudier, réfléchir, retrouver la foi (c'est assez curieux, de voir à quel point la foi semble prendre ici une importance capitale). Un autre dit que la liberté, c'est apprendre à s'améliorer, se rendre compte des conneries qu'on a faites, se responsabiliser. La vie en prison, coupure sociale, coupure affective, est aussi un apprentissage de la solitude, dit un autre. L'un dit qu'on ne doit pas se "victimiser", parce qu'on est là, mais essayer de voir les points positifs. Il a faites siennes les paroles de Saint-Just, dans la pièce de Romain Rolland, Robespierre, à l'acte II : les plus pénibles des combats ne sont pas toujours ceux qu‘on livre aux autres. Mais ceux qu‘on livre à soi. Longue discussion aussi sur le temps, on aurait dit qu'ils avaient lu le psychanalyste Jacques André qui, dans Folies minuscules suivi de Folies meurtrières, évoque ce "temps que l'on voit passer, quand rien ne se passe, ce temps-là est un temps mort, à la fois le temps des morts et la mort du temps. Quand le temps est compté, c'est toujours la mort qui compte"...
Bien sûr, je n'ai pas pris de notes, et je n'ai que des souvenirs épars de ce débat très intéressant. Tous semblaient être sur la même longueur d'onde qu'Henri Michaux dans ses textes de guerre, Épreuves, exorcismes, 1940-1944, quand il nous dit, sous forme poétique (mais la poésie, je le répète encore, la grande poésie, tout au moins, est révélatrice) : "Étions-nous nés, doigts cassés, pour donner / toute une vie à un mauvais problème / à je ne sais quoi pour je ne sais qui / à un je ne sais qui pour un je ne sais quoi / toujours vers plus de froid ?" J'ai bien senti, à travers leurs interrogations, voire leurs controverses (celui qui disait : « Nous devons nous battre pour nos droits », et celui qui disait : « Cessons de nous croire victimes d'un système »), à quel point la plupart pensaient qu'ils devaient maintenant poser le bon problème, leur liberté future, qui sera si difficile, dépendant de ce regard nouveau qu'ils posent sur leur vie. Là aussi, les écrivains peuvent nous apporter : "Il disait qu'il fallait toujours contrôler ses vices, sinon ils finissaient par vous contrôler" (Oisín McGann, Liberté surveillée), c'est presque textuellement ce qu'un détenu a dit.
La question de la récidive a été évoquée. De la prison qui peut rendre plus mauvais, ce que tout le monde confirme : "Ils avaient vite été pris et envoyés en prison. Ce séjour en prison lui en apprit plus sur le vol et l'escroquerie – et en particulier lui révéla ce qu'il fallait faire pour que cela devienne rentable – que ses expériences précédentes", ai-je lu dans un roman policier ghanéen de Kwasi Koranteng, Mission spéciale. De la liberté conditionnelle aussi, avec le bon vouloir du juge d'application des peines, et donc l'inégalité devant cette possibilité. Mais tous étaient ravis de ce débat et en souhaitent d'autres, avec sans doute un bon meneur, surtout sur le terrain philosophique. Les ateliers philosophiques fleurissent en ville (et même en école maternelle), ils seraient les bienvenus en prison.
Comme ils ont vu que j'avais aussi publié dans la revue, et en particulier un poème intitulé Dieu, et que la foi les turlupine, il m'a fallu le leur lire, et essayer de l'expliciter quelque peu, en leur expliquant que ç'avait été un essai d'écriture automatique, et donc que certaines parties restaient pour moi hermétiques aussi. Ensuite sur leur demande toujours, je leur ai lu un de mes poèmes de Guadeloupe, Soleil, dont ils ont saisi instantanément la connotation sexuelle. Et occasion pour eux de dire que ce qui leur manque le plus, c'est l'absence de ciel, c'est la lumière : "Mais qui donc / qui donc ouvrira la fenêtre ?" chante Michel Leiris dans Haut mal. Tous m'ont serré la main en m'appelant par mon prénom et me demandant quand je revenais. Je leur ai alors annoncé la venue de l'écrivain Abdelkader Djemaï en janvier prochain. On peut dire donc qu'à défaut d'arracher des barreaux, notre association, par les rencontres qu'elle organise, aussi bien que par la revue Liseron, entrouvre des fenêtres, rompt des chaînes de silence, allume des feux dans la nuit carcérale.