Le bonheur a une faculté de rayonnement.
(Charles-Ferdinand Ramuz, Lettre à Alexis François, 1905)
Bien sûr, il y a toutes sortes d'amour. Tout le monde le sait, même si l'on fait semblant de croire, aujourd'hui, qu'il n'y a là que sexualité à assumer. Et à assurer (faut bander et faut jouir, évidemment !). Oui, et quand on ne peut pas assurer, ou quand on ne peut plus, ça n'existe pas ou ça n'existe plus, l'amour ? Laissez-moi rire. L'amour, c'est tout autre chose, et qui souvent a peu à voir avec le sexe...
Quand je lis La parole de Fergus, ce beau roman irlandais de Siobhan Dowd, paru dans une collection pour adolescents (mais que ça ne vous empêche pas de vous y plonger, que diable, un bon livre, c'est un livre pour tous), je vois que Fergus, le héros,aime tout bas. Il se lie d'amitié (qui reste secrète, car on ne pactise pas avec l'ennemi) avec Owain, le soldat britannique, un Gallois qui s'est enrôlé dans l'armée pour échapper au destin de la mine. Et il tombe amoureux de Cora, la jeune Irlandaise, mais leur unique nuit d'amour reste d'une chasteté incroyable :
Il la prit dans ses bras.
- Cora ?
- Oui ?
- Je n'ai pas de... tu sais, de protection.
Il avait passé la nuit à rigoler pour des histoires de préservatifs [avant de retrouver Cora, il avait fêté la fin de ses examens en picolant au pub avec un copain ], et voilà qu'il était incapable de prononcer le mot alors qu'il tenait une fille dans ses bras.
- J'ai tout prévu, répondit-elle.
- Mais...
- Quoi ?
- Je n'ai jamais... Tu sais... jamais.
- Ce n'est pas grave. On peut simplement rester allongés l'un contre l'autre, si tu préfères. Ensemble.
Eh voilà, ici, tout est dit en quelques mots tendres. L'amour est ici « au cœur de la vie », pour ceux qui sont plongés « au cœur de la mort », car nous sommes en Irlande du Nord, avec son cortège d'attentats, de provocations anglaises, et Joe, le frère de Fergus poursuit une longue grève de la faim dans les geôles anglaises, comme Bobby Sands, qui vient de mourir après soixante-six jours de grève, victime de l'intransigeance de la mère Thatcher. Et, à la fin du livre, quand Fergus quitte l'Irlande pour entrer à la Faculté de médecine d'Aberdeen, sa mère « le serra contre sa poitrine en un geste qui contenait dix-huit ans de réprimandes, de petites rancœurs, d'encouragements, de louanges et de taquineries. »
On retrouve ici , avec ces personnages de la mère, du père, de l'oncle Tally, d'Owain, des deux petites sœurs de Fergus et de Joe, ceux qui aiment tout bas, pour reprendre l'expression simplement imagée (mais tellement vraie, quand il s'agit du véritable amour) utilisée par Éric Fottorino dans L'homme qui m'aimait tout bas.
Il raconte l'histoire de son père adoptif, ce masseur aux mains d'or… Imaginez un peu ce qu'était la vie d'un petit garçon, bâtard d'une fille-mère, dans la province profonde des années 60. Quand un père se présente qui, non seulement épouse la mère, mais reconnaît l'enfant, âgé de dix ans, c'est une renaissance pour ce dernier. Il a enfin un nom, un père. Et quel père ! Qui le prend en affection profonde, fait avec lui des virées à bicyclette, lui fait prendre conscience qu'il ne sera jamais un champion cycliste, sans pour autant le décourager (quand pour la première fois, le fils adoptif dépasse le père dans une côte : « Petit salaud !» lui dit-il, mais avec quelle fierté, car il lui a tout appris, des secrets des pignons et des dérailleurs, des positions et de la prise au vent, et il sait qu'un jour, un père est dépassé par son fils). Éric a trouvé son «héros avec ses failles, d'autant plus attachant que rongé en secret par d'impénétrables démons.» Devenu écrivain, il lui apporte son premier livre, tout imprégné de lui. Et il faut le suicide de ce père adoré pour que le fils essaie de comprendre leur lien, de l'approfondir et ce par l'écriture : « Sans doute ai-je trop prêté à l'écriture. Par elle j'espérais descendre au fond de ton gouffre », avoue-t-il. L'homme qui m'aimait tout bas est un livre magnifiquement sensible, presque magique, où l'auteur a su retrouver les sentiments mélangés de l'enfance et de l'adolescence. Toutes proportions gardées, il est pour un père, aussi beau que, pour une mère, le fameux livre d'Albert Cohen, Le livre de ma mère, que je recommande aussi vivement à ceux qui ne l'ont jamais lu.
Tout ça m'a rappelé mon propre père. Dans ma petite enfance, j'ai eu la la sensation d'être un garçon non aimé. Et non aimé par lui. Et même, plus encore, de n'être pas son fils. J'étais malingre, il souhaitait des enfants costauds. Je n'aimais pas manger, il aurait voulu un Pantagruel. Je n'aimais pas les sports collectifs, il nous emmenait voir des matches de rugby. Bref, j'ai cru assez longtemps qu'il n'était pas mon père. Tout ça m'est revenu quand j'ai vu un psychologue en 2007. Jamais je n'en avais parlé à personne, et puis j'étais un enfant qui se sentait aimé par ailleurs.
Je sais à quel point c'est terrible pour un enfant de n'avoir pas de père, ou d'en avoir un qui donne l'impression de ne pas nous aimer. Mais papa était un taiseux, il ne maîtrisait pas assez le vocabulaire pour exprimer ses sentiments, et il ne les montrait pas beaucoup non plus par des actions : pourtant, je me dis qu'après tout, peut-être m'aimait-il tout bas lui aussi, mais tellement bas que je m'en apercevais pas alors. Si, quand même, quand je fus reçu au baccalauréat, et que je vis sa fierté retenue et pleine de modestie. Et quand je devins étudiant à Pau, il m'autorisa à emporter le vieux vélo du cousin, avant que je puisse, grâce à mes gains de moniteur de colo, m'en acheter un neuf.
Au fond, mon père n'avait-il pas senti qu'à défaut de sport collectif, j'allais m'enchanter de la bicyclette et devenir peu à peu un adepte fervent de la petite reine : allez, papa, je peux te le dire maintenant, tu m'aimais tout bas !
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