samedi 6 juin 2009

5 juin 2009 : le monde est un théâtre

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En ce temps-là, dans nos villages, les gens avaient encore l’esprit simple et, quand ils prenaient du plaisir, ils le prenaient bien.
(Henri Bosco, L’enfant et la rivière)

En travaillant sur Romain Rolland, j’ai été amené à lire son magistral essai Le théâtre du peuple (rééd. Complexe, 2003), écrit au tout début du XXème siècle, et qui devrait être aujourd’hui encore le bréviaire de tous nos animateurs culturels, tant il est pétri d’idées justes et toujours fécondes. Jean Vilar, après guerre, s’en est certainement inspiré. Que je signale simplement que l’auteur nous rappelle que "le peuple vient au théâtre, pour voir la pièce, et non, comme l’élite, pour voir la salle, – pour vivre des émotions tragiques, et non pour parader, médire ou flirter" (en ce sens, je suis peuple, même quand je vais au cinéma, j’ai déjà rappelé l’anecdote de ma jeunesse, où j’ai peut-être raté un grand amour lors du Steamboat Bill Junior de Buster Keaton, visionné en 1970 avec l’une des élèves les plus jolies – la plus jolie ? elle se reconnaîtra si elle lit mon blogue ! – de l’Ecole nationale supérieure des bibliothèques). Et aussi quand il critique la bourgeoisie qui nous gouverne : "Vous protestez que le théâtre ne doit pas se mêler de politique […] Osez donc avouer que la politique dont vous ne voulez pas, c’est celle qui vous combat."
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Avouons que rien n’a changé aujourd’hui. Le théâtre bourgeois – comment ne pas l’appeler ainsi, quel autre nom lui donner ? – généralement présenté dans une belle et grande salle située dans un centre ville, présente sans doute de temps à autre – allez, soyons généreux, et disons souvent – des spectacles talentueux, mais la faune qu’on y voit parader (écoutons-la causer pendant les entractes, c’est édifiant) décourage à coup sûr un public populaire d’y prendre part, tout autant que le cadre. Par contre, dans les salles de quartier, dans les villages, les séances de théâtre sont réjouissantes, car le public qui vient là est davantage peuple. Il vient pour voir la pièce, pour s’émouvoir, trembler ou rire, non pour montrer sa tenue vestimentaire ou pour rencontrer l’élu ou l’huile qui pourra lui servir de tremplin dans sa destinée ambitieuse. De plus, la proximité de la scène aidant, le public est au contact direct des comédiens : point n’est besoin de jumelles de théâtre.
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Je pensais à tout cela en voyant La bonne mère, de Goldoni (1707-1793), jouée par la troupe amateur dans laquelle j’ai sévi quelques années. Le Molière italien, qui termina sa carrière en France et mourut à Paris dans la misère, a composé des comédies d’intrigue, à la fois simples et complexes, en s’inspirant de la Commedia dell arte, et en conservant un réalisme tempéré d’optimisme. C’est avant tout un homme de théâtre, qui pensait théâtre, et pour qui les scènes doivent faire avancer l’action. Il a également laissé d’intéressants Mémoires, écrits directement en français, langue universelle de l’époque. En tout cas, on a affaire avec lui à un exemple de théâtre du peuple, au sens où l’entendait Romain Rolland, et c’est pourquoi nombre de ses pièces ont souvent été choisies par nos animateurs de théâtre depuis l’après-guerre.
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Ici, une veuve, Barbara, finit d’élever ses deux enfants. Le garçon, Nicoletto, qu’elle a trop gâté, qu’elle croit innocent comme un nouveau-né, et qui ment comme il respire, fréquente à l’insu de Barbara une jeune fille pauvre, Daniela, que sa mère Lodovica aimerait bien caser comme elle a déjà casé ses trois autres filles. La fille, Giacomina, en âge de se marier également, fait des travaux de borderie pour le riche marchand Rocco. Barbara ne peut que faiblement doter ses deux enfants et s’inquiète de leur avenir : quel emploi pour Nicoletto, quel mari pour Giacomina ? Son amie, la jeune et riche veuve Agnese, va la tirer d’affaire. Au fil d’une intrigue qui file grand train, les deux enfants seront casés tous les deux, Nicoletto finira dans le lit d’Agnese, et Giacomina devra se contenter de Rocco. Quand au parrain paillard Lunardo, il épousera Daniela. Seule Marguarita la servante au grand cœur, restera célibataire, au service de Barbara. Il y a tous les ingrédients de la comédie : quiproquos, personnages hauts en couleur, hâbleurs ou rouspéteurs, toute une galerie représentative de la petite bourgeoisie vénitienne plus ou moins déclassée. Les jeunes femmes notamment sont à la merci des circonstances et doivent se comporter d’une manière soumise : aux hommes ou aux volontés de leur mère. Elles ne prennent leur détermination et une liberté relative qu’en devenant veuves, et encore à condition que leur mari n’ait pas dévoré leur dot. Comme chez Molière, seule la servante semble vraiment libre !
Mes amis de la troupe de la DRAC ont enlevé la pièce de belle manière. Tous sont à féliciter, je n’en citerai aucun pour n’oublier personne, mais j’ai bien ri aux deux représentations auxquelles j’ai assisté. Un rire parfois un peu jaune, notamment aux scènes qui se passent chez Lodovica. Plus franchement devant l’impayable marchand de tissu, l’abattage d’Agnese, la jeune veuve, qui aimerait bien se caser de nouveau, et si possible avec un jouvenceau (on suppose qu’elle avait dû épouser un barbon, comme le fera Giacomina, et qu’elle a désormais envie de chair plus… fraîche), les pitreries pitoyables du jeune Nicoletto qui veut se faire passer pour ce qu’il n’est pas, ou les façons égrillardes de Lunardo, lutinant toutes les femmes passant à sa portée, de sa filleule à la servante, en passant par Lodovica et sa fille… Un rire non exempt de douleur pourtant, surtout en observant la soumission excessive de Giacomina.
Tout ceci se passe à Venise au XVIIIème siècle. Mais au fond, malgré la libération des mœurs, les choses ont-elles tellement changé ? Le monde reste un théâtre sur lequel nous continuons à jouer chacun plus ou moins bien notre rôle, en faisant rire ou pleurer, en nous mettant en avant ou en retrait, où le mensonge fait bon ménage avec la vérité, le vice avec la vertu, et dans lequel "la vie est un songe" (Calderon de la Barca), "plein de bruit et de fureur, raconté par un idiot, et qui ne signifie rien" (Shakespeare). C’est sans doute pourquoi j’aime tant le théâtre.


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