samedi 3 décembre 2011

3 décembre 2011 : Argentan, Orne : la zonzon

c'était cela la force des puissants, enlever aux plus faibles le goût d'apprendre.
(Claudie Gallay, Seule Venise)

Argentan, morne plaine. Je suis ici, par le temps gris si courant en Normandie, de temps en temps une pluie fine (l’hôtel m’a prêté un parapluie, « au cas où », m’a dit la patronne). Et tout est gris. Paysage d’une petite ville pas plus moche qu’une autre, mais sans particularité touristique majeure pour le peu que j’en aie vu : deux églises, principalement, Saint-Germain et Saint-Martin. Quelques hôtels, dont celui des voyageurs, où je suis descendu, presque en face de la gare. Avec ma patte folle, en ce moment, pas question de faire des kilomètres à pied. Un passé industriel (fonderie, Moulinex, etc.) en déshérence complète. Le chauffeur de taxi, qui m’emmène au centre de détention, (car bien entendu il n’y a pas de bus, ce serait trop beau, les visiteurs subissent eux aussi le contrecoup de la peine des détenus, pécuniairement parlant, nuit d’hôtel quasi obligatoire, et même deux en ce qui me concerne, car je n‘ai pas les correspondances voulues en rapport aux horaires de parloir) me dit en plaisantant : « Il ne reste plus que ça comme industrie ici ». Ça : le centre de détention.

Eh oui, je rends visite à G., le jeune homme que j’avais ramassé sur le bord de la route l’an passé (date du 23 août 2010 de mon blog : sur la route), qui sortait de prison quasiment tout nu, c’est-à-dire vêtu de ses seuls vêtements, sans un sac, sans rien, sans argent, sans famille, sans amis (hélas, seulement ceux qu’il s’était faits en prison), et que j’’avais secouru, à ma manière. Bien entendu, comme je m’en doutais, il est retombé, et cette fois il en a pour deux ans et demi, donc jusqu’en 2013. Je lui avais laissé mes coordonnées, il m’a recontacté par l’intermédiaire de l’assistante sociale du SPIP (Service pénitentiaire d’insertion et de probation) , nous avons correspondu, j’ai fini par lui envoyer régulièrement des mandats, dont une partie est gardée par l’administration pour lui constituer un pécule de sortie. Une sorte d’amitié est née, sans doute intéressée de sa part. Mais que voulez-vous, je sens là un prochain (au sens de la parabole du Bon Samaritain, quand Jésus répond à la question : « Qui est mon prochain ?), blessé par la vie, et qui a besoin d’aide pour en sortir. Comme je viens de voir le beau film de Guédiguian, Les neiges du Kilimandjaro, où la bonté est mise en acte (dans Intouchables aussi et dans Toutes nos envies, ça nous change des films sur la dureté de la vie, sans aucune perspective, oui la bonté peut en être une, de perspective), je me sens en phase avec l‘actualité.

G. est revenu en prison en novembre 2010. Je pressentais qu’il y retournerait, car comment sortir de la galère sans rien ? Sans vrais amis, sans famille (il est de l’assistance publique) et la famille qui l’a adopté n’a pas su, au moment des questions de l’adolescence, lui répondre convenablement, d’où fugues, placement en foyers (« l’horreur » , m’a-t-il dit aujourd’hui, et il ne veut en aucun cas y retourner), et toutes les petites conneries que peuvent faire des gamins dont la vie est décousue. "Recoudre des vies", écrivais-je l’an dernier. Oui, y a du boulot, avec notre société à la dérive, avec la publicité envahissante qui "excite les pulsions tant que ça peut. Et dès qu‘il veut l‘objet de son désir, comme il n‘a pas de fric pour se le payer, il est frustré. Et comme il n‘a pas le surmoi pour tenir le coup de la frustration, il est malheureux comme tout, il a la haine, il craque. Il vole. Ça le libère de la frustration un temps" (Alain Guyard, La zonzon, un livre que je vous recommande hautement), avec aussi la télévision qui nous fait vivre par procuration des vies improbables et pourtant si tentantes, et tout ça dans le degré zéro de l‘éducation, de la culture, de la spiritualité. Et dans le culte de l’Argent-Roi !
 La zonzon par Guyard

Oui, y a du boulot. J’ai mis quatre mois à obtenir mon permis de visite, car je ne suis pas de la famille, et on se demande en haut lieu en quel honneur je veux bien le voir ! De plus, comme je l’ai dit, on construit les prisons à la campagne (5 km de la ville, avec une route sans trottoir, que j’aurais peut-être quand même faite à pied si mon genou fonctionnait bien), si possible dans des villes sans vraies voies de communication, afin d’ajouter de la difficulté aux familles et aux visiteurs encore prêts à affronter le malheur. Car rien n’est plus triste qu’une prison : on pourra y mettre toutes les télés du monde, une douche dans chaque cellule (ici, elle est dans le couloir), la promiscuité ou la solitude y sont plus grandes qu’au dehors.

Mais enfin, nous nous sommes vus. J’ai eu droit à un parloir de deux heures, le prochain pour le colis de Noël, le 17 décembre, ne durera qu’une heure. G. s’est converti à l’islam. C’est assez fréquent en prison, et comme il ne connaît pas son origine (c’est une des raisons de la brouille avec sa famille adoptive : "Il faudrait arrêter de mentir. Aux gens, aux vieux, aux enfants", écrit aussi Claudie Gallay dans Seule Venise), qu’il est effectivement basané, mais franchement on ne le prend pas pour un "Arabe", il peut croire qu’il vient de là-bas et qu’en embrassant l’islam, il retrouve son origine. Ce n’est pas moi qui le lui reprocherai. Au moins, ça satisfait son besoin de spiritualisme, que l‘école et sa famille ont raté : eh oui, la laïcité, ça ne fonctionne pas aussi bien qu‘on croit. Son co-cellulé est musulman aussi, ils prient ensemble. On ne lui a pas donné de travail (faut dire qu’il y a sept cents détenus), et sans mes mandats, il serait coté "indigent" par l’administration. Ses seules activités sont le sport et l’école. Il a un gros retard scolaire, sait lire, mais fait des fautes énormes en écrivant, je l’ai cependant encouragé à écrire, d’ailleurs, il aurait aimé qu’il y ait un atelier d’écriture comme celui de Vivonne dont je lui ai parlé.

Le parloir est composé de petites pièces de deux mètres sur deux mètres cinquante environ , avec une table et trois chaises. Bien entendu, on y est enfermé à clé, mais j’ai l’habitude depuis que je vais en prison. C’était son premier parloir depuis un an ! Il m’a listé ce qu’il voulait pour Noël (plus exactement ce que l’administration pénitentiaire autorise à leur porter, par exemple pas de boîtes de conserve avec lesquelles ils pourraient se suicider), car j’ai prévu de le rencontrer une seconde fois avant mon grand départ autour du monde. Il voudrait ne plus faire de bêtises à sa sortie, mais aura-t-il l’aide nécessaire pour un nouveau départ ? Et comment faire ? Il n’a que vingt-cinq ans, et donne l’impression d’un immense gâchis.

Mais je me dis que tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Le poète nous dit (Véronique Joyaux, dans Résurgences) : "La vie s'entrouvre, disponible, / Je suis à l'intérieur comme dans un mensonge". J’espère de tout mon cœur que G. trouvera cette ouverture, car il n’est pas sot, loin de là.

lundi 14 novembre 2011

14 novembre 2011 : un voyage au bout de nos nuits



Nous naissons sans savoir parler et nous mourons sans avoir su dire. Notre vie s'écoule entre le silence de celui qui se tait et le silence de celui qui n'a pas été compris, et autour de cela, comme une abeille autour d'un endroit sans fleur, plane un destin inconnu et inutile.

(Fernando Pessoa, Dans le jardin d'Épictète, in Contes, fables et autres fictions)







Hou là là, ça me fait du bien de sortir des cartons et de parler d'autre chose que du déménagement. Ce sera mon dernier déménagement ; sans doute, il me restera encore à aller au cimetière, mais celui-là, de déménagement, les autres, les survivants, s'en occuperont. Quand j'y pense, depuis que j'ai commencé à travailler, j'ai occupé une quantité impressionnante de logements : à Marmande d'abord, en 1968, puis à Agen, en 1969, en tant que maître-auxiliaire dans l'enseignement public, à Paris ensuite, de 1969 à 1970, lors de mon année à l'École nationale supérieure des bibliothèques (comme j'étais rémunéré, je considère ce temps comme un temps de travail, bien que ce fût encore des études), à Tours, pendant mon stage à la Bibliothèque municipale, à Angers, pour mon premier poste de conservateur (deux logements successifs), à Auch, pour mon deuxième poste (deux logements successifs, puis un troisième une fois marié), à Basse-Terre, en Guadeloupe, à Amiens (deux logements successifs) ; à Poitiers enfin : trois logements. Ce qui fait quinze logements, et autant de changements de vie. Pas mal, non ! Quand je pense qu'il y a des gens qui ne bougent jamais ! Mais enfin, j'arrêterai avec ce seizième et dernier appartement, un retour sur mon lieu de naissance, un retour aux sources.

Comme on le sait, je nomadise volontiers. Bordeaux ne sera que mon port d'attache où je ferai des escales plus ou moins longues. J'ai calculé que j'ai à peine dormi neuf mois dans l'appartement que j'occupe actuellement depuis dix-neuf mois, j'ai donc passé plus de la moitié de mon temps en vadrouille. Je pensais à ça en voyant ce film turc, extrêmement étrange, intitulé Il était une fois en Anatolie (sans doute un clin d’œil aux titres des films de Sergio Leone, auxquels il peut s'apparenter par sa lenteur majestueuse, l'écran large et l'utilisation du paysage, mais bien sûr ça n'a rien à voir !). C'est aussi un voyage au bout de la nuit, pour reprendre le titre du roman de Céline. En tout cas, je l'ai vécu tel quel, et comme un voyage au bout de ma nuit (en tout cas de ma nuit intérieure)...

C'est l'étrange histoire d'un groupe de personnes qui se déplacent pendant toute une nuit à la recherche du lieu où un assassin aurait enterré sa victime : il y a trois véhicules, celui du commissaire de police, où se trouvent le délinquant, menotté, et le médecin qui devra faire l'autopsie, celui du procureur et un 4/4 de l'armée, avec des militaires armés de pelles pour l'exhumation. Fait-il exprès de tromper les policiers, le meurtrier affirme que ce serait près d'une fontaine, avec pas loin dans un champ un arbre rond (?) ; mais il avait bu ce soir-là, et ne se souvient pas très bien de l'endroit exact. Et d'ailleurs, de nuit, toutes les fontaines se ressemblent, sur ces petites routes des steppes collineuses d'Anatolie, qui sont parfois des chemins. Le convoi donc s'arrête, fait une recherche, puis, devant les dénégations du meurtrier, repart pour chercher ailleurs. Et ça pourrait continuer longtemps. On est dans la voiture du commissaire, et pour tuer le silence, on cause. Le commissaire rappelle au médecin qu'il a besoin d'une ordonnance pour son fils, semble-t-il, handicapé. Le chauffeur raconte qu'il a trouvé du yaourt de buffle dans une boutique près du commissariat. On se moque du procureur qui occasionne un nouvel arrêt, pour aller pisser (la prostate?). Le meurtrier, lui, reste opaque, on ne saura rien de lui, ni pourquoi il a tué. Le commissaire finit par s'énerver, et même par brutaliser l'individu. Le procureur, qui a faim, demande au commissaire de téléphoner au maire du prochain village pour casser la croûte : c'est l'occasion d'admirer l'hospitalité turque (je repense au beau livre de voyage de Bernard Ollivier, Longue marche) et aussi de découvrir les problèmes du milieu rural (soudain, panne d'électricité). On repart et enfin, à l'aube, on découvre le lieu du crime. Bien entendu, les policiers ont oublié de prendre une housse mortuaire (et l'ambulance commandée était en panne !), il faut envelopper le cadavre dans une couverture, et il est trop grand pour le coffre des voitures !!! Le procureur attrape le fou-rire en découvrant sur le visage du cadavre une moustache à la Clark Gable, analogue à la sienne... Là encore, Thierry Metz nous dit : "C'est un homme assis qui rit tout seul pour combler une douleur".

Je ne raconte pas la suite, c'est un film contemplatif ("Il y a quelque chose d'incertain. D'indicible. Qui ne s'éteint jamais", comme écrit Thierry Metz dans un poème de ses Lettres à la bien-aimée), un road movie, si on veut, mais un peu spécial : il ne se passe rien, sinon dans les âmes. Dans les paysages les personnages sont perdus, la plupart du temps filmés de loin (ah ! ça nous change des films formatés pour la télévision, constitués essentiellement de gros plans ; ici, les quelques gros plans sont signifiants, on est vraiment au cinéma). Ce que je dirai, c'est que cette randonnée au fil de la nuit (c'est long, une nuit quand on ne dort pas : "tu es là / pour une heure / ou pour l'éternité / qu'importe", ai-je trouvé dans le beau recueil de poèmes de Roselyne Ligné, Cela, que m'a offert Odile Caradec) entraîne la découverte des individus, et notamment une vraie rencontre entre le médecin (on sent que chez cet homme actif mais aussi bien contemplatif, et habitué à sonder la souffrance, il y a une fêlure et que les rêveries occupent chez lui une place importante) et le procureur qui se confie dans la nuit, et lui raconte l'étrange histoire d'une amie qui est morte à la date qu'elle avait annoncée plusieurs mois auparavant (on se demande si l'amie en question n'était pas sa femme !). Il n'y a pas eu d'autopsie, au grand étonnement du médecin, qui a sa petite explication sur ce cas exceptionnel (mais est-il si sûr de ce qu'il dit ? La rationalité n'explique pas tout).

Au milieu du film, la très belle scène du repas chez le maire est illuminée, pendant la panne d'électricité, par la présence de la plus jeune fille du maire venue apporter les lampes (on pense au clair-obscur d'un Rembrandt) : un moment de grâce de plus dans ce film étonnant qui nous fait aller au fond des âmes, comme chez Dostoïevski, à qui j'ai pensé plus d'une fois. On n'est pas loin de Crime et châtiment. D'ailleurs, l'inculpé finit par nous paraître presque humain, et en le voyant devant la foule déchaînée à la fin du film, j'ai pensé à la parole de Hannah Arendt, dans Condition de l'homme moderne : "Le pardon libère des conséquences de l'acte à la fois celui qui pardonne et celui qui est pardonné". Et le crime oblige les individus présents à se questionner sur leur propre vie : les nombreuses digressions que sont les dialogues et conversations (on pense parfois au théâtre de l'absurde, il y a une sorte d'humour noir, et j'avoue que j'ai ri à plusieurs reprises) nous font sortir du cadre strict d'un fait divers et de la procédure policière, judiciaire et médicale. Au bout de la nuit, ces hommes ne seront plus les mêmes : ils découvrent comme le poète que "Seul contre son âme un homme ne pèse pas lourd".

mardi 8 novembre 2011

8 novembre 2011 : le don de soi



Qu'avait-il fait d'utile aujourd'hui ? Selon le maître d'école de Max, telle était la question que les enfants devaient se poser au crépuscule. Qui ai-je aidé ? Quels objets ai-je nettoyés ou fait briller, ou réparés, ou perfectionnés ? Quelle main, et de quel adulte, ai-je embrassée ? Quel voisin ai-je salué avec le sourire ? Quelle petite vieille ai-je aidée à traverser la rue ? Quelle échine de chat, ronronnant, ai-je caressée ?

(Moacyr Scliar, Max et les fauves)





Je n'ai guère le temps de dérouler mon blog, pris par les préparatifs du déménagement (cartons, tri à effectuer, c'est fou ce qu'on entasse, surtout des livres dans mon cas, ils auront fait des heureux, ceux que je n'ai pas gardés, portage du surplus à Emmaüs ou à la déchetterie), par les travaux de l'appartement de Bordeaux, auxquels je coopère (au moins je m'y sentirai vraiment chez moi, en repensant à la fatigue physique que ça m'aura occasionné), et par les visites que je fais régulièrement à mes vieux amis ou à P., maintenant de nouveau hospitalisée. C'est simple, je crois que je pourrai difficilement trouver du temps pour faire mes adieux à Poitiers, peut-être lors de mon retour après le déménagement, au moment de nettoyer l'appartement et de rendre les clés. Toutefois, j'ai des choses qui me trottent dans la tête. Je suis hanté par le thème du don, du partage, de l'accueil, de l'hospitalité...

Et voilà que je viens de voir le film Intouchables. Pour moi qui me demandais si je faisais bien de continuer à visiter P. de façon aussi assidue, alors que je vais quitter Poitiers et la laisser donc sans nos rencontres régulières (créant ainsi un vide), le film m'a apporté la réponse que j'attendais. Intouchables a un énorme succès, et mérité, je trouve. Ce n'est certes pas un chef d’œuvre, mais un film étonnamment bien fait, bien structuré, extraordinairement bien joué (Omar Sy est fabuleux dans la démesure, et François Cluzet, dans la retenue, j'espère qu'ils obtiendront tous deux un césar), et qui nous en apprend long sur la nature humaine. Et sur un thème hyper casse-gueule : le handicap.
 

Intouchables raconte l'histoire de Philippe, un tétraplégique richissime (on m'objectera qu'évidemment, c'est plus facile de présenter un handicapé qui a plein d'argent, qui peut se payer des masseurs, des domestiques, des secrétaires, des anges gardiens en somme) chez qui les assistants de vie ne durent pas plus d'une semaine. Voici qu'il recrute quelqu'un de hautement improbable, Driss, une espèce de rustre mal dégrossi, sorti de sa banlieue (et accessoirement de prison), noir de surcroît ; en effet, lors de l'entretien de recrutement, Philippe a décelé en Driss la graine d'humanité qu'il recherche désespérément, quelqu'un de dénué de compassion et surtout de pitié (il ne la supporte plus) : comment vont-ils s'apprivoiser, ces deux-là, que tout oppose (Philippe, l'intellectuel raffiné, cultivé, calme et posé, pour qui les livres sont d'un grand secours, ainsi que la musique classique ; Driss, lui, a la culture de banlieue, toujours des écouteurs dans les oreilles, prêt à danser ou à s'agiter, à s'amuser), c'est ce que le film va nous apprendre. Philippe voit bien ce qui cloche chez la plupart des assistants de vie habituels : à l'instar du personnage de Mark Aldanov, dans La clef, il est "sceptique quant aux promesses que les gens n'avaient pas intérêt à tenir". Or, quelles promesses peuvent apporter ceux qui viennent l'aider seulement par intérêt financier ? Driss a un intérêt supérieur qui le fait marcher : pour la première fois, on lui fait confiance, on le rend responsable de quelqu'un d'autre, de quelqu'un qui va dépendre de lui pour tout (manger, respirer, se promener, rire), avec qui il pourra aborder toutes les conversations, même le thème ô combien épineux de la sexualité. En quelque sorte, en prenant en charge le handicap physique de Philippe, et, disons le mot, en l'aimant tout simplement, Driss va surmonter son handicap social.

Je repense aux propos de Jean-Louis Bory (en voilà un aussi qui nous manque) que j'extrais du livre magnifique de Daniel Garcia, C'était Bory (livre qui vient de paraître, accompagné de deux disques de documents INA : des extraits du Masque et la plume de la grande époque, années 60-70, et la radioscopie de Jacques Chancel consacrée à Bory) : "C'est être aimé que je veux. Peut-être serai-je respecté de surcroît ? Tout revient à cela, au bout du compte. La seule règle d'or de l'enseignement, c'est l'amour. Si vous aimez les enfants, vous serez un bon professeur [...] La vocation, le don, c'est cet amour. Cet amour qui vous pousse, pour votre plus grande joie, à payer sans cesse de votre personne, à distribuer votre richesse la plus intime, votre pensée, votre foi. Ça non, ça n'est pas un métier comme les autres". Voilà, le mot est dit. Driss se donne, il s'engage, il paye de sa personne, toujours avec humour, sans aucune condescendance, sans pitié, sans bonnes intentions (lire à ce sujet dans Et si l'amour durait, d'Alain Finkielkraut, le chapitre sur Les Bonnes intentions, le livre d'Ingmar Bergman), il se contente de vivre, d'observer, d'agir, d'être lui-même, et en retour, que voit-il ? Philippe heureux, et qui s'épanouit autant qu'il est possible quand on n'a que la tête qui bouge. Et qui espère même peut-être un nouvel amour.

D'une certaine manière, Driss découvre dans la vie, grâce à ce miraculeux emploi d'assistant de vie, ce que d'autres découvrent dans les livres : "cette possibilité miraculeuse de sortir de la petite vie, celle qu'on nous impose, et de se trouver tout d'un coup dans des mondes qu'on n'imaginait pas, où on se trouve bien, où on se trouve mal, mais on se trouve ailleurs. C'est toujours un monde beaucoup plus intéressant que le sien propre" (Maurice Nadeau, Le chemin de la vie : entretiens avec Laure Adler). Et c'est un monde sur lequel il imprime sa marque.

Driss réalise sans le savoir ce que propose l'Évangile de Matthieu (25, 35-36) : "Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, nu et vous m'avez vêtu, malade et vous m'avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir". Alors, un conte de fées ? Chiche que le monde irait mieux si nous faisions comme Driss !