Au sol, un bras n’avait plus de main. L’image était effroyable par ce qu’elle montrait et comment elle le montrait de façon clinique, du sang, et des tendons ; de la chair qui pend, et une vie qu’on prend.
(David Dufresne, Dernière sommation, Grasset, 2019)
Tout le monde se souvient de la révolte des gilets jaunes ("Qui étaient ces gueux, et ces factieux, ces dangereux et ces séditieux ?" se demandent les grands de ce monde, qui n’ont rien vu venir, pris dans leur rêve jupitérien de croissance et de puissance infinies) et des violences policières qui ont eu lieu à ces occasions. Et quelles violences ! Il y eut des mains arrachées, des personnes éborgnées, sans compter de nombreux blessés, hommes et femmes, de décembre 2018 à juin 2019, et même au-delà. David Dufresne, journaliste indépendant (qui a collaboré à Médiapart), a signalé de nombreux cas de brutalités policières sur son compte Twitter Allô, @place_beauvau. Il en a fait l’objet d’un travail de vérification très documenté, car il ne pensait pas que ces "dérives" ou "bavures" policières perdureraient. Mais ça a l’air d’être devenu une règle dans le "maintien" de l’ordre. Comment expliquer que la proportionnalité de la riposte ait dépassé les limites ordinaires ? Avec les nasses, les gaz lacrymogènes, les flashballs, des décès par asphyxie et les matraquages d’une violence inouïe, notamment contre des femmes au sol, occasionnant des blessures très graves.
Le journaliste en a fait un premier roman : Dernière sommation. Probablement écrit dans l'urgence, et très réussi comme une "traversée du réel" qui nous fait grand besoin aujourd'hui. Au moment où les médias mainstream ont tout fait pour écarter la vérité sur ces violences (pas un mot sur les chaînes d’info en continu : "Une galerie des horreurs s’installait sous ses yeux fatigués. Dardel y croisait des blessés, des légers, des graves, des indéterminés, une poignée de mutilés. Une jambe brisée, deux yeux crevés, et rien sur LCI"), au point qu’un président de parti politique peut dire que « les violences policières en France, ça n’existe pas » ou qu’un ministre haut placé ajoute : « Ne parlez pas de répression et de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit » (ce qui est vrai, mais ça me rappelle ces Turcs rencontrés lors de la manif du 1er mai 2019 qui me disaient : « on se croirait en Turquie », ce qui en disait long sur notre prétendu état de droit), on était en droit de voir un littérateur (comme Hugo et Zola avant lui) s’emparer du sujet.
Le roman tente de comprendre le pourquoi de la brutalité des forces de l'ordre entre les mains desquelles ont été mises de nouvelles armes de guerre ("Les mutilés ? Les risques du métier… Vous comprenez, pour un de touché, mille manifestants qui désertent.", résume un haut gradé de police dans le roman). David Dufresne invente un alter ego, Étienne Dardel qui nous dit : "Je ne suis pas contre la police. Je me bats contre l’État policier". Il nous livre ici le roman des gueux d'aujourd'hui, des laissés pour compte, de ceux qui n'ont et ne sont rien, des éternels humiliés et offensés, heureux de se regrouper autour des ronds-points, un roman de l'urgence, une enquête à la Zola. Au moment ou nombre de romanciers français ne regardent que leur nombril (très bourgeois), David Dufresne décrit les mouvements de foule, l’usage des armes de guerre, les violences d’État, présente des mutilés, comme la jeune Vicky (à la police des polices, car elle a porté plainte, elle dit : "Voilà en quoi consiste votre travail : il consiste à ce que des banlieues restent des banlieues, des lieux bannis, des paysages mornes où l’idée même de fronde joyeuse est réprimée dans le sang, bavure après bavure, contrôle après contrôle. Je le sais, j’y vis"), leur colère, leur incompréhension, la sidération qui les saisit… On entend enfin les sans-voix, leur inventivité dans les slogans, la servilité des éditorialistes (et des prétendus "experts" télévisuels, plus soucieux de leurs carrières que de la vérité
Un roman poignant, qui se lit à toue allure et qui décrit très bien les barricades (ah ! le saccage des Champs Élysées !) et qui permet de "bien comprendre l’incompréhensible, ces armes de guerre envoyées sur des civils, en plein Paris". Conclusion : "Le pays était devenu violent jusqu’à ne voir qu’une catégorie de violences, celle qui le mettait en cause".
N’est-ce pas Dom Helder Camara, l’archevêque des bidonvilles du Brésil qui nous disait dans un texte qui est plus que jamais d’actualité (et que l’auteur cite dans le livre) : « Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue ».
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