jeudi 26 mai 2016

26 mai 2016 : réflexions post-déconnexion



« je vous remercie d‘avoir su être à la fois courtois et réservé, ce qui n‘est pas tellement courant chez les hommes d‘Occident. »
(Alvaro Mutis, Abdul Bashur, le rêveur de navires, trad. François Maspero, Grasset, 1994)

Après trois semaines de galère (ma box internet qui a rendu l'âme petit à petit, ne m'autorisant que des petits quarts d'heure de connexion, l'angoisse suscitée par mon opération de la cataracte et ses suites – dont ne plus faire de vélo pendant dix jours, le souci que je me faisais pour mes vieux amis poètes de Poitiers – j'ai appris ce matin que Georges, à quinze jours de son quatre-vingt-dix-septième anniversaire, a fait une nouvelle chute, et Odile, 91 ans, ne se remet pas du décès de sa fille) à peine ensoleillées par la survenue de ma fille, et avant mon départ pour Paris, un petit mot sur le blog.

Après tout, se déconnecter, n'est-ce pas ce que j'ai cherché dans mes voyages en cargo ? Après tout, j'ai lu plus que d'habitude, puisque je disposais de tout le temps que l'on perd souvent sur internet : les formidables romanciers colombiens Juan Gabriel Vásquez et Alvaro Mutis, une pièce de théâtre de Giraudoux : Judith, un second volume de George Jackson : Devant mes yeux la mort ("la conscience de classe a perdu sa netteté. En pratique, on peut dire que le secteur ouvrier qui tire à droite est une nouvelle classe, une classe policière, porcine"), le désopilant livre de la bordelaise Sandra Aimard, rencontrée dans un atelier d'écriture : Un pavé dans l'édifice (j'étais mort de rire et pourtant ça traite des relations houleuses entre les pauvres et l'administration : "Tout le monde sait que les pauvres sont des profiteurs, contrairement à Sarko-Nouille ou à Cahuzac Rappetout and Co, hein ?")


faudra que j'en reparle (éd. La cause du poulailler !)
une nouvelle romancière sarde, Michela Murgia et sa belle Guerre des saints, un beau roman pour ados de la Belge Marian De Smet, le saisissant récit-essai de Rezvani sur la maladie d'Alzheimer de sa femme : L'éclipse, les Lettres à Véra du Tchèque Karel Čapek, le bien beau Bal masqué de Lermontov (théâtre), l'excellent roman sur les migrants de Mankell : Tea bag, le polar mexicain de Taibo : Rêves de frontière, le nouveau et remarquable recueil de nouvelles de Claude Andrzejewski : Comme un Polonais, plusieurs poètes, etc !
il fera l'objet d'une prochaine chronique (éd. La Dragonne) 
 Après tout, j'ai pu quand même aussi rendre visite à mon frère et passer de belles journées avec lui et avec de délicieuses vielles dames. Et même pu voir quelques films de Cannes qui m'ont bien plu : Ma Loute, par exemple, ou Julieta.
j'ai adoré : un mélo à fleur de peau
Donc, je ne me plains pas. Je suis juste un peu rouillé, n'ayant presque rien écrit pendant tout ce temps, et fort peu pédalé : j'ai repris le vélo hier. Et demain, j'irai jusqu'à Talence voir Michel, juché sur ma monture.
Je suis d'assez loin la déliquescence du gouvernement Hollande – ou son machiavélisme ? Je reste surpris de voir les automobilistes organiser la pénurie d'essence par leur comportement excessif de consommateur ; et j'apprécie rudement de n'avoir plus de voiture. Il me reste un peu de voilure pour mon vélo (mes jambes), un peu de toiture au-dessus de moi (tant qu'un kamikaze n'y précipite pas son avion), et de l'aventure à gogo : car la vie en est pleine, pour peu qu'on accepte de bouger, de regarder autour de soi, de s'intéresser aux autres loin de son quant à soi. Je rêve d'enregistrer des bribes de conversation (et de disputes) entendues dans le parc, dans le tram, au bistrot, au supermarché, à la gare. Car j'en entends de belles... Mais c'est une autre histoire.

mardi 10 mai 2016

10 mai 2016 : quand la révolte grondait : George Jackson et les Frères de Soledad


Il faut lire ce qui suit, comme un manifeste, comme un tract, comme un appel à la révolte, puisqu'il est cela d'abord.
(Jean Genet, préface de George Jackson, Les Frères de Soledad, trad. Catherine Roux, Gallimard, 1971)

Oui, un cri de révolte que ces "lettres d'un jeune Noir enterré dans la prison de Soledad", arrêté à l'âge de dix-huit ans en 1961 pour un larcin de 70 $ et condamné à un an de prison renouvelable, en fait minimum un an, maximum à vie, selon une curiosité du système judiciaire américain. Avec ce système, "la libération dépend du jugement porté par les autorités sur la conduite du prisonnier ; mais, dans nos prisons, les détenus sont constamment exposés à des brutalités et à des humiliations et un violent racisme règne en permanence. Le prisonnier qui tente de résister à ces traitements dégradants est pénalisé et perd ses chances d'être libéré ! La libération de Jackson fut repoussée d'année en année", car, bien entendu, le jeune homme va se radicaliser en prison, découvrir la filiation entre le régime d'esclavage d'autrefois et le système pénitentiaire d'aujourd'hui et l'impossibilité de s'adapter aux prétendues valeurs des Blancs.

En effet, le Blanc, "colonisateur, usurier, foncièrement voleur, assassin par intérêt, kidnappeur esclavagiste, fabricant de canons, de bombes et de gaz toxiques, parasite égocentrique, langue fourchue", [...] "tente de nous faire croire que c'est nous qui devons nous adapter à ses valeurs, que nous devons apprendre à lui ressembler davantage ; et que si nous ne le faisons pas, nous sommes des arriérés, des sous-développés, des rustres". C'est en prison, qui sera son université, que George Jackson découvre non pas sa conscience de race – elle est évidente pour tout jeune Noir américain ("Les hommes noirs nés aux États-Unis et assez chanceux pour être encore en vie à l'âge de dix-huit ans sont conditionnés à considérer l'emprisonnement comme inéluctable. À la plupart d'entre nous, la prison apparaît simplement comme une phase toujours prochaine dans une série d'humiliations"), mais aussi et surtout sa conscience de classe, celle de l'opprimé qui, du fait de cette découverte, devient révolutionnaire. Et c'est sans doute pour cela qu'il n'a jamais été libéré.
C'était l'époque de la lutte pour les droits civiques, d'abord pacifique (Martin Luther King), puis violente (Malcolm X, les Black Panther). Par ailleurs, la prison elle-même permet de comprendre la résonance entre le maintien de l'ordre et le racisme : "Nous sommes confinés dans nos cellules vingt-trois heures et demie sur vingt-quatre. Un racisme patent s'exerce en toute liberté. Les flics ne se contentent pas de ne rien faire pour empêcher les agressions racistes ; ils les encouragent activement".
Il constate qu'après la guerre de Sécession, "la forme d'esclavage a changé : nous sommes passés de l'état de cheptel à l'esclavage économique ; nous avons été jetés sur le marché du travail, mis en compétition avec les pauvres blancs dans des conditions désastreuses pour nous ; depuis ce moment-là, notre principal ennemi peut être défini et identifié comme le capitalisme. L'esclavagiste était et reste le patron de l'usine, l'homme d'affaires, le responsable de l'emploi, des salaires, des prix, des institutions et de la culture nationale". Et l'industrie carcérale, à laquelle peu de jeunes Noirs peuvent échapper, est le concentré du capitalisme, car ici la sauvagerie n'y a aucune limite. Résultat : "ici comme au dehors, le racisme des Noirs est une réaction qui leur est imposée. Un réflexe d'adaptation. Un moyen de survivre".
Le 17 août 1968, il écrit à sa mère : "Il est clair qu'ils ne me donneront pas une chance. Tu as raison, je suis exactement ce dont ils ont peur : un Noir qui veut être noir, et lucide". En prison, il ne lui reste que la liberté d'esprit et la conscience de sa dignité. Mais il prend conscience aussi du refus de "vivre pour vivre, une vie sans joie, sans signification véritable", ainsi que de la division imposée par la tyrannie de l'ordre social : "C'est terrible qu'on nous ait tant divisés ! L'ordre social est fait pour favoriser ce phénomène ; les gens en place ne veulent pas voir se former de groupes solidement unis, ils empêchent cela de mille manières subtiles..."
Sa dénonciation du capitalisme est sans appel : "Les conservateurs (de leurs privilèges) voudraient nous faire croire que travailler est amusant. L'Eden capitaliste ressemble à mon idée de l'enfer". Et c'est bien sûr pire encore en prison : "J'en ai assez de me réveiller chaque matin en me demandant si aujourd'hui on me fera travailler pour rien, si je serai insulté, humilié, blessé ou même mis à mort". D'où la nécessité de lutter par la violence contre "ceux qui s'interposent entre nous et les salauds, ceux qui protègent le statu quo économique, sont des lâches, ou des traîtres. Probablement les deux".
Parmi ces traîtres, il y a le "policier noir". En effet, "il ne faut attendre aucune aide de ce côté-là. La stupidité et l'état de démoralisation qui l'ont conduit à accepter cet emploi l'empêcheront d'intervenir. La sécurité de l'emploi et le salaire comptent trop pour lui. Souvent, il éprouve le besoin de s'affirmer, de protester de sa loyauté envers l'autorité, de démontrer qu'il n'a pas de préjugés en notre faveur, qu'il est honnête". Lors de la répression des détenus, les policiers noirs se montrent inflexibles. Encore une manière pour l'Amérique blanche ("ce que je ne savais pas encore avec une telle intensité c'est la haine de l'Américain blanc pour le Noir au point que je me demande si tout homme blanc dans ce pays, quand il plante un arbre, ne voit pas à ses branches, des nègres pendus", écrit Jean Genet) d'asseoir son pouvoir.
Au fil des mois, des années, George Jackson lit, s'informe, refuse toute compromission, correspond avec ses parents, ses avocats, d'autres militants (comme Angela Davis). Ce recueil de lettres montre son itinéraire social et intellectuel. Il n'a aucune illusion, il sait qu'on ne le laissera jamais sortir : "je suis un étranger. Ce sera toujours de ma faute. Les choses secrètes que je cache à presque tout le monde et surtout à ceux qui sont aimables et bienveillants, mais intellectuellement incapables de comprendre pleinement quelle épreuve c'est d'être chassé comme un gibier, rejeté comme un étranger, ces choses excluent pour toujours la possibilité d'une entente parfaite".
Effectivement, il mourra lors d'une mutinerie, vraisemblablement machinée par les autorités pour se débarrasser de lui. Un très beau livre, que j'ai savouré lentement.