Ne
sois pas bon par bonté, ni pour les autres, mais pour toi-même,
pour être plus complet. Être aussi bon que possible vaut la peine
parce que cela augmente ta valeur et la capacité de ton âme ; (et
aussi parce qu'être bon étant plus difficile qu'être méchant, la
grandeur consiste à pratiquer le bien).
(Fernando
Pessoa, L'ermite de la montagne noire, in Contes, fables et
autres fictions)
J'ai
fini de lire à haute voix à P. la magnifique biographie La vie
de Cézanne, écrite par Henri Perruchot, grand spécialiste des
biographies de peintres de la fin du XIXème siècle. J'avais
commencé cette lecture en juillet. Je lui rends visite chaque jour
quand je suis à Poitiers, et nous discutons et nous lisons, enfin,
je lis. Et on pique parfois des fous rires. Surtout avec Cézanne,
grand misanthrope devant l'Éternel (il pourrait dire de lui, comme
l'héroïne de Claudie Gallay, dans Seule Venise :
"Je suis une solitaire. De la pire espèce. Celle des
taupes. Une inadaptée. J'ai besoin de ma tanière, mon trou de
terre"), qui a une peur bleue qu'on lui mette "le grappin
dessus", et dont la phrase favorite est : "C'est effrayant,
la vie !" Et cependant, hier, quand je suis arrivé au récit de
sa mort, alors qu'il a le regard tourné vers la porte où il espère
voir arriver son fils, je n'ai pas pu empêcher ma voix de se briser.
Non pas seulement parce que Cézanne est mort (Alexandre Dumas a bien
pleuré quand il a fait mourir le géant Porthos dans Le vicomte
de Bragelonne), mais parce que Perruchot nous précise que le
fils, qui vit à Paris, alors que Cézanne est à Aix-en-Provence,
n'a pas reçu le télégramme annonçant la maladie de son père :
Hortense, la femme de Cézanne, l'a mis de côté momentanément, ne
voulant pas quitter Paris tout de suite, parce qu'elle avait encore
besoin de quelques jours pour ses essayages !
Pendant
deux mois donc, et avec des interruptions, nous avons vécu avec
Cézanne, dont on dirait probablement aujourd'hui qu'il était
bipolaire ou dépressif, passant d'un instant à l'autre de haut en
bas, souffrant terriblement pour son art, lacérant ses toiles ou les
jetant quand il n'arrivait pas à saisir ce que son œil avait vu,
incompris même encore largement au moment de sa mort. Mal compris
même par ses rares amis. Trop placé dans le "pur rêve d'un
rêveur" (la formule est de Pessoa) : avouerai-je que je me suis
pas mal reconnu (le génie en moins) chez lui ? Cette sorte
d'incapacité d'être au monde (Perruchot écrit : quand il est en
société, "il [Cézanne] ne sait de quelle manière se tenir,
ne sait que dire, et, comme par un fait exprès, ne peut s'empêcher
de prononcer des paroles malencontreuses et de commettre des
impairs"), est-ce que je ne la partage pas, peu ou prou ? Lui
qui a craint toute sa vie d'être un raté (et ses concitoyens d'Aix
l'ont considéré ainsi, le conservateur du Musée d'Aix ayant même
proclamé "Moi vivant, aucune œuvre de Cézanne n'entrera dans
nos collections !"), qui connaissait bien Le chef d’œuvre
inconnu, la belle nouvelle de Balzac, il craignait trop de
ressembler au héros de la nouvelle, Frenhofer, peintre qui pour son
tableau intitulé "La belle noiseuse" n'a représenté
qu'un pied féminin perdu au milieu de couleurs. Oui, j'ai aimé ce
portrait d'un homme pour qui "la pensée est la clef de tous les
trésors, elle procure les joies de l‘avare sans en donner les
soucis" (encore Balzac, dans La peau de chagrin).
P.
a écouté vaillamment, jour après jour, très intéressée, car
elle a fait autrefois des études d'histoire de l'art, m'interrompant
pour commenter telle ou telle anecdote, ou pour discuter de tel ou
tel tableau ; parfois ses yeux se fermaient, elle est bourrée de
médicaments contre la douleur, et qui entraînent de la somnolence.
J'étais moi-même heureux, de pouvoir lui rendre ce petit service,
d'être là, d'essayer d'appliquer les phrases que j'ai trouvées
dans ce beau roman de Balzac (La peau de chagrin) lu pendant
mon voyage en Pologne : "Toutes les infortunes sont sœurs,
elles ont le même langage, la même générosité, la générosité
de ceux qui ne possédant rien sont prodigues de sentiment, paient de
leur temps et de leur personne" et "Le beau monde bannit de
son sein les malheureux, comme un homme de santé vigoureuse expulse
de son corps un principe morbifique. Le monde abhorre les douleurs et
les infortunes, il les redoute à l‘égal des contagions". Je
suis content de ne pas faire partie du beau monde.
Comme
le héros de Gianrico Carofiglio, dans Témoin involontaire (j"ai
découvert cet écrivain de polars italiens à Venise), qui dit :
"je détestais tous ces gens qui semblaient tellement à
l'aise tandis que moi, je ne me sentais à ma place nulle part",
Cézanne est un être à part. Un artiste sans nul doute. Un pur, qui
n'a vécu que pour sa peinture. Je suis content, P., d'avoir déniché
ce livre dans ta bibliothèque, d'avoir partagé avec toi ces moments
d'intense convivialité, de complicité, de beauté aussi (on a
également ouvert des livres d'art pour regarder les tableaux de
Cézanne), qui ont pu par moments te faire oublier la maladie et ce
qui s'ensuit.
Il
n'y a pas de rencontres fortuites, qu'elles soient entre des
personnes, ou entre des personnes et des livres, ou entre des
personnes et des œuvres. La vie, c'est aussi ça. Je tombe en même
temps sur ce livre de Pessoa, Contes,
fables et autres fictions,
je lis parallèlement le beau livre de Frédéric Lenoir Socrate,
Jésus,
Bouddha,
où il
compare ces trois hommes, leurs idées et leurs actes. Et j'ai de
plus en plus envie de retrouver
la
simplicité qu'il y a chez ces trois penseurs. Je crois que rendre
visite à P., lui faire la lecture, me fait découvrir aussi "la
vie simple de la nature, la chaste nudité de la vraie pudeur, les
délices de la paresse si naturelle à l‘homme"
(Honoré
de Balzac, La peau de
chagrin).