La
seule façon de te sauver toi-même, c’est de lutter pour sauver
tous les autres.
(Nikos
Kazantzakis, Lettre
au Gréco : bilan d’une vie,
trad. Michel Saunier, Plon, 1988)
Souvenez-vous
de mon "post"
du 11 janvier dernier (les
cœurs purs)
et de l’enthousiasme que m’avait procuré le documentaire
Sur
la route d’Exarcheia.
Une des personnalités intervenant dans le film, et à l’origine
avec son association Anepos du fameux convoi solidaire vers la Grèce, n’est autre que
Yannis Youlountas, également philosophe, poète, écrivain et
cinéaste. Je me suis procuré ses premiers documentaires : Ne
vivons plus comme des esclaves
(2013) et Je
lutte donc je suis
(2015) montrent la lutte héroïque du peuple grec, trahi par ses
dirigeants, puis étranglé et délibérément appauvri par l’Europe.
Après les élections de 2015 qui ont
amené
la coalition de la gauche radicale Syryza au pouvoir, et alors qu'on pouvait croire que la donne avait changé, la situation a
plutôt empiré : le pouvoir en Grèce, comme dans beaucoup de
pays d’Europe, n’est
en
fait désormais qu’un
pantin aux ordres des multinationales mondialisées et du FMI, et on
voit bien que les élections n’y peuvent rien. Et qu’au
contraire, le fascisme (qui ne gênera en rien ces mêmes
organisations) pointe partout son nez malodorant.
Cependant,
certains Grecs résistent, et en particulier dans quelques quartiers
d’Athènes (dont le plus emblématique est Exarcheia), de
Thessalonique ou de La Canée en Crète. Là, on essaie
l’autogestion, la démocratie directe, l’aide aux plus démunis,
la solidarité et le partage, ce que confirme son nouveau film,
L’amour
et la révolution,
projeté hier au soir à l’Utopia devant une salle comble. J’ai
été déçu de voir la jeune fille à côté de moi passer un tiers
de son temps sur son smartphone, mais passons sur ce détail, je
m’installerai avec des vieux la prochaine fois !
Et,
comme il y avait un stand militant, j’ai acheté le
très beau livre de
Yannis,
Exercheia
la noire : au cœur de la Grèce qui résiste
(Éditions libertaires, 2014), magnifiquement illustré en noir et
blanc par sa
compagne Maud.
Pour
Yannis, à la suite de la chute du rideau de fer et du mur de Berlin,
"L’Europe
du totalitarisme financier a reconstruit le mur autrement :
entre les riches, toujours plus riches, et les pauvres, toujours plus
pauvres".
Et c’est la Grèce qui en fait les frais en premier, en attendant que d’autres
pays passent aussi à la moulinette (la France bientôt, au train
rapide avec lequel on détricote le code du travail et
les conquêtes ouvrières ???). En Grèce, "Le
capitalisme se démasque brutalement dans la domination absolue des
puissants sur une population à genoux et exaspérée" :
baisse sévère des salaires et des retraites, paupérisation
croissante des classes moyennes, expulsions et mises à la rue de
nombreux habitants, chômage massif, enfants qui s’évanouissent de
faim à l’école, arrêt de sécurité sociale pour 30 % de la
population, suicides en hausse (dans un pays où le taux de suicide
était le plus bas d’Europe). "Le
4 avril 2012, un pharmacien à la retraite [Dimitris Christoulas] se
suicide publiquement devant le Parlement en laissant une lettre de
protestation et d’appel à la résistance armée : —
Mon âge avancé ne me permet pas de réagir autrement, mais si un
compatriote grec avait pris une kalachnikov, je l’aurais soutenu.
Je ne vois pas d’autre solution que de mettre fin à ma vie de
cette façon digne pour ne pas finir en fouillant dans les poubelles
pour survivre. Je pense que les jeunes sans avenir prendront un jour
les armes et pendront les traîtres à notre pays Place Syntagma
comme les Italiens ont fait avec Mussolini en 1945".
Mais
à Exarcheia, quartier d’Athènes d’où est partie le combat
contre la dictature des colonels dans les années 70, la résistance
se met en place, malgré la
police sans cesse menaçante et les affidés d’Aube dorée
[les néo-nazis].
Comme
écrit Yannis, "Les
tyrans ont les yeux braqués sur les poches de résistance qui les
menacent. Le temps nous est compté et la vie nous attend".
Et
c’est une vie formidable qui se met en place : dispensaires
gratuits, cuisines sociales pour tous les affamés (Grecs et
étrangers, car à Exarcheia, les migrants savent qu’ils sont
bienvenus et acceptés), cours gratuits, entraide généralisée, prises de décision en assemblées générales. Ici, plus de supermarchés,
finie la culture de la consommation : car "nous
sommes des malades qui subissons une cure de désintoxication forcée
au départ, mais peut-être salutaire au final". Inévitablement,
"La
remise en question de nos modes de vie commence à poindre son nez. C’est le point de départ".
De toute façon, "Le
chômage de masse et les petites retraites entraînent un autre
rapport au temps et à l’argent. Non seulement on ne s’ennuie
pas, mais en plus on y prend goût. À condition de consommer moins
pour moins avoir à travailler et courir partout. Économiser
l’argent pour économiser le temps et répartir ses efforts de
façon plus désirable". La solidarité, la fraternité,
l’amitié fleurissent, et la joie, et les rires, et le désir de
s’entraider, de s’occuper des enfants, de ne pas abandonner les
vieillards, d’aller manifester en masse au tribunal pour que les
juges ne puissent pas prendre les arrêtés d’expulsions.
Au
bistrot associatif de Nosotros : "Pas de télé. Pas de
journaux de la presse officielle. Pas de radio musicale à animateur
décérébré touillant sa soupe imbuvable. Ici, on respire". Et
quand il le faut, on va manifester, malgré les "violences et
tortures policières" auxquelles "s’ajoutent les
sanctions très lourdes de la Justice grecque" (décidément
partout la justice se parodie elle-même en se mettant au service des
dominants). Et manifester, dans la Grèce de Tsipras, c’est pas
simple : "Les gaz lacrymogènes sont déversés comme du
napalm. Un masque à gaz dans chaque sac, les manifestants se sont
préparés à cette éventualité. d’autant plus que les gaz
utilisés par les brigades anti-émeutes sont absolument proscrits en
Europe". Il faut le voir pour le croire. Les pantins au
gouvernement, petits-enfants de Franco, de Hitler et de Mussolini,
ont encore amélioré leurs méthodes : ces robocops suréquipés laissent tranquilles les sbires d’Aube dorée qui s’attaquent aux
migrants et à leurs défenseurs : "Bien sûr, il a
remarqué que, derrière les militants fascistes, il y avait des
policiers à moto, qui ont été pris en photo pour prouver leur
collaboration avec le parti Aube dorée. Il sait bien que le fascisme
est le petit frère du pouvoir, le pitbull prêt à bondir en cas de
besoin".
Car
Athènes, c’est aussi "la savane des chasseurs de migrants :
rafles policières, persécutions néo-nazies". Le seul lieu
tranquille pour les migrants, c’est Exarcheia, où règnent
l’égalité, la solidarité, le partage et l’amour. Et Yannis
note que "La
remise en question est inévitable, même pour les plus
récalcitrants, d’autant plus que les néofascismes montent partout
en Europe et nous pressent de réfléchir à ce qui nous arrive avant
de nous enfoncer dans le pire des cauchemars".
Oui,
mais tout le monde est-il prêt à se remettre en question ? À
agir pour un monde meilleur ? Je crains que le
rouleau-compresseur de la mondialisation accompagnée d’une sorte
de fascisme policier, qui gangrène déjà largement la majorité de
la planète, ne gagne encore du terrain, avec la bénédiction des
actionnaires, des évadés fiscaux, des multinationales et hélas, de
tous ceux qui s’en satisfont.
En
tout cas, après les événements de Barcelone en septembre dernier,
ça confirme le tournant policier de nos démocraties qu’on peut
encore nommer ainsi, oui, mais pour combien de temps ?
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