vendredi 1 août 2008

31 Juillet 2008 : Posséder

Stop ! Danger. N’approche point, toi, ami/e, lecteur/trice, toi qui as peur des gros mots et de la violence. Ou si tu veux continuer, mets tes chastes oreilles dans ta poche, et ouvre enfin les yeux sur cette putain de planète où on nous fait vivre et sur certains de nos étranges frères humains…
On ne se remet jamais d’un viol. Cette violence gratuite, imbécile et criminelle, cette négation de l’individu pour le plaisir (!) de posséder un corps… Posséder, drôle d’emploi de ce mot ici… Et malheureusement si souvent utilisé, même pour exprimer des relations sexuelles normales : tout à l’heure, pendant que je possédais ton beau corps, lis-je dans un pourtant beau texte de Claude Andrzejewski, qui va paraître dans la prochaine livraison de Liseron. Avouerai-je que ça me choque ? Oui, j’avoue.
Pour moi, posséder est ici un gros mot ! Je pense qu’on ne peut posséder que des choses, des objets, des outils, ce qui donne de l’utilité. Pas ce qui peut donner du plaisir. Personnellement je ne possède pas mes livres, ce sont eux qui me réjouissent, m’emplissent, me tuent et m’ensevelissent parfois.
Il y a bien là derrière cette acception du verbe posséder la vieille idée de propriété pleine et entière, de maîtrise absolue. Or, on ne possède pas, que je sache, la terre (c’est seulement par abus de langage, Rousseau a écrit de belles choses là-dessus : Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire « Ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile, et rappelons-nous les superbes paroles du grand chef indien Seattle en 1854 en réponse au gouvernement américain : Nous savons au moins ceci : la terre n'appartient pas à l'homme ; l'homme appartient à la terre), ni les rivières, ni l’air, ni les arbres, ni les étoiles. Ni les êtres vivants. Et donc pas les êtres humains.
Pour en revenir au viol, j’en ai longtemps mal compris les enjeux, comme beaucoup d’hommes, je pense. Hommes entendu au sens allemand de Mann, on devrait donc dire plutôt mâles, ou êtres humains masculins. Une amie m’avait raconté vers 1975 qu’elle avait été victime d'un viol quelques années auparavant, qu’elle ne pouvait pas oublier. Je lui en ai voulu de m’avoir raconté ça. Comme tout un chacun, je pensais qu’elle me racontait des craques, qu’il n’y avait pas de fumée de feu, de viol sans au moins un minimum de provocation. Les jupes étaient parfois fort courtes à l’époque, et nous étions nombreux (honte sur moi aussi) à penser qu’après tout, elles le cherchaient bien…
Pourtant je ne suis pas moi-même un violeur et ne le serai jamais. Ni en réalité, ni en puissance, ni même en imagination. Jamais mon esprit n’arrive même à concevoir qu’un jour quelqu’un puisse passer à l’acte. Or, pourtant, à l’époque, je n’avais pas beaucoup de compassion pour les victimes, je leur en voulais d’exister, de m’empêcher de croire que tout le monde il est beau tout le monde il est gentil, comme le clamait un peu niaisement le titre du film de Jean Yanne, de m’obliger à me confronter à la réalité du Mal.
Au fond, je ne croyais pas au Mal, du moins à ce Mal là. Pour moi le Mal, c'était la Guerre, on en avait tant parlé quand j’étais petit, celle de 39-45 était toute proche, et les souvenirs de la Grande, celle de 14, étaient encore prégnants, et visibles sur les monuments aux morts. Je n’ignorais rien des camps de concentration, où certains membres de ma famille étaient morts, ni des camps d’extermination et des fours crématoires. J’avais déjà visité Auschwitz en 1974. Mais je fermais quand même les yeux, je reléguais le Mal dans le passé, et je préférais croire au progrès humain indéfini, aux lendemains qui chantent, au Bien qui ne manquerait pas de triompher… Un jour viendra couleur d'orange, comme chantait Aragon…
J’étais un innocent. Les guerres semblaient s’être éloignées, perdues sur des continents oubliés, Afrique, Asie, Amérique latine… On en viendrait à bout.
Quel rapport avec le viol, dis-tu ? J’y viens. On sait qu’en temps de guerre, parmi les atrocités les plus terribles, il y a les viols. Puisqu’on donne le permis de tuer (et être soldat, c’est bien cela), qu’il s’agit d’un métier d’homme, et qu’être un homme, un vrai, c’est avoir des couilles, par extension, on pense avoir le droit de violer, de baiser sans retenue, de niquer, d’enculer… Je t’ai prévenu, lecteur, y aura des gros mots. Pourtant je suis réputé pour n’en dire presque jamais, mais il faut pouvoir appeler les choses par leur nom, et un chat, c’est un chat, un guerrier un salaud, et un violeur un immonde personnage, l'équivalent des bourreaux d'Auschwitz, car le viol aussi tue.
Donc dans mon innocence (j'allais avoir trente ans tout de même, mais l'adolescence, voire l'enfance, se prolongent parfois longtemps chez certaines personnes), je n’avais pas compris la signification de posséder une personne. On commence par dire ma femme, ou mon mari, ou mon amant, ou ma maîtresse, ou même mon fils et ma fille. Les hommes, entre eux, au bistrot, se lancent des : "celle-là, tu vois, mon pote, la jolie blonde (ou brune), je l'ai possédée". Et on finit par accepter, à travers ce verbe et ce possessif, d’imposer sa domination ou sa jouissance sur un ou plusieurs autres individus, qui peut aller jusqu’à leur chosification absolue : le viol.
Le viol a ceci de particulier qu’il est indicible pour la personne violée (qui se sent coupable davantage encore que le violeur, la honte est trop forte, pourquoi s'est-elle laissée faire, comment trouver les mots pour le dire), inaudible pour les autres (personne n’a envie d’en entendre seulement parler, car il s’agit d’un cri, d’un hurlement qui pourrait peut-être libérer), et qu’elle n’a pas, semble-t-il, non plus envie de se venger. Le peut-elle d’ailleurs ? Se libère-t-on du Mal par le Mal ? On dit que les hommes violés lorsqu’ils étaient enfants peuvent avoir les mêmes pulsions. Possible. Pas sûr.
Ce qui est sûr, c'est qu'il faut vivre avec, et longtemps. L’oubli, peut-être... L’occultation quelque part, au fond de la mémoire morte. Et puis, à l’occasion, ça ressurgit. Envie de parler, de gueuler, de trouver des mots justes pour relativiser aussi, car il faut bien continuer à vivre… Après tout, y a pas mort d’homme, comme me disait un copain à l’époque, qui pensait justifier des choses indéfendables par ce cliché passe-partout.
Si ! Il y a mort. Le violeur réussit au-delà de toute espérance à tuer sans tuer, à réaliser le crime parfait, puisque le ou la violée, enfermé/e dans le désarroi, claquemuré/e dans sa honte, parqué/e dans son déshonneur, calfeutré/e dans sa culpabilité, porte rarement plainte… Il ou elle se sent coupable et ne peut guère en parler à son entourage… C’est l’horreur absolue dont on ne semble pas pouvoir sortir. Sauf à ne plus y penser du tout, et un jour, par la mort.
Le violeur, lui, s’en tire généralement bien, peut-être même fier intérieurement de s’être prouvé qu’il est un homme, et claironnant in petto : "Je vous emmerde et je vous baise tous, espèces de pédés et tas de putes, je vous encule, vous ne méritez rien d’autre !" Et on parle actuellement de viols en réunion, de tournantes… C’est loin de dater d’aujourd’hui : pendant les guerres, la soldatesque… Ouais, parce malgré tout, les violeurs ne sont pas si courageux que ça, en général ils se mettent à plusieurs, ou s’ils sont seuls, ils choisissent toujours comme victime quelqu’un de frêle, de fragile, de délicat, qu’ils pourront mettre à la raison aisément, quitte à ne même pas s’imaginer qu’il s’agit de viol, dans le cas des viols d'enfants ou des incestes, par exemple !
Voilà où peut mener cette idée de vouloir posséder des êtres humains, un peu comme on pouvait faire ce qu’on voulait des esclaves autrefois, puisqu’ils appartenaient à leur maître. Mais l’esclavage a-t-il vraiment disparu ? Et l’homme sera-t-il toujours un loup pour l’homme ? C’est bien méjuger des loups ! Un loup ne possède pas un autre loup ! Loups, je vous aime !
Et le viol, c’est aussi le secret, un secret lourd à porter. On ne porte pas en bandoulière l’étiquette violé/e. En ce sens, mon amie de 1975, qui avait voulu justement sortir de son placard son histoire, m’avait mis mal à l’aise. Pourquoi me raconte-t-elle ça ? pensais-je. Veut-elle me mettre en garde ? Me prend-elle pour un violeur en puissance ? Ou au contraire me trouve-t-elle si fragile qu’elle craint pour moi aussi ? Oui, Bernadette, je t’en ai voulu beaucoup de m'avoir ouvert les yeux. Mais je te comprends mieux aujourd’hui. Tu pensais que j’étais un ami. L’ami peut tout entendre. Vois-tu, j’étais trop jeune, trop innocent, pas assez marqué par la vie, je t’ai laissée tomber. Je le regrette encore aujourd’hui. A ma manière, je suis un salaud moi aussi !
Mais posséder, non... Je ne veux pas posséder un autre être humain, dans aucun sens du terme. N'oublions d'ailleurs pas que posséder a aussi le sens de duper, tromper... Eh oui, le vocabulaire a la vie dure. Vous, les mâles, écoutez mon cri : nous naissons nus et nus, nous repartirons dans le sein de la terre. Nous ne possédons en fait rien. La satisfaction physique de vos sens n'est qu'un aspect de la vie. 
Faut-il que vous vous en ennuyiez pour arriver à cette extrémité de croire à la possession des autres ? Suivez les conseils du père de Pierre Pachet : "Tu t’ennuies ? Tu n’as qu’à avoir une vie intérieure ! Alors tu ne t’ennuieras jamais (Pierre Pachet, Autobiographie de mon père). Et je peux vous garantir que, quand on a une vie intérieure, on n'a aucune envie de posséder les autres !