dimanche 30 décembre 2012

30 décembre 2012 : paternité en Patagonie


Si la gentillesse désamorce toute révolution, c'est parce qu'elle n'attend pas qu'une élite vienne en remplacer une autre : elle en forge une nouvelle qui passe moins par une refonte de l'ordre social, économique et politique que par une réforme de soi.

(Emmanuel Jaffelin, Éloge de la gentillesse)





Ouais, la gentillesse. Qualité suprême, selon moi. Je ne m'attendais certes pas à lire un livre sur le sujet. Et pourtant si, il existe, et il est très bon (paru chez François Bourin éd.). "Telle nous paraît la gentillesse, qui remplit les interstices de nos vies en rendant les services échappant à l'économie marchande ou à l'attention des proches", nous dit l'auteur. Ah ! l'économie marchande, celle qui nous submerge au moment des fêtes, où les marchandises pullulent et où nous croulons sous leur poids ! Quant à l'attention des proches, eh bien, elle se disperse dans un monde moderne où les familles sont éclatées, et où on est bien obligé de remplacer les proches naturels souvent éloignés par ceux qui sont réellement près de nous, voisins, vieux, ou ceux qui sont spirituellement proches de nous, amis(e)s choisi(e)s.



Dans Jours de pêche en Patagonie, un homme, Marco, prend des vacances, à la suite de pépins de santé. Voyageur de commerce, il a été marié, mais l'alcool a détruit sa vie. Il a la cinquantaine et décide de partir en Patagonie, loin des régions économiques de l'Argentine. Part-il pour partir ? Oui, d'une certaine manière, il coupe les ponts, mais on comprend aussi qu'il estime que son métier est condamné par la concurrence d'internet. D'ailleurs, après sa cure de désintoxication, il lui faut prendre un nouveau départ, entamer le réforme de soi. La Patagonie, c'est un peu la Creuse de l'Argentine, le bout du monde. Pour faire le plein, il doit attendre dans une station-service le passage du camion citerne, car après il n'y a plus d'essence pendant plus de 400 km. À la cafétéria, il fait connaissance d'un gars de Cordoba, entraîneur qui se déplace avec sa boxeuse pour un prochain match à Puerto Deseado. C'est justement la destination de Marco. Marco s'y installe à l'hôtel, prend contact avec un patron marin pour tenter d'aller pêcher le requin, et essaie de retrouver sa fille Ana, qu'il n'a pas vue depuis dix ans, et dont c'était la dernière adresse. Il doit passer par un appel à la radio, car elle a disparu de la petite ville et ne figure pas dans l'annuaire téléphonique. Pour se remettre en forme, il fait du jogging, ce qui lui fait rencontrer de jeunes Colombiens venus à vélo, et qui veulent aller jusqu'à l'extrême sud et continuer en cargo vers l'Australie ou les Philippines. Il finit par retrouver sa fille, qu'il découvre mariée et mère d'un bébé. Sa journée de pêche se termine précipitamment, il a un mal de mer effroyable et se retrouve à l'hôpital.

Il y a du Tchékhov (humour et empathie pour les personnages, aucune explication, au spectateur de comprendre) chez ce cinéaste dont deux précédents films (Historias mínimas et Bombón el perro) sont sortis en France. Avec un art consommé du scénario, fait de petits riens, d'événements sans importance, de rencontres insolites, Carlos Sorin nous convie au spectacle de notre vie, et nous fait aimer le personnage principal qui, sans qu'il s'en rende compte, est en train de changer sa vie. Marco est à la fois rêveur et malicieux, ouvert à la réalité qu'il croise : la boxe féminine, les jeunes routards, la radio locale, le patron de pêche, le personnel de l'hôpital. Mais il sent que quelque chose se passe, même si la confrontation avec sa fille est dure («Qu'est-ce que tu es venu faire ici ? Tu vas pas me foutre en l'air comme tu as foutu en l'air ma mère ? »). Si la vie quotidienne peut paraître faite de riens, elle se déroule dans les paysages immenses, plats (les routes droites et démesurées), désolés, battus par les vents côtiers. Marco a oublié d'être méchant ; mieux, il vérifie l'assertion d'Emmanuel Jaffelin : "En soulageant l'autre d'un souci par l'acte gentil, nous nous soulageons de nous-mêmes". Oui, Marco est soulagé, et sans doute il ne repartira pas à Buenos Aires.

Kessel disait de Des souris et des hommes, de Steinbeck, "ce livre est bref, mais son pouvoir est long". J'ai envie de dire du film de Sorin que pareillement, il est bref (80 minutes), mais on sent qu'il va nous marquer.

samedi 29 décembre 2012

29 décembre 2012 : le moral et la novlangue


Je n'ai rien vu venir. J'ai vieilli d'un coup. Comme ça. Toute la force est partie un matin d'été. La veille, je courais les rues et montais sans problèmes les escaliers. Je mangeais salé, sucré, épicé, de tout. Et un matin, tout s'est arrêté. Tout s'est fermé en moi. Je n'ai vraiment rien vu venir. Je guidais le monde, le temps. Je suis à présent au fond de ce temps.

(Abdellah Taïa, Infidèles)







Abdellah Taïa est un des écrivains que j'ai découverts cette année, grâce à l'excellente Librairie des Colonnes de Tanger. Je cherchais des écrivains marocains et la libraire me l'a conseillé, ainsi que quelques autres. Inutile de dire que cette phrase extraite de son dernier livre correspond tout à fait à mon état actuel. Sauf que dans mon cas, c'est plutôt par un jour hivernal et grisâtre que c'est arrivé, mais les symptômes sont les mêmes. D'un coup, je me suis senti vieux. Sans forces. Incapable de prendre mon vélo et de courir les rues bordelaises. Sans appétit. Pire, même, du dégoût pour la nourriture. Les confitures ne me parlent plus, c'est tout dire. Et, bien sûr, avec l'impression de ne plus rien diriger de ma vie...

Certes, "la raison nous dit d'accepter le monde qui nous entoure. Je n'ai jamais été raisonnable", comme écrit Gil Courtemanche, dans Un dimanche à la piscine à Kigali. Et comme je ne suis pas très raisonnable non plus, que je ne crois pas du tout que la raison guide le monde, sinon il tournerait mieux, j'ai glissé sur la pente, d'où je regarde ce monde qui nous entoure, avec son cortège de misères et de maladies, de sentiments et de passions destructeurs, ce monde où il faut être performant (peut-on l'être à 67 ans ? Ou d'ailleurs à 20 ou 30 ?), afficher de la rigueur, être à l'écoute, positiver (je me demande comment positiver quand on est soudain très affaibli ?), bref faire un usage assez intensif de la novlangue qui règne dans la presse, les médias, langue de bois que je ne supporte plus...

Quand on ne parle plus d'employés, d'ouvriers ou de travailleurs (prolétaires est carrément honni !), mais de ressources humaines, quand le mot grève est banni au profit de mouvement social, quand les demandeurs d'emploi désignent les chômeurs, les gens modestes les pauvres, quand les exploités, les opprimés, les prolétaires sont devenus les exclus, quand l'élite parle de proximité et de terrain sans quitter les bunkers où vit cette classe dominante, quand on fait comme si les classes sociales n'existaient plus, quand on parle de transparence pour mieux tout dissimuler, quand le profit et le bénéfice n'existent plus et sont remplacés par résultat et retour sur investissement, quand des mots comme citoyen, convivialité, expertise, compétitivité, cohésion sociale, interface, communication, mobiliser, croissance sont employés à toutes les sauces pour nous faire avaler toutes les couleuvres, je ne comprends plus ce français-là. Je l'ai assez entendu pendant mes années à la DRAC, où la langue de bois administrative était utilisée à haute dose et me faisait éclater de rire (jaune) intérieurement.

Comprenez bien que je n'ai pas trop envie de m'étendre en ce moment, bien que je sache fort bien, comme le dit justement Anthony Horowitz, dans La maison de soie, que "écrire a une vertu thérapeutique et m'empêchera de tomber dans les humeurs auxquelles je suis parfois enclin".

Je ne sais pas si j'écrirai encore dans ce blog d'ici le 1er janvier, aussi vais-je souhaiter une bonne année à tous et, comme on n'est jamais si bien servi que par soi-même, à moi tout le premier, pour oublier un peu 2012 qui a eu ses bons moments (rencontres et visites un peu partout, Paris, Poitiers, La Rochelle, Le Mans, Tours, le Tarn, l'Aveyron, l'Hérault, Toulouse, le Gers, les Landes, le Marais poitevin, Lyon, Grenoble, Tanger, Venise, etc, merci famille et amis), mais où l'annulation de mon Tour du monde, puis mes histoires de prostate, et enfin la grippe et la pneumopathie m'ont quand même mis à la peine. J'espère que pour vous les bons moments ont dominé !

J'espère revenir revigoré de mon prochain voyage en cargo, jusqu'au Pérou et retour (approximativement 18 janvier-12 mars 2013), car je n'oublie pas ce qu'ont écrit les poètes :

"Voyageur, il n'est pas de chemin,

rien que des sillages sur la mer" (Antonio Machado)

"Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent

Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,

De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,

Et sans savoir pourquoi, disent toujours : « Allons ! »" (Baudelaire)

et je pars pour effectuer un voyage, sans autre but que partir, sinon peut-être de mieux me connaître.

samedi 8 décembre 2012

8 décembre 2012 : "Amour" et "Tabou"


J'aimais mon corps et je ne voulais pas le voir se perdre ; j'aimais mon âme et je ne voulais pas la voir s'avilir.

(Nikos Kazantzakis, La dernière tentation, préface)





Deux films, deux variations sur l'amour (torride et inabouti dans Tabou, calme, lucide et tendre dans Amour), deux bouffées de belle émotion.




Nous sommes au Portugal, qui semble se remettre mal de la perte de son empire colonial. Trois femmes vivent à Lisbonne dans des appartements contigus. Aurora est une très vieille dame un peu loufoque (elle dilapide l'argent que lui laisse sa fille au casino), un peu perdue (elle commence à radoter, se croit envoûtée, oublie le téléphone portable dans le frigo) ; elle vit avec sa servante Santa, une Africaine robuste et active (elle suit des cours d'alphabétisation) qui s'efforce de recoller les morceaux de la vie déchirée de sa maîtresse, notamment en appelant au secours chaque fois que nécessaire leur voisine Pilar, une quinquagénaire solide et altruiste, profondément croyante, et qui essaie de mettre en pratique l'évangile, en menant des actions associatives d'accueil et de paix. Mais l'état d'Aurora se dégrade, elle est hospitalisée et réclame la visite d'un certain Gian Luca Ventura, dont elle parlait souvent dans ses radotages, et dont dans un dernier souffle elle confie l'adresse à Santa. Pilar va se charger de trouver le dit individu. Bien entendu, il n'habite plus à l'adresse indiquée, mais son neveu donne sa nouvelle adresse : une maison de retraite. Pilar le retrouve et le vieil homme, ému, consent à l'accompagner à l'hôpital, où ils trouvent Aurora malheureusement morte. Fin de la première partie : Paradis perdu. On remonte cinquante ans en arrière, au temps de la colonie. Gian Luca raconte l'histoire d'amour, illégitime, qu'il a vécue avec Aurora qui, visiblement, ne l'a jamais oubliée, et réciproquement. C'est la deuxième partie, qui se passe au Mozambique : Paradis. Miguel Gomes nous conte dans Tabou une magnifique histoire d'amour qui fait mentir Stephen Vizinczey, dans son Éloge des femmes mûres : "Mais tu apprendras que l‘amour dure rarement, et qu‘il est possible d‘aimer plus d‘une personne à la fois". En l'occurrence, même si la vie a dû les séparer, Aurora et Gian Luca ne se sont jamais oubliés, et aucun des deux n'a pu aimer quelqu'un d'autre. Le réalisateur use d'un art consommé dans l'usage du noir et blanc et l'hommage au cinéma muet (qui ne paraît pas artificiel comme dans The artist) : la deuxième partie est racontée par Gian Luca et jouée en muet, mais sans pasticher les anciens films. C'est très beau. Du mélo peut-être, mais sublimé, comme chez Douglas Sirk ou Raffaello Matarazzo. Une des plus belles histoires d'amour qu'il m'ait été donné de voir au cinéma.



Et qui oubliera le beau visage d'Emmanuelle Riva dans Amour, la palme d'or de Cannes ? Ou celui, chargé d'émotion, de Jean-Louis Trintignant ? Pas moi, en tout cas. Il s'agit ici d'un couple, deux octogénaires, dont le corps et l'esprit commencent à défaillir : ils ont vécu une longue histoire d'amour, nourrie par des goûts communs, notamment par la grâce de la musique. Un beau jour, au lendemain du triomphe de son ancien élève Alexandre dans un récital de piano, Anne a une soudaine absence. Elle a fait une petite attaque, a une carotide bouchée et doit être opérée. Mais ça se passe mal, et elle revient dans un fauteuil roulant (j'ai dû enlever mes lunettes et essuyé mes larmes). Georges se sent suffisamment fort pour s'occuper d'Anne comme si de rien n'était. Leur connivence d'antan, leur tendresse réciproque, "à l’heure où plus rien d’autre n’est possible que d’attendre la fin de sa vie" (Christophe Delbrouck, Le nouveau monde, in Le nouveau monde et autres récits), vont se trouver décuplées, malgré le temps qui s'essouffle et les gestes qui chancellent. Et surtout malgré l'inexorable déclin d'Anne, victime d'une deuxième attaque et désormais grabataire. Haneke, le réalisateur, souligne le regard malavisé de leur fille et de leur gendre qui pensent qu'il vaudrait mieux la mettre dans une maison spécialisée et que Georges n'a pas fait le bon choix (mais il a promis à Anne qu'elle ne retournerait pas à l'hôpital, et connaît la valeur d'une promesse), le désarroi d'Alexandre venu leur rendre visite, la prévenance un peu lourde des concierges, et les maladresses d'une aide à domicile que Georges va chasser. La vie est dure, chacun doit s'adapter : "Chaque mot contenait une intention, chaque mouvement son utilité. Il était économe de son âme. Mais son âme était là" (Henri Bosco, L’enfant et la rivière), pourrait-on dire de Georges. Avec une délicatesse inouïe, le film nous montre les difficultés de trouver le juste milieu entre le naturel, les bonnes intentions et la compassion ("Nous avions fait le geste / Simple de vieillir", écrit Béatrice Douvre, dans un poème), et la terreur de la dégradation corporelle et mentale, surtout pour ceux qui sont éloignés et pour qui c'est trop dur à voir. Et Georges va faire comme Julien Sorel dans Le rouge et le noir : "Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle". Un film dur certes, âpre même, sans concessions, mais pas horrible, comme certains spectateurs le qualifiaient en sortant. Non, un film sur l'amour et ses prodigieuses capacités, sur le temps qui passe et le vieillissement : est-ce vraiment horrible ? Un film que je suis content d'avoir vu une deuxième fois... Et que, bien évidemment, je recommande !

jeudi 29 novembre 2012

29 novembre 2012 : mon Chili


Cependant, mon passé n'est pas avec moi en totalité, mais seulement par fragments, par petits morceaux. Et aussi ma lecture du passé.
(Nicolas Bokov, Dans la rue, à Paris)


C'est en 1973 que je suis sorti de ma chrysalide, et que je devins papillon. J'avais vingt-sept ans, mon enfance avait duré longtemps ! La rencontre de John l'Américain, de Jacques et de leur amie, nos réunions hebdomadaires autour de poèmes et de chansons (tous deux jouaient de la guitare), puis en juin la mise en place de l'auberge de jeunesse (AJ) autogérée de Trélazé, où tout naturellement je m'installais, la découverte de la vie simple, écologique, conviviale avec les ajistes, en juillet ma première grande randonnée en montagne (le tour de la Vanoise) suivie d'une longue balade à vélo (de Grenoble à Angers, par Briançon, Allos, Castellane, Manosque – et un petit salut à Giono – Fontaine-de-Vaucluse, Aubenas, Le Puy-en-Velay, Clermont-Ferrand, Montluçon, Vierzon, Tours, plus de 1400 km si je me souviens bien, et des souvenirs inoubliables, tant de la nature (ces belles routes de montagne, le col d'Allos, le col de Meyrand) que de rencontres au hasard des auberges de jeunesse où je créchais pour la nuit), tout cela me changea durablement. Revenu à Angers, je participais avec encore plus d'enthousiasme à la vie de l'AJ. Je me liais d'amitié avec les Polonais Piotr et Maria qui m'invitèrent en Pologne (où j'allais en 1974 et 1975). Les soirées étaient pleines de chansons autour du feu de camp. Et les nuits étaient belles, de pure amitié. J'étais transfiguré, moi qui me pensais asocial et idiot.
Mais en septembre de cette année-là, le 11 très précisément, nous apprîmes atterrés (en fait le lendemain 12) le coup d'état de Pinochet au Chili, la mort d'Allende, les arrestations massives et arbitraires, les stades remplis de prisonniers, quelques jours plus tard l'assassinat de Victor Jara (les tortionnaires lui brisèrent les mains avant de l'achever par balles, avec ses compagnons, parce qu'ils entonnaient l'hymne de l'Unité populaire) : il se trouve que John, venu en France pour ne pas aller faire la guerre au Vietnam, était très politisé, beaucoup plus que moi, qui me contentais de feuilleter attentivement la presse gauchiste de ce temps (en particulier le journal quinzomadaire Tout ! qui me passionnait). John avait à son répertoire plusieurs chansons chiliennes, de Quilapayun, de Jara, de Violeta et Angel Parra... Il nous apprit aussitôt que la CIA avait certainement commandité le coup de force, ce qui fut confirmé par la suite, mais longtemps après. Et nous chantâmes en chœur Gracias a la vida (Merci à la vie), le tube de Violeta, que chantait aussi Joan Baez et que nous entendîmes bien plus tard, Claire et moi, chanté par Colette Magny dans un concert dans son domaine aveyronnais.

Et voilà que tout ceci ressurgit soudain par la grâce d'un film chilien, Violeta se fue a los cielos (titre complet), dont la bande sonore m'a fait palpiter de bonheur : une bonne dizaine de chansons de Violeta Parra sont éparses dans cette biographie filmée, à la structure complexe, un kaléidoscope comme est la vie, quand on jette un regard sur son passé. Le film a eu le prix du public aux Rencontres Cinélatino de Toulouse en 2012 (tiens, un festival qu'il faudrait que je connaisse !) et plusieurs prix au Festival américain de Sundance. L'actrice Francisca Gavilán incarne avec émotion Violeta (et chante ses chansons!), avec sa soif de recherche de chanson traditionnelle – on la voit parcourir les montagnes avec son fils Angel pour collecter auprès des vieux les chansons traditionnelles, dont un magnifique chant rituel de veillée funèbre pour la mort d'un bébé –, sa force de caractère, en particulier quand elle insulte le gros ponte qui veut l'envoyer prendre un en-cas aux cuisines après avoir chanté dans une soirée mondaine, alors que le dit ponte conviait les invités au dîner de gala, et surtout son immense soif d'amour, notamment pour le musicien suisse Gilbert Favre. Autodidacte dans tous les domaines (musique, chant, poésie, broderie, peinture), Violeta réussit l'exploit de voir son exposition de tapisseries présentée au Pavillon de Marsan du Louvre en 1964 ("Léonard de Vinci a fini sa carrière au Louvre, Violeta Parra y commence la sienne", note un quotidien parisien). Elle fut très proche des préoccupations du peuple et entreprit l'implantation d'un chapiteau dans les faubourgs de Santiago, où elle chantait et faisait venir d'autres artistes. Sans grand succès, hélas.
Bien sûr, Pinochet n'aurait pas pu supporter cette artiste populaire : elle se suicide en 1967, épargnant ainsi de rougir un peu plus les mains du tyran. Mais son fils Angel – également chanteur – sera arrêté le 14 septembre 1973, avant de pouvoir s'exiler en 1974 au Mexique puis en France, où il vit toujours.
Un moment de ma vie qui me revient en écho musical ! Claire aimait beaucoup Violeta Parra. Le film d'Andrés Wood n'est sans doute pas un grand film, mais il est chargé d'histoire et d'émotion. Pour moi, du moins, mais à voir la salle pleine de gens de mon âge, je n'étais pas tout seul dans ce jardin du souvenir.

mercredi 28 novembre 2012

28 novembre 2012 : l'homme invisible



Il y a des hommes délaissés, sans un ami, sans ressources, ballottés d'infortune en infortune, méprisés au regard de la société, rongés par leur propre conscience, finalement seuls avec leur honte et leur remords.
(Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonne)


J'avais quatorze ans. J'étais parfaitement innocent, un enfant, vous dis-je. Je crois que ce fut cet été-là qu'il fut question de l'exil définitif vers Paris de mon oncle G., le frère de mon père. Il fut littéralement chassé de la petite ville de S., dans les Landes, par la rumeur publique, et peut-être plus que la rumeur : il était homosexuel. Bien entendu, je ne savais pas ce que recouvrait exactement ce vocable, la sexualité en général étant taboue en ce temps-là. Je me doutais cependant que c'était une affaire grave, pour que même sa famille le rejette – il était marié et père d'une petite fille – et, en tout état de cause, nous ne l'avons plus revu, sauf à l'enterrement de mon père, en 1993. 
Impossible de ne pas penser à cet oncle en voyant le très beau film documentaire de Sébastien Lifshitz, Les invisibles. Car vraiment, mon oncle G. est alors devenu pour nous littéralement invisible. Lifshitz a souhaité donner la parole, ô combien utile en ces temps d'intolérance de plus en plus prononcée (cf les manifs contre le mariage pour tous), à ces oubliés de l'histoire, ces homosexuels, hommes et femmes, qui ont dû vivre leur sexualité en ces temps très incertains, années 50, 60. Temps où on ne parlait pas de ces choses-là, comme il est rappelé à plusieurs reprises dans le film. D'ailleurs, c'est bien ce que je disais : à quatorze ans, je ne savais rien, et il ne me serait pas venu à l'idée d'interroger quelqu'un là-dessus. Sujet tabou. Encore plus à la campagne où j'habitais.
On trouvera donc ici un couple de chevrières, qui se sont installées à la campagne pour fuir Paris et l'entreprise où elles travaillaient, mises à la porte parce que homosexuelles, et qui se sont bien intégrées, si bien que l'une des deux est devenue maire du village ! Un autre couple d'hommes, cette fois, un couple au long cours (comme pour les deux femmes, ça montre l'irréalisme du côté volage qui serait inhérent à l'homosexualité, selon ses détracteurs), nous raconte leur rencontre, l'un ayant aperçu l'autre dans un rétroviseur : ils ne sont plus quittés ! Vieux maintenant, on les voit dans leur quotidien, se préparant un thé, s'aidant à enfiler des chaussettes, ou prenant le ferry pour une balade en mer. 
 
Il y a Monique aussi, qui a, elle, toujours su qu'elle était attirée par les filles, qui a milité dans les années 70 au MLF (Mouvement de Libération des Femmes) et au FHAR (Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire), participé aux luttes pour le droit à l'avortement, et qui a choisi sagement à cinquante ans de renoncer, ne trouvant plus son corps suffisamment séduisant : pourtant, qu'elle est jolie encore, à près de quatre-vingts ans, et vibrante ! Elle porte la joie sur son visage, la joie de qui a toujours refusé de vivre dans le mensonge, faisant ainsi de sa propre vie un combat pour la vérité, pour ne pas être enfermée dans le placard. "Le bonheur a une faculté de rayonnement", écrivait Charles-Ferdinand Ramuz à Alexis François, en 1905.
Il y a Pierrot, le vieux berger solitaire, amateur d'hommes et de femmes, mais préférant les hommes, et trouvant cela tout naturel. Il a tout appris en observant les choses dans la nature. On ne parle jamais d'homosexualité dans les campagnes, et pourtant... Et puis Thérèse qui, après un mariage et quatre enfants, découvre à l'occasion des luttes libératoires des années 70 (elle installe un atelier clandestin pour les avortements chez elle) qu'elle a un corps, et attiré par les femmes. Et ses enfants comprennent aujourd'hui, ils ont toujours accepté le divorce de leur mère. "L'amour physique, si injustement décrié, force tellement tout être à manifester jusqu'aux moindres parcelles qu'il possède de bonté, d'abandon de soi, qu'elles resplendissent jusqu'aux yeux de l'entourage immédiat", notait Marcel Proust dans Du côté de chez Swann. Thérèse éclaire cette pensée, en fait une éclatante démonstration.
Il y a aussi cet intellectuel qui, lui, après ses études chez les Jésuites, où il découvre son attirance pour les garçons, mais se réprime, puis à Sciences Po où il est gêné de se trouver sous la douche avec ses condisciples après le sport, part en coopération pour essayer d'oublier ses penchants. Peine perdue, les corps des Noirs qui se baignent dans le fleuve lui rappellent sans cesse sa frustration. Il faudra la rencontre d'un autre homme pour qu'enfin il s'accepte, après avoir frôlé la dépression et la tentation du suicide. Il a le sentiment d'avoir perdu sa jeunesse.
Car, nous rappellent tous ces « vieux », à l'époque, on considérait l'homosexualité comme une maladie ! Lifshitz a raison de nous montrer ici la conviction de ces personnes âgées qu'on montre si rarement au cinéma ou à la télévision, ou sinon, que pour laisser déblatérer les experts à grands coups de clichés (Alzheimer, maisons de retraite, etc.). Il le fait avec une poésie certaine (la magnifique scène de la tourterelle, Pierrot et ses chèvres), une adresse incroyable pour recevoir les confidences de tous ces êtres humains que la vie a plus ou moins blessés, mais qui ont une parole libre, spontanée et réfléchie, qui parlent de désir, d'amour, du corps, grand tabou de la vieillesse. Et qui ont été obligés, tout de même, de vivre dans la marge. Une grande émotion sourd de ces interviews, entrecoupées de superbes paysages de nature, filmés sur écran large. Les documents d'archives montrent la liberté incroyable qu'il y a eue dans les années 70. Nous sommes plutôt en régression aujourd'hui !
"Si j'étudiais plus avec mon cœur qu'avec mes lèvres ?", nous dit Félix Leclerc, dans son recueil de nouvelles Adagio. Plus loin, il nous dit d'essayer l'Amour, "Ça coûte pas plus cher, ça m'a l'air meilleur, plus durable" que la haine. Si on apprenait ça à nos manifestants haineux ? Chiche !

mardi 27 novembre 2012

27 novembre 2012 : je suis une tortue


Absurdité de dire toujours : « Il sera comme les autres. » Précisément, il ne veut pas être comme les autres.
(Anfré Gide, Journal, 1911)


J'ai toujours été lent, très lent. Tout enfant, il y avait des choses que je ne comprenais pas, des choses qui relevaient du domaine des adultes, bien évidemment, mais que les autres enfants comprenaient, pourtant, eux. Intuitivement. Je n'avais pas cette intuition. Je ne la souhaitais pas, peut-être. Au fond, je savais dès le début que je serai différent. Pas comme les autres. D'ailleurs, j'ai toujours pensé que c'était le cas de tout le monde. Sauf que chacun, en général, veut être comme les autres, en faisant abstraction de ses différences, et que ce n'était pas mon cas.
J'ai donc été très lent. Pour grandir, en particulier. Je pense qu'à seize ans, j'étais toujours un enfant. Qu'à bien des égards, je suis resté cet enfant. Que les affaires des grandes personnes ne me touchent guère, sauf s'il s'agit de l'enfant qui est resté en elles. D'où mes colères parfois, ou du moins mes indignations, chaque fois qu'on s'attaque aux faibles, aux lents, aux demeurés. J'étais – et je suis encore – un peu toqué, mais comme le héros de Joseph Conrad, dans La ligne d’ombre, à qui l'on dit : "Mais le drôle me paraît un peu toqué. Il faut qu‘il le soit", je répondrais bien volontiers : "— Ma foi ! Je crois bien que nous le sommes tous un peu ici-bas"
Mon goût pour ce qui a pu passer pour des extravagances vient de là. Ces courses au long cours, toujours en solitaire, auxquelles j'ai participé (marathons, 100 km même, mais on le remarque, des « courses » de lenteur), ces voyages au long cours (vacances à vélo par exemple, comme écrit Julien Leblay, dans Le tao du vélo : "Qu'est-ce qui pousse un individu à abandonner le confort des véhicules motorisés et l'affection de ses proches, pour choisir l'âpreté et l'inconfort du voyage à vélo, l'ingratitude de la solitude ?", eh bien, ma réponse : le goût de n'être pas pressé), ces lectures au long cours (que cherche-t-on quand on lit les autres, dans cette lenteur de la confrontation avec un texte ?), ces amitiés et ces amours au long cours (je trouve terrible – tout en le comprenant – de cesser d'aimer), cette familiarité au long cours avec la solitude de la nature (mais quel charme d'écouter le vent, le murmure des oiseaux, de saisir au vol la course d'un chevreuil ou d'un lièvre, de voir se tisser une toile d'araignée entre deux fougères, d'entendre le friselis d'une source ou la tempête d'un torrent, d'observer le mystère des cailloux, pierres et des rochers ou la forme d'un nuage...), de la ville (y a-t-il lieu de plus haute solitude et où la lenteur peut et doit se déployer plus encore qu'ailleurs, si on veut la découvrir ?), aussi bien que de Dieu (pour moi c'est le Grand Solitaire, qu'on n'entend pas, qu'on ne voit pas, qu'on peut sentir peut-être ?), cette existence au long cours qui m'est donnée, en dépit des accidents de ma vie, tout me parle de lenteur, je dirais presque de lentitude, si l'on peut inventer un mot.
C'est pourquoi j'éprouve une certaine férocité contre le sport de compétition, où il s'agit d'aller plus vite, plus haut, plus loin, avec cet écrasement des autres, du prochain, que ça suppose. Cette compétition que stigmatise à juste titre Albert Jacquard dans une belle interview de Sud-Ouest dimanche (25 novembre) : il l'oppose à émulation, où ce que l'on "cherche, ce n'est pas d'être meilleur que l'autre, ce qui n'a aucun intérêt, mais d'être meilleur que [s]oi-même, ce qui est merveilleux". Je me souviens de ma souffrance morale en éducation physique, au lycée, où plus petit que les autres (je devais mesurer 1,45 m en classe de 3ème, la taille d'un 6ème actuel) et plus malingre aussi, j'étais noté non pas selon ma taille – et les résultats qu'on pouvait en attendre –, mais selon ma date de naissance. Comme si je pouvais courir aussi vite que ceux qui mesuraient vingt ou trente centimètres de plus que moi, sauter aussi haut, lancer le poids aussi loin, etc. Il y avait là une absurdité, mes notes étaient mauvaises, et j'y voyais une injustice qui ne m'a pourtant pas détourné de l'exercice physique : à une condition, que j'ai découverte tout seul, c'est comme le dit Albert Jacquard, de chercher à "s'améliorer soi-même tout au long de la vie". Ce que j'ai fait, du moins je l'espère.
Il va très loin dans sa condamnation du sport professionnel : "Les sponsors qui contraignent des jeunes gens talentueux à pratiquer à longueur de journée une seule et même activité pour gagner de l'argent sont des proxénètes", et il compare nos modernes compétiteurs aux gladiateurs. Sur le rôle de l'argent-roi : "Cette confusion entre le sport et l'argent est monstrueuse. C'est une erreur sur l'objectif du sport. Passer des heures à devenir champion, au sens où nous l'entendons dans la société actuelle, n'apporte rien, sauf la vanité d'être plus fort que l'autre. C'est infantile. Le but d'une vie, c'est de se créer. Là, on propose à des jeunes de consacrer cette durée si courte de la vie à une activité ridicule". Sur la soumission que ça implique : "ils sont soumis en permanence. Or, accepter d'être soumis à 20 ans n'est pas bon signe", je ne le lui fais pas dire. Et, puisqu'on est à l'époque du Vendée Globe, "La plus belle course à la voile (le Golden Globe challenge) aura été celle de Bernard Moitessier qui, en 1968, était arrivé premier mais avait refusé de franchir la ligne d'arrivée du vainqueur", eh oui, il a continué à naviguer sans se soucier de couper la ligne, magnifique... Son sportif préféré : "Théodore Monod. Lui a pu traverser le désert avec quelques litres d'eau. Sans en faire une source de gloire mais d'entraînement. Lutter contre soi-même, c'est cela le véritable sport".
Qu'un vieil homme (87 ans) nous donne des leçons d'humanisme et nous apprenne à vivre, à ne plus accepter cette société de chiffres et de performances chiffrées, car ce qui est appliqué au sport de haute compétition est une image de la société tout entière, orientée exclusivement vers le chiffre, la quantité, sans aucune recherche sur la finalité : c'est à qui fabriquera les armes les plus meurtrières – et tant pis pour la vie des autres, quantité négligeable –, qui exploitera les gisements d'énergie fossile les plus profonds – et tant pis pour l'environnement immédiat qu'on salit irrémédiablement –, qui construira l'aérodrome (ou la patinoire, la salle de spectacles...) le plus pharaonique – et tant pis s'il n'a aucune utilité autre que de remplir les poches de quelques promoteurs intéressés –, qui projettera des lignes de TGV ou des autoroutes absurdes – comme si on avait besoin d'aller si vite ! –, qui fabriquera la nouvelle tablette ou le nouveau jeu vidéo – et tant pis s'ils n'intéresseront plus personne dans un an, on aura trouvé autre chose d'encore « plus beau, plus fort », et surtout plus con ! –, qui fera la plus grosse réduction d'effectifs pour satisfaire les appétits gourmands d'actionnaires peu patriotes préférant délocaliser les fabrications ailleurs – et tant pis si on court vers la catastrophe économique ! Etc. 
Marre des chiffres et de la vitesse...
On l'aura compris, il me reste à parodier le célèbre premier vers du sonnet El desdichado de Gérard de Nerval par un alexandrin de ma confection :
Je suis le nonchalant, le lent, le demeuré.
Vive la lenteur !

vendredi 23 novembre 2012

23 novembre 2012 : le Mal (encore)



Bien peu de gens aiment vraiment la vie ; l'horreur du changement en est preuve. Ce qu'on aime le moins changer, avec son gîte, c'est sa pensée. Femme, amis, cela passe ensuite ; mais gîte et pensée, c'est une trop grande fatigue. On s'est assis là ; on s'y tient. On meuble alentour à sa guise, en faisant tout à soi très ressemblant, on évite qu'il contredise ; c'est un miroir, une approbation préparée ; dans ce milieu, l'on ne vit plus, l'on s'invétère.
(André Gide, Journal, février 1901)


Ce qui me fait le plus plaisir, depuis quelque temps, c'est la reprise du vélo. Je me sens à nouveau des ailes sur mon Pégase à selle neuve et adéquate. Et je l'utilise même pour m'éloigner un peu de Bordeaux. C'est ainsi que je me gagne mes sorties au Festival du film d'histoire de Pessac (tout de même, 9,5 km + autant au retour) en faisant de l'exercice physique. C'est là, sur ces distances un peu plus longues que pour aller au centre ville, que je m'aperçois que Bordeaux est bien plus grand que Poitiers, que la circulation y est plus féroce, que nombre de vélos circulent (comme à Poitiers) sans lumières et surtout ne respectent pas toujours correctement le code de la route, brûlant allègrement les feux rouges par exemple. Je suis très sage et respectueux (pas pressé), même si je roule librement, c'est-à-dire sans casque. Le jour où on m'imposera ce carcan sur la tête, Pégase restera définitivement au garage ! En tout cas, ça me fait selon les jours une à une heure et demi de vélo, et j'y réfléchis un peu à tout, en particulier au problème du Mal, qui est ma grande préoccupation de toujours, comme s'en est aperçu mon ami C., de Besançon, puisqu'il me suggérait de lire Hannah Arendt, ce que je n'ai pas encore fait.
Aussi, quand j'ai vu que le Festival programmait, en avant-première (le film ne sortira en France qu'en mai prochain) le nouveau film de Margarethe von Trotta, intitulé justement Hannah Arendt, j'ai pris mon billet. Et je viens de voir le film, qui a été longuement applaudi. C'est une biopic, comme on dit aujourd'hui (une biographie filmée en bon français), mais qui ne raconte qu'un épisode de la vie d'Hannah Arendt, l'année 1961, où elle couvrit à Jérusalem le procès Eichmann pour le New Yorker. Hannah Arendt avait été en Allemagne une étudiante brillante, l'élève préférée de Martin Heidegger et même sa maîtresse, ce que quelques retours en arrière nous montrent dans le film. Seulement, elle est juive et le nazisme triomphant en 1933, elle fuit en France. Très critique envers le sionisme, elle milite plutôt pour un état judéo-arabe en Palestine, et épouse en secondes noces un ancien spartakiste, Heinrich Blücher. En 1940, elle est internée au camp de Gurs, et par chance, elle peut s'en échapper et obtenir à Marseille un visa pour le Portugal puis, à Lisbonne, un visa pour les USA, où elle arrive en 1941. Après la guerre, elle témoigne à Nuremberg en faveur de Heidegger, accusé de nazisme. Et, depuis 1951, elle est une professeur d'université américaine, adorée de ses élèves.

Mais quand le New Yorker lui demande en 1961 de couvrir le procès Eichmann (rappelons que ce dernier fut le haut responsable SS de la logistique pour la « Solution finale », et avait disparu en Argentine, où il fut enlevé par les services secrets israéliens en 1960), elle devient journaliste. Mais cette philosophe ne peut pas être une journaliste comme les autres. Elle a besoin de comprendre. Elle refuse de condamner sans comprendre et expliquer, et ne veut pas se laisser enfermer par le facteur émotionnel. Elle conclut que Eichmann est un individu d'une médiocrité accablante, et qui a tout simplement cessé de penser. Un homme normal donc, un fonctionnaire obéissant aux ordres et au serment qui le liait au Führer, et accomplissant machinalement son « travail », organiser les transports par trains des gens vers les camps, sans s'inquiéter des suites. Elle se souvient des cours d'Heidegger ("La pensée est une activité solitaire", disait-il) et se rend compte que "sans le totalitarisme, on n'aurait jamais connu la nature radicale du Mal", liée au "phénomène suivant : c'est le fait de rendre des gens superflus" (oui, le nazisme les élimine, comme s'ils ne devaient pas exister, ce qui vaut pour les Juifs aussi bien que pour les handicapés, les fous, les gitans, les homosexuels, les Slaves, etc., dans l'esprit tordu des nazis), mais en même temps, elle comprend que "le Mal n'est ni banal (comme semble le montrer la nature si normale de l'accusé) ni radical, le Mal est toujours extrême".
Et surtout, elle critique ouvertement le comportement des autorités juives locales ("Judenrat") qui ont d'une certaine manière coopéré avec les SS, pensant sans doute sauver quelques vies. Aussi ses articles dans le New Yorker lui valent-ils de nombreuses lettres d'insultes et même la visite de représentants des pontes d'Israël qui viennent lui demander des comptes ! Et son livre Eichmann à Jérusalem, quand il paraît, est explosif. Le président de l'Université lui demande de démissionner, elle refuse, et commence son séminaire avec ses étudiants sous des applaudissements nourris. Certes, Hannah Arendt est révoltée par la Shoah, mais elle refuse de se mettre en position de vengeresse, elle est plutôt dans la recherche de la vérité et de trouver un sens à la justice. Non, Eichmann n'est pas démoniaque, il incarne une certaine banalité du Mal extrême, quand il n'y a plus de pensée (Gide écrivait le 10 janvier 1906 dans son Journal : "je deviens cette chose laide entre toutes : un homme affairé", description assez exacte et prémonitoire d'Eichmann et de tous les exécutants nazis, qui s'affairaient sans penser, en mettant leur conscience entre parenthèses).
Le film bien entendu est avant tout œuvre de fiction, avec du suspense, et sans doute simplifie un peu la réalité. Il montre bien Hannah qui refuse l'émotion facile, garde la tête froide, et la distance indispensable pour réfléchir, analyser, étayer ses arguments, à partir des 2000 pages des pièces du procès. Mais en 1961, la douleur était encore proche, les survivants commençaient tout juste à parler et avaient même du mal à témoigner (comme on le voit à la télévision, le procès étant télévisé), et mettre des nuances dans l'analyse pouvait paraître à l'époque incongru. D'où le malaise qui a suivi, tant aux USA qu'en Israël. Mais on lui faisait un procès d'intention.
En tout cas, il donne une formidable envie de lire Hannah Arendt, et de se colleter au problème du Mal, de le penser, de penser tout court. Chapeau !

jeudi 22 novembre 2012

22 novembre 2012 : le Mal (bis)



Nous nous sommes regardés dans le miroir de la mort. Nous nous sommes regardés dans le miroir du sceau insulté, du sang qui coule, de l'élan décapité, dans le miroir charbonneux des avanies.
(Henri Michaux, Épreuves, exorcismes, 1940-1944)


Décidément, on pourrait discuter du Mal à tout moment, les poètes, Michaux par exemple, en parlent fort bien. Les anciens de ma génération se rappellent sans doute du premier film où jouait Jacques Brel : Les risques de métier, qui racontait les déboires d'un instituteur, victime d'une fausse accusation de pédophilie provenant d'une fillette malveillante

Je viens de voir ce qui pourrait être une nouvelle version plus contemporaine, avec le film danois La chasse, où Mads Mikkelsen (admirable acteur, que j'avais vu en août, avant mon histoire de prostate, dans Royal affair, autre film danois qui vient de sortir, et que je recommande tout aussi chaudement) joue le rôle d'un puériculteur (je crois que c'est ainsi qu'on appelle ceux qui travaillent dans les jardins d'enfants), lui aussi victime de la même accusation, portée contre lui par une petite fille de quatre ans, qui prétend avoir vu son "zizi, raide comme une trique". Croit-on que les adultes se sont posé la question de savoir comment la petite fille pouvait avoir un tel vocabulaire ? Que nenni. Haro sur le malheureux Lucas, qui a le tort d'être en instance de divorce, et donc de vivre seul (il a une liaison clandestine avec une des puéricultrices, malheureusement étrangère, et qui ne peut guère l'aider). Et bientôt, d'autres enfants vont porter des accusations mensongères, plus ou moins guidées probablement par les questions des parents, la directrice du jardin d'enfants ayant laissé entendre qu'il y avait peut-être d'autres "victimes". Voilà Lucas au ban de la société, seulement aidé par son fils adolescent Marcus et par le parrain de celui-ci. Pourquoi je reviens sur le problème du vocabulaire ? Tout simplement parce que l'explication est simple : la petite Klara a un frère adolescent qui ne se gêne pas, quand les parents sont absents, pour regarder des photos pornographiques sur sa tablette de style ipad (c'est beau, la modernité !) et pour les commenter avec un de ses copains, sous les yeux et les oreilles de sa petite sœur. Laquelle, le jour où Lucas, qu'elle aime énormément, refuse le cadeau qu'elle lui a fait, déçue par ce refus dans son amour d'enfant, médite une vengeance, et commet l'irréparable avec la phrase précitée (elle a entendu l'expression "raide comme une trique" dite par son frère à son copain). Les adultes n'imaginent pas qu'un enfant de quatre ans puisse mentir. Et pourtant ! Un beau film, n'en déplaise à Télérama !
Le Mal est un point central aussi de deux autres films revus récemment : Les visiteurs du soir, le grand classique de Marcel Carné (en dvd superbement restauré), avec entre autres Arletty et Alain Cuny, sur des dialogues de Prévert, montrent que seul l'Amour peut vaincre le Mal, idée chère à Prévert. Apocalypse now, que je n'avais jamais vu sur grand écran, mais qui était projeté dans le cadre du Festival du Film d'histoire de Pessac, propose une méditation un peu grandiloquente (et longuette) sur les horreurs de la guerre, qui reste le crime absolu. Puisque pendant la guerre, il est permis de tuer. On sait que les nazis ne s'en sont pas privés pendant les années 39 à 45, mais les Américains au Vietnam, ce fut quelque chose, si on en juge par ce film. Les crimes de guerre, ils connaissent aussi : bombardement d'un village (le fameux ballet des hélicoptères au son de la chevauchée des Walkyries de Wagner), massacres en tous genres au napalm, folie meurtrière qui s'empare des hommes pendant qu'ils inspectent une jonque. Et le personnage hallucinant de Kurtz, joué par Marlon Brando, qui va jusqu'au bout de la folie du Mal. Et au contraire du film de Carné-Prévert, il n'y a pas d'Amour dans ce film, d'où la toute-puissance du Mal. En tout cas, les Américains n'hésitent pas à donner une représentation très réaliste des massacres qu'ils commettent : on attend encore le grand film de fiction français sur nos massacres en Algérie (années 1830-1840, 1945, 1954-1962), au Tonkin dans les années 1880 (Jules Ferry, qui avait été surnommé « L'affameur » pendant la guerre de 1870, y acquit le nouveau surnom de « Ferry-Tonkin ») ou de Madagascar en 1947, entre autres... Il est vrai que les Français n'ont pas envie de voir ça : l'échec commercial du film de Kassovitz sur le massacre d'Ouvéa, pourtant fort beau et bien documenté, en témoigne.

On peut penser que les bombardements de Gaza (soi-disant ciblés, tu parles, c'était l'excuse des Américains aussi au Vietnam) sont très directement inspirés par cette guerre moderne qui a débuté au Vietnam, qui a continué en Irak et en Afghanistan, et qui est devenue récurrente à Gaza, et où on détruit pour détruire, en espérant que des ennemis acharnés sont détruits avec les bâtiments, et tant pis pour les civils qui ne sont que des dégâts collatéraux, nombreux tout de même. On connaît le topo. C'est une guerre faite au peuple. Une de mes correspondantes rajoute, à propos de mon « Nous sommes tous des Grecs » d'avant-hier : « on est tous des Palestiniens aussi ». J'approuve, après tout, nous clamions bien en 1968 : « Nous sommes tous des Juifs allemands » !
Oui, je parlais du génocide indien aux USA, on connaît moins celui des aborigènes qui, dans certains coins reculés (je crois qu'ils s'agit de la Tasmanie dans le texte suivant), a été encore plus massif : "Il est désormais avéré qu'aux alentours de 1840, les colons anglais – pour la plupart d'anciens bagnards ou fils de bagnards –, décidèrent d'en finir une fois pour toutes avec les autochtones aborigènes – auxquels on reprochait de ne pas vouloir se plier aux règles victoriennes de bienséance en usage (en réalité, et pour être plus exact : d'être parfaitement réfractaires à la condition d'esclavage que les colons avaient tenté de leur imposer – ces sauvages avaient même poussé le vice jusqu'à dépérir assez rapidement lorsqu'on les jetait en prison, rendant par là cette punition inefficace...). Il fut donc formé une chaîne d'hommes armés – à raison d'un fusil tous les cent mètres – qui remonta du sud vers le nord de l'île et tua tous les hommes de couleur qu'elle rencontra sur son passage" (Denis Grozdanovitch, Minuscules extases). Ah, si les Israéliens pouvaient en faire autant à Gaza, comme tout serait plus simple ! Si nous en avions fait autant en Algérie lors de la conquête (ça démangeait pourtant Bugeaud !), nous aurions toujours un pied de l'autre côté de la Mare nostrum...
Tiens, à propos du Mal, André Gide se posait la question suivante dans son Journal, à la date du 18 février 1888 : "Comment expliquer que sur terre où l'homme est si mauvais il y ait de si belles choses" ? Réponse qu'il donne, et qui en vaut bien une autre : "C'est un reflet de Dieu". Dommage qu'il n'y ait pas plus de reflets ! C'est peut-être, que Dieu n'existe pas !