vendredi 30 juin 2017

30 juin 2017 : La "Divine comédie" des cyclothécaires : livre premier : L'Enfer


Vous qui entrez, laissez toute espérance
(Dante Alighieri, La Divine comédie, L’Enfer, III)


gare de Genève : l'arrivée
 
Bien entendu, il ne me viendrait pas à l’esprit de comparer la partie "enfer" de notre périple à l’enfer que vivent les coureurs cyclistes lors des grands tours, ni à celui que vivent les migrants qui tentent de traverser la Méditerranée au péril de leur vie, ni à celui que vivent en permanence les exploités, humiliés et offensés de toute sorte qui pullulent de par le monde, ni à celui des enfants-soldats, des fanatisés prêts à se faire sauter, ni à celui des Gazaouis enfermés dans leur immense camp de concentration, encore moins à celui de ceux qui vivent dans la hantise des bombardements ; ne serait-ce que parce que sur les routes qui bordaient le Léman ou nous en éloignaient de temps à autre, nous n’avons jamais perdu l’espérance que Dante signale à ceux qui sont entrés en Enfer.
Mais il me plaît assez de découper mon compte rendu du tour du Léman à vélo en trois parties, comme sa Divine comédie. Commençons donc par ce qui s’apparente à l’enfer, à mes yeux en tout cas.

l'accueil à l'Auberge de jeunesse de Genève
 
« L’enfer, c’est les autres », dit Garcin dans Huis clos de Sartre. Pour un cycliste sur route, l’enfer, c’est les automobilistes (inversement, il est très probable que pour un automobiliste, l’enfer, c’est le cycliste). Or, la Suisse (et la Savoie n’est pas en reste) étant le paradis des automobiles, des grosses cylindrées, des m’as-tu vu qui plastronnent au volant, et comme nous avons pris parfois des routes importantes, que notre peloton de soixante-dix cyclothécaires était forcément gênant, j’avoue avoir eu parfois peur. Heureusement, à deux ou trois reprises, nous avons été escortés par la police qui nous frayait le passage, notamment lors de l’arrivée à Lausanne.

pause baignade pour les amateurs (Vevey)

Une autre forme d’enfer, quand on circule à vélo, c’est la grosse chaleur, et je dois dire que nous avons été gâtés, de ce côté-là. Remarquez que, quand je vois la pluie qui tombe depuis mon retour sur Bordeaux, je me dis que je préfère encore le soleil. Mais enfin, nous eûmes soif, envie d’ombre, de fraîcheur, et sans être vraiment sur des routes de montagne, nous nous sommes suffisamment écartés du bord du lac pour avoir quelques longs faux-plats et quelques bosses parfois assez raides, quoique brèves. J’eus beau me mettre en tête du peloton (assez rarement) ou au milieu, je finissais souvent bon dernier, juste avant le serre-file, au sommet des côtes ou à l’arrivée de l'étape. 

devant la Fondation Bodmer (Genève)
 
Un autre aspect qui me rappelait, vaguement, l’enfer, c’est justement le pédalage en groupe. En règle générale, je ne collais jamais au (à la) cycliste juste devant moi, craignant mes réflexes trop lents (l'âge, ma bonne dame) en cas de coup de frein brutal. Résultat, peu à peu, je perdais du terrain, les autres derrière moi me dépassaient, et au bout du compte, je ne parvenais presque jamais à recoller, ainsi pour l’arrivée à Saint-Maurice, après pourtant un superbe parcours le long du Rhône, sur une piste cyclable épatante. De plus, impossible de s’arrêter si le groupe ne s’arrêtait pas. Or, je ne sais pas boire en roulant. J’ai donc eu quelques moments difficiles.

la femme sirène de Marguerite Peltzer (Musée du Chablais)
 
L’enfer, ce fut aussi un programme de visites surchargé, minuté et chronométré, qui laissait rarement le temps de souffler. Je crois avoir souffert autant des nombreuses visites de bibliothèques (surtout) et de quelques musées, d’y avoir piétiné ou au contraire de les avoir parcourus au pas de course, et d’y avoir regretté mon cher vélo, qui au moins, me transportait, lui !

hostellerie du château de Bossay 

Enfin, si nous eûmes des nuits agréables, notamment dans les hostelleries religieuses (n’en déplaise aux laïcs !), il y eut aussi les chambrées de 5 ou 6 en auberges de jeunesse qui sans doute m’ont rappelé mon jeune temps (et le voyage en Suède de 2004), mais où les ronfleurs ont pu déranger ceux qui n’avaient pas eu la précaution d’emporter des bouchons auriculaires. J’en étais cependant suffisamment pourvu pour très bien dormir et ne pas les entendre. Mais les commentaires au petit déjeuner étaient édifiants. Avis aux amateurs : l’enfer est rempli de ronfleurs, bien que Dante n’en ait pas dit un mot !

pieds du cyclothécaire en fin d'étape, heureux de sortir des chaussures et de de se rafraîchir sur l'herbe



samedi 24 juin 2017

24 juin 2017 : Claire, huit ans déjà


un poème composé pendant le tour du la Léman pour Claire

(inspiré par "La bicyclette" de Edouard de Perrodil en atelier d´écriture, et
contenant les dix mots du concours du Ministère le Culture de 2017,
en italique)

Ma bicyclette parle encore à Claire

j´accours, je fends l´air, nomade comme un canular
je m´enfuis, avatar craignant d´être hébergé
je vous cause l´effet troublant d´un favori d´Henri III
j´adore la lueur falotte et grêle d´un nuage
je fais le bruissement, le frou-frou léger d´un émoticone
je roule à perdre haleime comme un fureteur
avec mes rêves de lutin, de farfadet, je vous télésnobe
je franchis à volonté mon royaume, pirate papillonnant

(tapé à l´auberge de jeunesse de Genève, sur un clavier qwerty)


mardi 13 juin 2017

13 juin 2017 : les âmes vagabondes


Plus que jamais, je perçois que tout est dans ce principe : ne pas s’appesantir ni s’attarder, ne pas saisir ni refuser, vivre à fond chaque instant. Pas besoin de jouer un rôle, juste se laisser être.

(Alexandre Jollien, Le philosophe nu, Seuil, 2010)



Dieu est devenu un gros mot aujourd’hui, ou un mot oublié, on n’en parle plus, ou si rarement : c’est sans doute pourquoi nos modernes tartufes supportent si mal les sociétés et groupes humains qui font encore une place à Dieu, d’où leur haine (et le mot est faible) de l’Islam. J’ai trouvé chez Malraux le paragraphe suivant : "Un jour, j’ai employé, pour parler à un soldat incroyant, le mot : âme. Il m’a répondu, j’aurais dû m’en douter : l’âme, qu’est-ce que c’est ? J’ai réfléchi. L’âme, c’est ce qui vous permet de vous adresser à Dieu, comme les yeux nous permettent de voir les choses" (Non : fragments d’un roman sur la Résistance, Gallimard, 2013). Dans mon périple autour du monde, comme nous étions au milieu du Pacifique, je demandais aux marins philippins qui m’avaient invité dans leur salon : « Et là, au milieu de la mer, vous n’avez pas peur, avec les typhons, les vagues scélérates et tout ça ? » [personnellement, je n’avais pas peur du tout, mais je faisais un voyage d’agrément, ce qui est loin d’être leur cas] Ils m’ont répondu : « Nous sommes dans la main de Dieu ! » Phrase presque impensable, voire incompréhensible, dans notre occident qui s'est presque complètement mis à l’écart de toute spiritualité, en tout cas religieuse.

 
Car tout de même, on peut trouver de la spiritualité ailleurs, dans la littérature, par exemple.  
Parmi mes dernières lectures, j’ai été stimulé par l'essai de Jean-Claude Michéa, Notre ennemi le Capital (Climats, 2017 : "le monde du «doux commerce» et du consumérisme déchaîné – précisément parce qu’il repose sur la réification entre les individus atomisés – s’avère, par ailleurs, infiniment plus déshumanisant (il attaque l’âme humaine dans ses tréfonds les plus intimes) que tous les systèmes, pourtant notoirement plus brutaux, qui l’avaient précédé dans l’histoire". Tiens, revoilà l’âme, et chez un auteur qui se proclame athée ! J'ai été séduit par le petit livre de Michel Ohl, La main qui écrit (Plein chant, 2003, on ne dira jamais assez les mérites de ce petit éditeur) où l’auteur essaie de développer l’idée de décrire sa main en train d’écrite. C’est savoureux et très littéraire, cette manière de tourner autour du pot, tout en convoquant d'autres écrivains aussi bien que des menus faits de sa vie quotidienne. J’ai été enthousiasmé par l’essai de l’Italien Giovanni Macchia, Le silence de Molière où, non content de revisiter avec bonheur les chefs-d’œuvre de notre grand auteur (qui lit encore Molière aujourd'hui, me suis-je demandé ?), notamment Tartuffe, il tente une interview imaginaire de la seule fille de Molière, à qui il fait dire, pour expliquer son refus de devenir comédienne : "j’eus la révélation que le théâtre, le théâtre comique, était dans sa substance essentiellement cruel : cruel et ignoble. Je commençai à découvrir l’ignominie du rire". Phrase que devraient méditer bien de nos amuseurs radio et télé !


J’ai beaucoup aimé aussi le dernier roman traduit du Suisse allemand Alain-Claude Sulzer, Post-scriptum, qui tourne, comme toujours chez cet auteur, autour de l’identité sexuelle du héros. J’ai pris mon temps pour lire le deuxième et dernier roman, Révolution aux Philippines, du Philippin José Rizal, assassiné par les autorités en 1896 à l’âge de 35 ans. Description apocalyptique du colonialisme philippin vers la fin du XIXème. Excellent ! J’avais lu son premier roman sur ma liseuse en Guadeloupe, j'ai déniché celui-ci dans les magasins de la Médiathèque de Bordeaux, dont on ne l'avait pas encore désherbé. Et enfin, un étonnant roman suédois, Le chronométreur, de Pär Thörn, d’un humour dévastateur. Le héros, engagé par une entreprise, pour faire la chasse au temps perdu par les ouvriers et employés, finit par se prendre tellement au jeu, qu’il chronomètre tout dans sa propre vie : une métaphore du capitalisme actuel ?

Mais je suis aussi beaucoup allé au cinéma, où je fais aussi mon miel spirituel ; j’ai vu (entre autres) :
Avant-poste du progrès, du Portugais Hugo Vieira Da Silva, satire féroce, hilarante et tragique du colonialisme à la fin du XIXème siècle, d'après une nouvelle de Joseph Conrad.
Trois films polonais du festival Kinopolska : La dernière famille (Matuszewski, 2014) décrit avec acuité la déliquescence d’une famille de la classe moyenne, les parents coincée entre les deux grands-mères qu’ils gardent à domicile, et un fils névrosé et suicidaire. La nuit de Walpurgis (Bortkiewicz, 2015), peut-être le plus fort des trois, et le plus bref, se passe en Suisse en 1969 et raconte l’histoire d’un jeune homme venu interviewer une cantatrice. Mais au fil de la nuit, les souvenirs du nazisme et des camps de la mort remontent chez cette dernière, qui y fut prisonnière,  et se concluent par un jeu aux frontières de la perversité, sublimé par un magnifique noir et blanc. Les sirènes du dancefloor (Smoczynska, 2015) est un film à la fois fantastique (deux jeunes femmes sont en réalité des sirènes, leur queue de poisson pousse si on asperge d’eau leurs jambes) et musical, elles chantent à la perfection et sont embauchées dans un night-club. Très beau film tragique qui mériterait aussi une sortie en France.


Le jour d’après, du Coréen Hong Sang Sou (encore en noir et blanc, superbe) est l’histoire d’un homme, écrivain et éditeur, pris entre trois femmes, la sienne d’abord, son ancienne employée devenue sa maîtresse et qui a disparu, et sa nouvelle employée qui l’attire visiblement. Mais elle ne reste qu’un jour, l’ancienne réapparaissant. Tiens, voilà un film où on parle des croyances, où on parle de Dieu. J’ai pensé par instants à Ma nuit chez Maud, de Rohmer. Ce qui place ce film à un très haut niveau.
Sayonara, du Japonais Fukada, est un film d’anticipation : quinze centrales nucléaires ont explosé au japon. Il faut évacuer toute la population du pays devenu entièrement contaminé. Mais Tania, blanche originaire d’Afrique du sud, atteinte d’une longue maladie incurable, ne fait partie des prioritaires. Elle est veillée par Léona, son robot androïde (jouée par un vrai robot, je me suis posé la question ?). Elle meurt et Léona continue à la veiller. C‘est assez impressionnant, grand-guignolesque dans la dernière partie.


Détenu en attente de jugement, de l’Italien Nanny Loy, avec Alberto Sordi, datant de 1971, et inédit en France, démontre, si besoin était, la force du cinéma italien de la grande époque. Le héros, parti en Suède faire fortune, revient au pays pour des vacances méritées après huit ans d’absence, nanti d'une épouse suédoise et de deux enfants. Il est arrêté à la frontière italienne sans savoir pourquoi. Trimbalé de prison en prison, il se perd dans les dédales de l’institution judiciaire et pénitentiaire. Sa femme, par l’intermédiaire du consulat suédois, contacte un avocat. Il finit par être libéré, mais il a quasiment perdu la parole (quand on connaît la faconde, d’Alberto Sordi !) et ressort brisé. On pense là, bien sûr, au Procès, de Kafka.
Enfin, j’ai vu Marie-Francine, de notre comédienne nationale Valérie Lemercier, qui réussit l’exploit de faire une comédie assez drôle, touchante et jamais vulgaire. Le pitch : le même jour, Marie-Francine, 50 ans, apprend le départ de son mari (joué par Denis Podalydès, à la fois benêt et odieux) et qu’elle est licenciée parce que le bâtiment où elle travaille est bourré d’amiante. Elle va se réfugier chez ses parents, un couple de septuagénaires excentriques. Elle fait connaissance d’un cuisinier de restaurant, plutôt timide, avec qui se noue une nouvelle histoire d’amour. C’est plein de petits détails vrais, pas un grand film, mais à cent coudées au-dessus des franchouillardises habituelles !


Je ne peux parler de tout ce que j’ai vu (je suis dans les mêmes chiffres que l’an passé) ou lu (là, je suis nettement en dessous, parce que j’ai lu cette année beaucoup d’essais qui nécessitent davantage de lenteur de lecture que les romans). Je n’emporte que ma liseuse en déplacement en Suisse, ça va surtout me servir dans les trains, car je crois que la dynamique du groupe ne permettra pas beaucoup de s’isoler pendant la semaine suisse.
Je rentrerai le 27 juin tard dans la soirée.

lundi 12 juin 2017

12 juin 2017 : l'angoisse du cyclothécaire au moment du départ en peloton


Un touriste, c’est souvent un portefeuille qui commente le peu qu’il voit sur un ton sans appel.

(Lyonel Trouillot, La belle amour humaine, Actes sud, 2011)



Je suis en train de mettre la dernière main à mon préparatif de voyage vers la Suisse et, plus précisément le tour du lac de Genève à bicyclette avec le groupe intitulé Cyclo-biblio du 18 au 24 juin (site : http://www.cyclingforlibraries.org/cyclobiblio/edition-2017/ ; page facebook : https://www.facebook.com/cyclobiblio/?fref=ts si vous voulez nous suivre).

 
On nous recommande vivement d’apporter un appareil nomade : tablette, smartphone, laptop (heureusement que j’ai fait mon voyage en cargo de 2015, j’ai appris du passager québécois que mon vulgaire notebook était un laptop !). Comme je ne me suis toujours mis ni à la tablette ni au smartphone (oh ! le vilain retardataire !), je recharge en ce moment mon notebook (petit ordinateur portable, il a 7 h d’autonomie, c’est plus que suffisant pour mon usage restreint, et je n’emporterai pas le cordon d’alimentation, voyager léger, ça demande de s’alléger à tous points de vue) que je prendrai peut-être, s’il reste de la place.
Car on doit emporter aussi quelques cadeaux à distribuer (pris deux bouquins peu épais, un cd et un dvd, et quelques petites nourritures terrestres de la région) à la foule qui ne manquera de nous suivre le long de la route (nous en sommes les nouveaux GÉANTS) et de nous acclamer ici et là, car nous devons faire l’advocacy des bibliothèques. Ben oui, on parle autant franglais à Cyclo-biblio que dans le quotidien Libération. Le mot promotion est nettement moins prestigieux qu’advocacy, dont je n’avais jamais jamais entendu parler avant ce voyage et les mails qui l’ont précédé (un mot qui semble utilisé aussi en médecine, il est vrai que tous les congrès internationaux sont en anglais !).
Bon, tout ça n’est que broutilles. Je sens que je vais découvrir une nouvelle langue de bois et qu’il va falloir m’adapter. Mais c’est aussi pour ça que je me suis inscrit. Serai-je le seul retraité ? Probable. Ça va m’amuser d’écouter nos jeunes bibliothécaires-pédaleurs (ne l’étais-je pas moi-même naguère ?), de les voir manier des concepts nouveaux, d’essayer de comprendre l’état des lieux de la bibliothèque nouvelle (le mot médiathèque semble déjà presque dépassé).
Que vais-je bien pouvoir leur apporter, à mes camarades jeunots ? De la même manière que j’ai eu l’impression, entre mon enfance campagnarde landaise et mon départ à la retraite d’être passé du Moyen âge au XXIème siècle, je vais sans doute avoir l’impression, depuis mes débuts en bibliothèque (en 1960 tout de même, à Mont de Marsan, en tant qu’usager) de passer des "Assis" de Rimbaud (cf son poème du même titre où il se moque férocement des bibliothécaires de Charleville : "Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges / - Oh ! ne les faites pas lever ! C'est le naufrage...") aux "geek-thécaires" actuels, toujours en avance sur leurs usagers, toujours à la pointe de l’innovation, de peur sans doute d’être à la traîne. Je revois encore ma vieille amie Monique R., condisciple à l’école nationale supérieure des bibliothèques, qui me disait déjà, quand je suis allé lui rendre visite à Lille en 1988 : « Nous voilà transformés en bibliothécaires presse-boutons ! ».
Un des derniers exemples est le changement de logiciel du site de la Médiathèque de Bordeaux. Le précédent était très simple. Mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué (c’est un peu comme le site des impôts) : résultat, la moindre recherche demande des plombes [je viens d’y jeter un œil, j’ai l’impression que l’ancien système est revenu, z’ont dû recevoir des plaintes, ou alors j’ai fait un cauchemar et j'aurai rêvé le nouveau logiciel]. C’est sans doute voulu. Ça me rappelle, quand je travaillais en Guadeloupe, le bibliothécaire de Sainte-Anne. C’est la seule tournée à laquelle je participais ; il ne classait pas les livres, car son point de vue était le suivant : « il faut que le lecteur cherche » ! Moyennant quoi, il avait largement le temps, en Don Juan qu’il était, d’admirer les formes suggestives des lectrices qui, effectivement, cherchaient, et de nouer avec celles qui lui plaisaient des intrigues prometteuses ! Résultat : les livres de la bibliothèque départementale, il fallait aller les dégoter nous-mêmes, noyés au milieu des livres appartenant à la Commune. On les retrouvait quand même assez vite, car notre étiquetage n’était pas le même, mais tout de même ! Jamais pu lui faire comprendre l’intérêt du classement alpha-numérique.
Bref, je me prépare. Comme je vais faire un trajet train + vélo, j’ai intérêt à rester léger. Parce qu’il faut chaque fois hisser le vélo dans le train, l’accrocher en hauteur, récupérer le sac à dos (qu’une voiture-balai transportera pendant nos étapes), j’en aurai un deuxième plus petit pour la journée, et que je n'ai plus vingt ans. J’ai fait réviser le vélo. Le cycliste a été révisé aussi, je me suis même fendu de l’achat d’un brassard tensiomètre (mais je ne l’emporterai pas), car les tensiomètres de poignet sont trop peu fiables, je suis allé à l’assurance vérifier que mon assurance peut assurer le rapatriement, etc.
Ma seule angoisse, c’est le peloton ; je n’ai jamais roulé en peloton, préférant le vélo solo ou à deux. Je pense que je me mettrai à l’arrière. Ce sera plus prudent, non seulement pour moi, mais aussi pour les autres. Et vogue le vélo !

PS : pendant quinze jours, pas de nouvelles pages sur le blog !

dimanche 11 juin 2017

11 juin 2017 : le vél'homme


Il est bien vrai que toujours, en tout temps, le vieillard retarde. L’époque actuelle, c’est pour lui de l’exotisme.

(Henri Michaux, Ecuador, Gallimard, 1929)


ce faux journal de voyage de Michaux est un pur régal

J’ai beau faire, j’ai du mal à comprendre pourquoi tant de Bordelais (et plus généralement de citadins) s’obstinent à aller au centre ville en voiture, causant des embouteillages monstrueux (surtout en cette saison où les chantiers de voirie d'été ont débuté), alors même qu’il est impossible de se garer près de là où on veut aller. Il est vrai que beaucoup ne se privent pas de se mettre en double file ou en simple file dans les endroits interdits – dans ce cas, ils occupent la bande cyclable – en faisant usage du warning pour signaler qu’il n’en ont pas pour longtemps. Tout cela crée par ces temps de forte chaleur une augmentation de la température et une médiocre qualité de l’air respiré par les infortunés piétons ou cyclistes. À croire que ces hommautos ou femmautos ne savent plus se passer de leur petit engin – enfin, plus souvent gros et rutilants, les engins, on voit bien que c’est la classe moyenne supérieure et les gros patrons qui utilisent encore ce moyen de locomotion.
Avec mon petit vélo, j’ai un peu "l’air d’un con, ma mère", comme chantait Brassens, mais comme nous sommes quand même nombreux dans ce cas, on va dire que les vél’hommes et les vél’femmes sont plutôt des ahuri/es, et peut-être des futuristes, en avance sur leur temps. Car, en dehors de rares vélos électriques, nous utilisons tous notre énergie musculaire, gratuite et non polluante. À notre manière, nous sommes tous des "décroissants". Et le plaisir de sentir sur les bras découverts le déplacement de l’air (même à ma très faible allure, car je redoute toujours l’incident avec un piéton qui n’écoute que ses écouteurs vissés sur les oreilles, avec un autre cycliste qui va à toute berzingue, avec un deux-roues motorisé, les plus dangereux car ils essaient de se faufiler dans les interstices, et enfin avec les quatre roues ou plus, auxquels il faut particulièrement faire attention, notamment aux croisements) n’a pas d’équivalent : à pied, il fait trop chaud.
J’ai dû redécouvrir l’usage de la voiture cette année, quand mon frère m’a confié les rênes de la sienne, d’abord pour aller faire ses courses, puis maintenant pour lui rendre visite sur le bassin d’Arcachon. Je n’ai jamais été un grand conducteur, j’ai toujours eu peur de la panne, d’un incident technique, et plus que tout, de heurter un quidam à pied ou sur un deux-roues. Je dois avouer que je persiste à préférer le vélo : outre que je n’y suis pas enfermé, j’ai le sentiment très net qu’il me maintient en forme. De plus, je déteste la dictature de la vitesse : même en train, je préfère les TER et les intercités aux TGV.
Tiens, à propos de ce dernier, quand je disais que tous les Français ne sont pas paranos, certains, qui le sont plus que d'autres, n’ont pourtant pas hésité à immobiliser un TGV (et à en retarder plusieurs autres), parce qu’ils ont décelé un suspect dans les toilettes : il s’agissait d’un comédien qui apprenait son texte par cœur ! Et comment l’apprendre sans le réciter à haute voix ? Je ne procède pas autrement ! Il est vrai que je ne me risquerais pas à aller en apprendre un dans le train ! Mais enfin, qu’est-ce que c’est que cette suspicion généralisée ? Dans quel monde vivons-nous ? Est-ce que, vraiment, je deviens un vieillard qui radote et retarde, ou sont-ce les autres qui, à force de vivre dans le virtuel, ne sont plus capables de faire la part des choses dans le réel ?

le bateau ivre, mon poème de chevet 
Relisons Michaux (voir plus haut), relisons Rimbaud : "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !" Je crains fort qu’aujourd’hui, sursaturé d’images, on ne voit plus rien, en fait, ni les gens expulsés de leur habitation à la fin de l'hiver, ni ceux qui se couchent très tôt en hiver pour fuir le froid quand ils ne peuvent plus payer le chauffage, ni les enfants qui ne mangent pas à leur faim et parfois en meurent, ni les SDF qui nous tendent la main ("Vous ne voyez pas que vous encouragez la mendicité", m'a dit hargneusement une bourgeoise l'autre jour, et elle ajouta en me lançant un regard noir : "et l'alcoolisme !" ; peut-être, mais puisque j'ai trop et d'autres pas assez, je rétablis l'équilibre), ni les femmes qui font des doubles ou des triples journées pour assurer la vie de leur famille, ni les corrompus qui continuent à plastronner ici et là, ni la richesse insolente et insupportable de quelques-uns. Et inutile de parler encore des migrants et de ceux qui se noient, ni des populations civiles prises en otage entre les bombardements de la coalition internationale, d'Assad et de ses alliés, et les massacreurs de Daech... On finit par se dire, avec Rimbaud toujours : "Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes"
 

samedi 10 juin 2017

10 juin 2017 : la Bastille nous manque ! (et tout est dépeuplé)


Ceux qui abandonnent une liberté essentielle pour acheter un peu de sécurité temporaire ne méritent ni liberté, ni sécurité.

(Benjamin Franklin)



Sous prétexte de renforcer les mesures contre le terrorisme, le gouvernement s’apprête à inscrire dans la loi les principales mesures d’exception de l’état d’urgence. Rappelons que l’état d’urgence a été instauré par le gouvernement le 14 novembre 2015 suite à l’attentat du Bataclan, et prorogé systématiquement par la suite. Il permet notamment aux préfets, sans aucun contrôle du juge, de procéder à des perquisitions, d’assigner à résidence (et on ne s’en est pas privé, notamment pour des opposants écologistes ou syndicaux), de fermer des sites Internet, d’interdire des manifestations (là encore, ça devient la croix et la bannière pour obtenir l’autorisation de manifester, fût-ce le plus pacifiquement du monde, sous prétexte de menaces à l’ordre public), de dissoudre des associations...
L’assignation à résidence pour toute personne "dont son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public" a eu ses nombreux loupés, a fait perdre leur emploi à des dizaines d’assignés qui ne pouvaient plus se rendre à leur boulot. Elle ressemble bigrement aux lettres de cachet de l’ancienne royauté (il est vrai que notre république, même "en marche" y ressemble de plus en plus). Elle n’a jamais empêché un apprenti terroriste de disparaître dans la nature, s’il avait envie de passer à l’acte. Et on a vu depuis que les camions et les automobiles devenaient des engins meurtriers : va-t-on interdire la circulation routière ? Par contre, elle a permis toute opposition démocratique (manifestation) à la COP 21 ! Il est vrai que nos écolos décroissants sont de dangereux terroristes, des empêcheurs de construire des centrales nucléaires, des opposants aux ventes d’armes et aux projets pharaoniques non seulement dispendieux et très coûteux en énergie, mais inutiles (Notre-Dame des Landes)...
Quant aux manifestations contre la loi travail, entravées dans des nasses policières (ce qui n'empêcha nullement les débordements, ou au contraire les explique), puis interdites, on voit où l’état d’urgence mène : restreindre le droit d’expression, sauf celui des merdias tout-puissants (depuis que Dieu n'existe plus, ce sont eux qui mènent le monde... par le bout du nez), relais officiels de la propagande d’État, qui s’en réjouissent à longueur de colonnes et d’antennes. Ah ! On ne risque pas d’assigner à résidence les sieurs Zemmour et Hanouna, malgré les tombereaux d’insanités et de bêtises qu’ils déversent à longueur d’écrans !
Bien entendu, la casse annoncée du code du travail va s’accompagner, très probablement, d’une interdiction de manifester contre la future loi au nom du risque de trouble à l’ordre public. Il paraît même que dans le projet de loi, l’article L228-4 indique que « le ministre de l’intérieur peut, après en avoir informé le procureur de la République de Paris faire obligation à toute (personne ciblée par l’autorité administrative) de déclarer ses identifiants de tout moyen de communication électronique dont elle dispose ou qu’elle utilise, ainsi que tout changement d’identifiant ou tout nouvel identifiant ». La France, patrie des droits de l’homme (qui ne l’étaient pas pour tous, les migrants en savent quelque chose) va devenir la patrie des non droits de l’homme. Big Brother va pouvoir nous suivre à la trace...
L’Union Syndicale des Magistrats s’est fendue d’un communiqué de presse dans lequel elle dénonce la mise en place d’un "État policier". Elle conclut que : "dans un État démocratique, sortir de l’état d’urgence ne signifie pas introduire dans le droit commun des mesures d’exceptions et exclure le contrôle de l’autorité judiciaire". La Ligue des Droits de l’Homme, s’en est émue aussi. Car désormais chacun pourra être victime de cet arbitraire, d'ailleurs certaines des dispositions inscrites dans l’état d’urgence sont déjà utilisées contre des militants associatifs, syndicaux ou politiques.
On ne peut que s’étonner de l’apathie générale des Français devant ces mesures liberticides. Il est vrai que dans l’ère de l’atomisation individuelle et du chacun pour soi, la plupart des sujets (citoyens ?) doivent se dire que cela ne les concerne pas et ne les concernera jamais. L’égoïsme de chacun est aujourd’hui devenu officiellement l’un des principaux piliers de la démocratie et de son déclin.
D’ailleurs, le 21 décembre 2016, à l’occasion d’une nouvelle prolongation de l’état d’urgence, la France a écrit au Conseil de l’Europe pour le prévenir qu’elle allait continuer à violer la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) en raison de la "persistance de la menace terroriste". Avec l’Ukraine et la Turquie (on a les amis démocrates qu’on peut !), la France est le troisième pays qui déroge ainsi à la CEDH. Comme dans ces deux pays, on pourra donc être privé de liberté pour peu qu’on ne la ferme pas suffisamment. C’est peut-être là la victoire définitive des terroristes : en voulant les contrôler (on n’y arrive pas) et les combattre (à coups de bombardements qui cause nettement plus de morts civils, mais on nous a fait admettre les dégâts collatéraux et qu'on ne fait pas la guerre sans casser des œufs), on accepte le saccage de nos libertés fondamentales. 

et on la fera indestructible, cette fois !
Il ne nous reste plus qu’à reconstruire la Bastille : tiens, voilà un projet pharaonique qui pourrait être utile ! Je me demande pourquoi on n'y a pas encore pensé, en haut lieu ?

(largement inspiré d'un texte de Philippe Alain, dont j'emprunte de larges extraits et que je remercie)