mardi 28 août 2012

28 août 2012 : Guépards !


Depuis des dizaines d'années, il sentait s'écouler hors de lui-même, lentement, continuellement, le fluide vital, la faculté d'exister, la vie en somme, peut-être aussi la volonté de vivre.
(Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard)


La maladie oblige à réfléchir, à faire un retour sur soi, à tenter sa propre recherche du temps perdu. Aidé en cela par les lectures, cela va de soi. Or, je viens de lire pour la première fois Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, dont j'avais bien entendu déjà vu plusieurs fois la version filmée de Visconti (malheureusement jamais sur grand écran, je l'ai encore ratée à Paris au début de cette année). J'en suis sorti bouleversé.
Tout le monde connaît l'intrigue : en 1860, les troupes garibaldiennes débarquent en Sicile pour chasser les Bourbons du Royaume de Naples. Une ère nouvelle commence pour le pays. La vieille aristocratie comprend que ses jours sont comptés, et en particulier le prince Don Fabrice Salina, dont le blason de famille est orné d'un léopard dansant (le fameux guépard). Don Fabrice est sceptique, il ne croit pas en l'avenir, du moins à son avenir, et il va refuser la proposition qui va lui être faite par la couronne piémontaise d'être promu sénateur. Il voit son neveu Tancrède, intelligent et ambitieux, s'enrôler sous la bannière de Garibaldi, s'amouracher d'Angélique, la jolie fille du maire de Donnafugata, un commerçant enrichi, et l'épouser, ce qui eut été impensable quelques années auparavant. Le prince est résigné, son temps est révolu, place aux jeunes qui sauront se débrouiller dans ce nouveau monde : "L’œil de Tancrède le regardait avec l'ironie gentille que le jeunesse accorde aux personnes âgées. – Ils peuvent se permettre d'être câlins : ils sont si sûrs qu'au lendemain de nos funérailles, ils seront libres." D'ailleurs, il est sûr qu'au fond rien ne change, et l'intelligente Angélique va se mouler parfaitement à l'aise dans l'aristocratie avec son Tancrède. Le roman est une suite de tableaux magnifiquement réussis, qu'il s'agisse d'une partie de chasse du prince avec l'organiste de l'église, du "cyclone amoureux" entre Tancrède et Angélique ("C'était le temps du désir toujours vivant, parce que toujours vaincu, le temps où s'offraient des lits innombrables que toujours ils repoussaient, le temps de la frénésie sensuelle qui, matée, se sublimait durant quelques secondes en renoncements, c'est-à-dire en véritable amour"), d'un bal (celui de la présentation d'Angélique à la haute société), d'une réunion de famille du jésuite Don Pirrone, confesseur du prince, ou de l'émouvante mort du prince. Bien sûr, la figure du prince, "le guépard", domine le livre : survivant de l'ancienne aristocratie, il a installé un observatoire sur le toit de son palais et s'y livre à l'observation des étoiles, correspond avec Arago et l'Académie des sciences de Paris. Mais les personnages secondaires abondent, tous superbement typés, sa femme, ses filles, ses domestiques et régisseurs, les nouveaux riches, ses chiens même. Comme le grand roman de Proust (et on comprend que Visconti ait aussi songé à l'adapter au cinéma), Le guépard est l’œuvre d'une vie.


Et voici où je voulais en venir : je me sens après cette lecture, un "guépard" moi aussi, assis le cul entre deux chaises, le passé, que je connais bien et dont je pourrais tirer un roman si j'en avais le talent, et l'avenir que j'ignore et qui, je l'avoue, ne m'intéresse pas : c'est l'affaire des jeunes, nourris de nouvelles technologies et d'un monde nouveau en train de se faire, et qui se fera sans moi. Par exemple, qu'on ne me demande pas de me passionner pour la prochaine élection américaine, ainsi que mon vieil ami de lycée (venu passer deux jours ici) a tenté de m'en convaincre ! Ni pour les universités d'été des uns ou des autres : je suis devenu diantrement sceptique ! Je suis particulièrement effrayé de voir tant de têtes chenues à l'Assemblée nationale : parbleu, je crois bien qu'il devrait y avoir une limite d'âge !
"Don Fabrice pouvait s'échapper sans remords" : voilà, moi aussi. Et lisez ou relisez ce très grand livre !

dimanche 19 août 2012

19 août 2012 : qui reste roi de ses douleurs ?


Vivre n’est plus qu’un stratagème
Le vent sait mal sécher les pleurs
Il faut haïr tout ce que j’aime
Ce que je n’ai plus donnez-leur
Je reste roi de mes douleurs
(Aragon, Richard II Quarante, 
à écouter chanté par Colette Magny, 
sur http://victorugo.blogspot.fr/search/label/Aragon%20Louis)

Après la rigolade, un peu de réflexion ! Ah ! Rester roi de ses douleurs, comme le chante Aragon dans son recueil Le crève-cœur, ce serait idéal...
La nuit a été douloureuse : 45 minutes de répit entre deux passages rapides aux W-C, pour lâcher quoi, trois misérables et terribles gouttes. Sous antibiotiques depuis hier, j'ai eu un petit répit ce matin, réussi à pisser deux fois un fond de verre. Et, la douleur persistant, je suis retourné aux urgences cet après-midi, où cette fois on m'a placé une sonde permanente, car ce n'était plus tenable, j'avais de nouveau une rétention de 0,8 l. Cette fois, on me donne l'adresse d'une clinique avec urologie, pour que je m'y rende demain en rendez-vous d'urgence. Je m'attends à casquer, car les RV urgents avec les spécialistes, ça peut coûter bonbon.
On verra, l'important est de ne plus souffrir. Le bon La Fontaine avait beau proclamer "Plutôt souffrir que mourir, c'est la devise des hommes" (La mort et le bûcheron), j'avais forte envie d'avaler des tonnes de cachets pour en finir : je ne suis pas assez courageux pour me jeter de mon huitième étage. Je me croyais dur au mal, moi qui ai supporté les douleurs de l'ulcère à l'estomac pendant douze ans, moi qui ai préféré risquer de me faire amputer du pied plutôt que de montrer mon dessous de pied dans lequel une énorme écharde de bois s'était fichée en glissant sur la parquet à treize ans, moi qui ai refusé la morphine lors de mes coliques néphrétiques, moi qui ai enduré d'autres avanies. Il est vrai que j'étais plus jeune, et un peu plus entouré.
Mais la solitude n'est pas la bonne conseillère de la douleur. On ressasse, on tourne en rond. Que faire, en effet ? La lecture ne m'apporte qu'un soulagement passager, et pourtant L'entourloupé du Québécois Yves Beauchemin est un régal qui, en d'autres temps, m'aurait fait mourir aussi, mais de rire. L'écoute de disques aussi : j'ai écouté Jean Genet parler de George Jackson hier (disque emprunté à la Médiathèque du quartier), c'était formidable, ça m'a requinqué et donné envie de lire Les frères de Soledad. Mais la nuit, c'est terriblement long quand on souffre, quand on commence à douter de soi et de sa capacité à résister au mal. Et que le sommeil reste vaguement épisodique.
Bon, y a pire que moi. Dans mon box, on a amené cet après-midi une jeune fille (20, 22 ans ?) souffrant le martyre après un séjour de trois mois en Bolivie (infection de l'estomac, infection urinaire), je l'entendais pleurer. Sa mère était là pour la réconforter. C'est beau, les voyages, ça forme la jeunesse. Je pense à Lucile, de nouveau en mission en brousse, à Mathieu sur les routes par cette canicule (de compagnie, heureusement), à tous les isolés, à tous les malades, à Igor, sidéen, que j'ai invité à m'accompagner à Venise : et pourrai-je seulement y aller ?...
Prochaines nouvelles après l'urologue.
Et avez-vous remarqué cette propension que l'on a à tomber malade le week-end ?

samedi 18 août 2012

18 août 2012 : la prostate sifflera trois fois


Novembre 1971 : Écrire, c'est vouloir donner un sens à notre souffrance.
(Alejandra Pizarnik, Journaux, 1959-1971)



Aussi étrange que cela paraisse, chaque fois qu'il m'arrive quelque chose de grave (et quoi de plus terrible que de ne plus pouvoir pisser, je ne souhaite ce malheur à personne), et vu mon âge, je pense que cette fois c'est la fin. Ou du moins le commencement de la fin ! Car n'en déplaise aux flatteurs qui, dans le tram (une femme il n'y a pas longtemps à Bordeaux) ou dans le train (un homme l'autre jour entre Bordeaux et Agen), j'ai bel et bien 66 ans et non pas 50 : dragueuse et flatteur, va !
Et si je veux encore pouvoir faire mon long voyage en cargo de janvier à mars prochain, il va me falloir faire réviser toute la machinerie, et en premier lieu les points faibles, la prostate et le colon. "Moi, mon colon, celle que je préfère, c'est la prostate de 14-18", comme pourrait chanter Brassens. Le plus curieux, c'est que j'avais parlé du problème cet été chez ma sœur Monique, et qu'on avait attrapé le fou-rire, quand j'avais commencé à parodier les titres de films avec La prostate sifflera trois fois. Je croyais pas si bien dire ! Depuis, j'ai augmenté mes parodies : le western américain, bien sûr, s'y prête bien : My darling prostate, L'homme qui tua la prostate, La prostate sauvage, 3 h 10 pour la prostate, La vengeance aux deux prostates, par exemple. Le film noir aussi : Le point de non prostate, La soif de la prostate, Les prostates ne dorment pas la nuit, La prostate ne renonce jamais, Pas de printemps pour la prostate, Enquête sur une prostate au-dessus de tout soupçon, La prostate était presque parfaite, Que la prostate meure, etc. Et le western italien donc : On l'appelle Prostate, Pour une poignée de prostates, Le bon, la brute et la prostate... il n'est pas jusqu'aux grands classiques de Charlie Chaplin (La ruée vers la prostate, Les lumières de la prostate, Monsieur Prostate), de Buster Keaton (La croisière de la prostate, Le mécano de la prostate), de Marcel Carné (Les visiteurs de la prostate, Les enfants de la prostate, Drôle de prostate) qui s'y prêtent aussi. Même Jean Renoir : Partie de prostate, La prostate humaine, La règle de la prostate, La prostate épinglée. Et les films dialogués par Audiard : La prostate flingueuse, le drapeau noir flotte sur la prostate, La prostate se rebiffe, les métamorphoses de la prostate. Je me marre et je suis sûr que les cinéphiles retrouveront les titres originaux. Même les comédies musicales pourraient traiter de la prostate : Chantons sous la prostate, Prostate side story, My fair prostate, La mélodie de la prostate, Les prostates de Rochefort... Sans parler de la science-fiction : 2001 l'Odyssée de la prostate, La guerre des prostates, et je ne parle pas des péplums, Les dix prostates, Samson et la prostate, Hercule contre la prostate, L'évangile selon sainte Prostate, La plus grande prostate jamais contée... ah ! Pasolini doit se retourner dans sa tombe, quoiqu'au fond, en mourant jeune, il ait échappé à ce fléau. Même le film social à l'italienne : Le voleur de prostate, Rocco et ses prostates, Main basse sur la prostate, Prostate, année zéro... ou à la John Ford : Les raisins de la prostate, Qu'elle était verte, ma prostate...
J'arrête, je rigole trop et ça me donne envie de pisser, et je pisse trois gouttes ! Après mon passage aux urgences ce matin (heureusement, c'est à deux pas de chez moi), où au bout de deux heures l'on m'a échographié (vessie pleine, inflammation de la prostate), sondé (et retiré 800 cl d'urine, pas étonnant que je souffrais le martyre cette nuit), ordonnancé (21 jours d'antibiotiques, ne pas s'exposer au soleil !), je suis rentré, mais je n'ose plus trop sortir. On verra si lundi je serai en état pour partir sur Poitiers. Georges et Odile m'attendent comme le messie, la librairie La belle aventure aussi, je m'étais engagé à participer au stand de livres des Journées d'été Europe-écologie-les Verts !
Bon, à ma dernière prostatite (en 2006 ???), c'était vite rentré dans l'ordre. On verra cette fois-ci, en attendant j'ai vieilli et ça ne doit pas arranger les choses. Surtout avec cette chaleur (ça n'est redescendu qu'à 25°5 ce matin, toutes fenêtres ouvertes et avec des courants d'air), là, il fait 28 ° tous volets et fenêtres fermés. Il faut que je boive, mais si je bois je remplis ma vessie et c'est encore douloureux de pisser. Cruel dilemme !
Quelqu'un a-t-il une solution ?

jeudi 16 août 2012

16 août 2012 : force du sentiment


Existe-t-il en ce monde une personne aussi gentille que vous ?
(Jacques Poulin, La tournée d'automne)


Où pourrait-on rencontrer un employé de bibliothèque qui lit les livres nouveaux qu'il reçoit, afin d'être capable d'en parler aux lecteurs, qui ne craint pas que les livres ne soient pas retournés par les lecteurs ("les livres sont comme les chats, on ne peut pas toujours les garder"), qui tient à garder une place aux "vieux livres", parce que "ceux-ci, même s'ils n'étaient empruntés qu'une fois par-ci par-là, étaient aussi importants à ses yeux que les livres récents" ? D'ailleurs, ne pense-t-il pas, comme devraient le penser tous les bibliothécaires, qu'il ne faut "pas oublier que, nouveaux ou anciens, les livres passaient de main en main, ce qui avait permis de créer des réseaux de lecteurs". Où ? Eh bien, dans un petit roman jubilatoire, La tournée d'automne, nimbé de poésie, qui nous entraîne en tournée de bibliobus sur les routes de la côte nord du Québec. Car le héros est le chauffeur du bibliobus, jamais nommé autrement. Et c'est lui qui pense tout ça : inutile de dire à quel point un tel personnage me plaît ! À se demander si l'auteur ne s'est pas inspiré de moi ?

On suit donc le chauffeur au milieu de ses livres, dans son camion, ancien camion laitier reconverti en bibliobus par ses soins. Il a lui-même organisé son système de réseau de lecteurs, des personnes qui prennent un lot de livres et les font circuler auprès d'autres lecteurs. Plus de fiches, les livres sont rendus à la tournée suivante ou renvoyés par la poste (ou pas, tant pis !). Mais le chauffeur est devenu vieux, il n'envisage pas de continuer, la tournée d'été sera sa dernière. Il broie du noir, craint la vieillesse et son cortège de solitude et de déchéance. Mais voilà, il rencontre Marie, une Française venue au Québec accompagner une fanfare, bande d'artistes, comprenant des musiciens, une chanteuse, une funambule, tous jongleurs ou acrobates, qui se produisent en spectacle en plein air. C'est Marie qui gère les détails matériels de la troupe. Elle-même est peintre d'oiseaux. Une amitié naît ("C'est étrange qu'on ait fait un si long chemin avant de se rencontrer"), le chauffeur suit leur tournée, et peu à peu, ils sentent que quelque chose arrive. Les petits bonheurs chers à Félix Leclerc, peut-être : l'amitié des chats attirés par l'odeur du lait qui imprègne toujours le camion, les petits chocolats chauds, les promenades au rythme lent, le partage des lectures et des mots. Et puis l'amour, qui illumine, et qui s'ajoute à celui des chats, du fleuve, des livres (des écrivains, comme Hemingway, Carver ou les Québécois Gabrielle Roy et Anne Hébert) et des oiseaux.
Avec Marie, le chauffeur reprend goût à la vie et décide de poursuivre sa tâche, d'entamer la tournée d'automne, d'où le titre du livre. Après L'enfant maudit, voici un nouveau roman sur la douceur du sentiment, sur la délicatesse et la pudeur (ça nous change de la brutalité de tant de romans!), sur l'enthousiasme aussi et la passion, et l'émotion. Au fond, par son goût pour les bons livres, le chauffeur est prêt à l'émerveillement de la découverte de l'amour, même à son âge avancé. Bien sûr, je suis en lectures québécoises pour préparer mon prochain séjour là-bas, et franchement ça me donne très envie de visiter la côte nord et la Gaspésie. Je crois que l'ami québécois Marc m'a concocté une virée d'une semaine par là-bas. Je vais m'y plaire, même s'il faut s'attendre à de la pluie (d'après La tournée d'automne).
Et comme un bonheur ne vient jamais seul, j'ai regardé hier soir un des films que j'ai le plus vus (vingt fois au moins, je pense), et toujours avec la même jubilation : Les demoiselles de Rochefort. Je sais que certains n'aiment pas ce film, soit que la musique ne leur plaît pas, soit qu'ils n'aiment pas les films où l'on chante, soit qu'ils n'aiment pas les films (et les romans) sentimentaux. Tant pis pour eux ! Moi, j'aime tout là, les acteurs (Danielle Darrieux est sublime), les danseurs, les chansons, les sentiments, les couleurs et les décors, et cette belle ville de Rochefort que le réalisateur a magnifiée.
Et j'avais bien besoin de ces pauses jubilatoires (en lecture et en films) car, et c'est un sacré boulot, j'ai mis au point mon recueil de poèmes (une bonne centaine, écrits ces dernières années, dont douze déjà publiés dans des revues) que je vais polygraphier et relier en quatre exemplaires cet après-midi avant de l'envoyer à des éditeurs... Titre : Le temps écorché. Affaire à suivre.

mardi 14 août 2012

14 août 2012 : in memoriam, Isabelle Jan (1930-2012)


il est de certaines sensations silencieuses dont le vague n'exclut pas l'intensité.
(Charles Baudelaire, Le confiteor de l'artiste, in Le spleen de Paris)

On rencontre tous dans le courant de la vie des êtres lumineux, originaux, lunaires, subtils, humains par tous leurs aspects, qui nous apportent beaucoup, qui nous permettent peut-être d'apporter à notre tour aux autres. Isabelle Jan était de ceux-là. Comme je ne lis plus la presse professionnelle c'est seulement aujourd'hui, en faisant une banale vérification sur internet, que j'apprends sa mort survenue au mois de février dernier. Isabelle Jan, éditrice, écrivain et spécialiste de la littérature pour la jeunesse, était une femme formidable qui m'a beaucoup donné, tant par les cours qu'elle donnait en 1969/70 à l'École nationale supérieure des bibliothèques que par l'animation des multiples stages sur le livre pour la jeunesse organisés par « La Joie par les livres », que j'ai faits sous sa tutelle dans les années 70, ou par sa participation dans les jurys du certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire en spécialisation jeunesse. Elle était la fille de Jean Cassou, un de ces grands intellectuels de l'entre-deux-guerres, écrivain et poète, conservateur du Musée d'art moderne, jusqu'à sa révocation par Vichy, grand résistant (groupe du Musée de l'homme), et la nièce du philosophe Vladimir Jankélévitch, dont elle utilisa la première syllabe pour son pseudonyme.
Papa Moumine Et La Mer de CollectifUn des titres de la Bibliothèque internationale
Pour le jeune homme ignorant de la littérature pour la jeunesse (et d'ailleurs presque de la littérature tout court) que j'étais alors (puisque je n'ai commencé à lire vraiment que vers douze ans, et presque tout de suite des classiques pas spécialement écrits pour les jeunes), elle fut une véritable initiatrice au service des écrivains du monde entier, par la formidable collection Bibliothèque internationale qu'elle dirigea chez Nathan, et qui me fit découvrir entre autres la Finlandaise Tove Jansson (Moumine le Troll, et ses suites, resté un des mes dix livres favoris), l'Anglaise Philippa Pearce (et son remarquable Tom et le jardin de minuit), la Suédoise Astrid Lindgren (Rasmus et le vagabond), l'Espagnole Ana-Maria Matute (Nin, Paulina et les lumières dans la montagne), l'Américaine Laura Ingalls Wilder (La petite maison dans les grands bois), la Japonaise Tomiko Inui (Le secret du verre bleu) ou le Français François Sautereau (le fabuleux Un trou dans le grillage). Son Essai sur la littérature enfantine (paru aux Éditions ouvrières en 1969 pour la première fois), m'a soutenu dans mon travail : Isabelle Jan avait elle-même été initiée dans ce domaine par le fonds extraordinaire de la prestigieuse bibliothèque de « L'Heure joyeuse », rue Saint Séverin à Paris. Mais au hasard des conversations avec elle, dont le franc-parler, la complicité intellectuelle étaient toujours stimulantes, elle m'a fait lire aussi Jean-Jacques Rousseau (Julie ou la nouvelle Héloïse, me certifiant que c'était passionnant, et ce l'était), Makarenko (et son extraordinaire Poème pédagogique) ou l'Anglais Sterne dont elle publia une édition critique du Livre des snobs chez GF Flammarion, aussi bien qu'apprécier La flûte enchantée de Mozart.
Critique, elle a aussi écrit sur Alexandre Dumas, Andersen et Charles Dickens (trois de mes auteurs-phares). Je suivais avec attention ses propres écrits. J'ai eu le plaisir de la revoir une dernière fois vers 1987 au Salon du livre de Paris, où j'avais acheté son dernier roman (Le Fin fond, chez Ramsay), qu'elle me dédicaça de la façon suivante : « pour Jean-Pierre Brèthes, lecteur, en dépit de son métier ». Par sa fréquentation des professionnels des bibliothèques, elle avait dû remarquer qu'une grande partie d'entre nous ne lit pas grand-chose, voire rien (un comble, quand même). Je viens d'apprendre qu'elle a également publié des poèmes que je vais tâcher de me procurer.
Jamais elle n'a pris les enfants pour des imbéciles, et elle serait sans doute effrayée aujourd'hui par la profusion commerciale de cette littérature, où le pire (énorme) côtoie le meilleur (très rare). Elle m'a fait lire tous les grands classiques de la littérature pour la jeunesse (Alice au pays des merveilles, les Aventures de Tom Sawyer et Huckleberry Finn, Pinocchio, Les Contes du chat perché, La maison des petits bonheurs, Le merveilleux voyage de Nils Holgersson, et bien d'autres), en me faisant prendre en compte leur dimension littéraire et artistique, leur richesse psychologique et mythique. Et surtout la vraie dimension de l'enfance, que seuls les grands auteurs (Andersen, Collodi, Mark Twain, Marcel Aymé, Selma Lagerlöf, Colette Vivier, entre autres) ont su intégrer "dans la continuité de la vie", dans "l’expression sans cesse renouvelée de la condition humaine, serrée au plus près, dans son étrangeté et sa banalité" : d'où aussi son admiration pour Dickens. Enfin, elle a aussi publié en 1975 une des meilleures anthologies de poésie pour la jeunesse : Poèmes de toujours pour l’enfance et la jeunesse (aux Éditions ouvrières). 
 
Je n'oublierai pas Isabelle Jan.

lundi 13 août 2012

13 août 2012 : les "maudits"


Pourquoi ne lis-tu rien de moderne ?
Peut-être parce que je n'aime pas être déçu. Si je lis un ouvrage qui m'ennuie, je me sens vraiment floué. Avant, c'était différent : j'avais du temps à revendre, et je retirais toujours quelque chose d'une lecture, même ennuyeuse. Maintenant, j'ai seulement l'impression d'avoir perdu mon temps. Peut-être que j'ai vieilli.
(Haruki Murakami, Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil)


Je viens de faire une cure de nos romanciers du XIXe. Flaubert et son extravagant Bouvard et Pécuchet (lu sur ma liseuse, rarement autant ri en lisant un livre), Balzac et son étonnant Enfant maudit (trouvé dans la bibliothèque de ma sœur). C'est fait aussi pour ça, les vacances : revisiter les classiques, plutôt que de plonger dans ces ineffables romans des plages qui, de toute façon, me tombent des mains au bout de deux pages. Je pense aux lignes de Danielle Sallenave : "L'accès au livre, plus que tout, réclame des passeurs : on vient au livre parce que quelqu'un vous y conduit. Et cela durant toute la vie. Combien de fois avons-nous lu, et souvent aimé, un livre parce qu'il nous venait de quelqu'un que nous aimions, en qui nous avions confiance ? Mieux : qui nous avait fait, dans tous les sens, le don de ce livre. Mais on a trop tendance à oublier ou même à mépriser aujourd'hui tout ce qui relève des formes les plus anciennes de la transmission : échange, contact, passage de témoin, don" (« Nous, on n'aime pas lire »). Là, j'ai été ravi au double sens du terme, c'est-à-dire plongé dans l'enchantement, et aussi enlevé, soulevé de terre. Je causerai de Flaubert une autre fois, restons-en au Balzac.
Détails sur le produit
1591 en Normandie : Jeanne de Saint-Savin, dix-huit ans, mariée au duc d'Hérouville, cinquante ans, va accoucher. Or, sept mois seulement sont passés depuis son mariage. Le duc qui se sait peu aimé de sa femme (à qui il fait très peur, par sa force, sa laideur, sa voix) la soupçonne de l'avoir trompée avant le mariage : elle était en effet amoureuse de son cousin Georges de Chaverny, un huguenot. Elle a dû condescendre à ce mariage arrangé. Elle est malheureuse. L'orgueil de caste de son mari, qui veut un héritier mâle, mais venant de lui, et non pas d'un autre, l'incite à inviter Beauvouloir, un rebouteur (mi-accoucheur, mi-sorcier) pour assassiner l'enfant à la naissance. Mais l'homme a pitié de Jeanne, et il convainc Hérouville de laisser vivre le bébé : pargnez-vous un crime, cet enfant ne vivra pas", assurant ainsi le vœu de Jeanne. Étienne naît donc, mais si chétif et fragile, que la mère ne veut pas s'en séparer et lui donne le sein elle-même. Le père s'étant absenté pour la guerre, Jeanne a quelques mois heureux, elle s'occupe de son petit et le fait vivre. Mais au retour du mari, elle doit accepter que l'enfant maudit soit relégué dans une chaumière de pêcheur voisine du château, le père ne voulant pas le voir. Jeanne, de nouveau enceinte, mène sa grossesse au bout cette fois, mais on lui enlève l'enfant, Maximilien, que le père éduquera à sa façon pour en faire un seigneur violent et sanguinaire. Les années passent : Étienne, élevé par sa mère, devient poète et musicien, il communie avec la nature et le proche océan. Jeanne, dont la santé est précaire, meurt. Étienne est désormais livré à lui-même, n'étant secouru que par Beauvouloir et un vieil écuyer de son père qui l'a pris en pitié. Quand son frère Maximilien meurt de mort violente, le père prend soudain conscience qu'il a un héritier, ce fils qu'il n'a jamais voulu voir. Il souhaite marier Étienne, mais Beauvouloir assure qu'il faut préparer cette âme pure au mariage, et en l'absence du vieux duc, il lui fait rencontrer sa propre fille, Gabrielle, tout aussi délicate qu'Étienne. Les deux jeunes gens se plaisent dès la première rencontre. Cinq mois enchanteurs passent entre eux. Mais le duc revient, avec cette fois une riche héritière destinée à son fils. Il ose menacer Gabrielle : "Au moment où Étienne vit la large main de son père armée d’un fer et levée sur Gabrielle, il mourut, et Gabrielle tomba morte en voulant le retenir. Le vieillard ferma la porte avec rage, et dit à mademoiselle de Grandlieu : — Je vous épouserai, moi ! — Et vous êtes assez vert-galant pour avoir une belle lignée, dit la comtesse à l’oreille de ce vieillard qui avait servi sous sept rois de France".
Cet extraordinaire roman bref de Balzac, à la fois roman historique, terrifiant (gothique), sentimental, mystique et philosophique, est une succession de scènes magnifiques : l'accouchement de Jeanne d'Hérouville, qui ouvre le récit, est saisissant. Le portrait du père, une sorte de Barbe-bleue, est impressionnant : "S'il avait en exécration les beaux hommes, il n'en détestait pas moins les gens débiles chez lesquels la force de l'intelligence remplaçait la force du corps. Pour lui plaire, il fallait être laid de figure, grand, robuste et ignorant". L'éducation d'Étienne par sa mère, qui veut en faire un prolongement d'elle-même, favorise tout un développement sur l'inconscient, les relations entre le physique et le moral : "Comme tous les hommes de qui l'âme domine le corps, il avait la vue perçante", peut-on lire ou plus loin : "Était-il fatigué ? Sa délicatesse instinctive l'empêchait de se plaindre". Même si Jeanne est vertueuse, elle ne pensait pas moins à son amoureux quand Étienne fut conçu. Et elle finit par le rendre semblable à son "fiancé" disparu, elle en fait un être cultivé, sensible, quasi angélique. Quand il rencontre Gabrielle, être aussi séraphique que lui, Étienne réalise "le délicieux rêve de Platon, il n'y avait qu'un être divinisé". Enfin, la naissance de l'amour, chez les deux jeunes gens, figure parmi les pages les plus intimes que Balzac ait écrites dans ses romans : "ils restaient l'un et l'autre étonnés et silencieux, car l'expression des sentiments est d'autant moins démonstrative qu'ils sont plus profonds". Dans ce magnifique roman d'amour, la pureté s'impose : "Il est dans l’amour un moment où il se suffit à lui-même, où il est heureux d’être. Pendant ce printemps où tout est en bourgeon, l’amant se cache parfois de la femme aimée pour en mieux jouir, pour la mieux voir ; mais Étienne et Gabrielle se plongèrent ensemble dans les délices de cette heure enfantine" [...] "Les caresses vinrent, lentement, une à une, mais chastes comme les jeux si mutins, si gais, si coquets des jeunes animaux qui essaient la vie. Le sentiment qui les portait à transporter leur âme dans un chant passionné les conduisit à l’amour par les mille transformations d’un même bonheur. Leurs joies ne leur causaient ni délire ni insomnies. Ce fut l’enfance du plaisir grandissant sans connaître les belles fleurs rouges qui couronneront sa tige. Ils se livraient l’un à l’autre sans supposer de danger, ils s’abandonnaient dans un mot comme dans un regard, dans un baiser comme dans la longue pression de leurs mains entrelacées".
Aujourd'hui, où dans bien des sociétés des enfants sont encore rejetés, parce que jumeaux, albinos, ou paraissant illégitimes, ou tout simplement parce que ne ressemblant pas aux désirs des parents, il est bon de se replonger dans L'enfant maudit (on le trouvera dans Nouvelles et contes, tome 1, 1820-1832, chez Gallimard, collection Quarto, ou sur internet dans http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Enfant_maudit). D'ailleurs, ne sommes-nous pas tous un peu maudits, forcément tellement différents de nos parents ? Cette part maudite, elle est en nous. Elle est précieuse, cette part, c'est elle qui nous rend originaux, spéciaux, qui fait la richesse et la variété de la vie humaine. Et qui fait que, heureusement, on ne se ressemble pas tous !

lundi 6 août 2012

6 août 2012 : les autres


Jusqu'où des faits que nous tenons pour certains le sont-ils ?
(Haruki Murakami, Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil)

Allons, un peu de mes dernières lectures et des derniers films vus, sur le thème : la rencontre des autres et des différences.
Cinéma d'abord en quelques mots seulement, je n'ai pas le temps de m'appesantir. Voyez les films s'ils passent près de chez vous. Je savais que c'était terrible d'être banlieusard, désœuvré, insatisfait, frustré. Mais Les kaira de Frank Gastambide nous en prouve la réalité. Certes, on peut détester ce film avec ses vannes vulgaires et son langage qui nécessiterait presque des sous-titres, mais j'ai trouvé très juste de nombreuses scènes (notamment le trio de choc quand ils sont ensemble, rêvant à d'improbables aventures sexuelles, la rencontre avec le producteur de films porno, joué par François Damiens, à hurler de rire, les scènes avec les flics) et on se dit quand même qu'on a vraiment raté quelque chose en laissant toute une génération démunie non seulement devant le travail (devenir acteur porno comme unique horizon !), mais aussi devant le langage, et surtout devant l'amour. Mais sur ce dernier thème, le film laisse percer un peu d'espoir. 

Laurence anyways est un film du jeune Québécois Xavier Dolan, Fichtre ! Je vais avoir du mal à comprendre là-bas si j'en juge par les dialogues joués par les acteurs québécois et d'ailleurs souvent sous-titrés. [Marc, mon ami québécois, vient de me téléphoner, pour organiser mon séjour le mois prochain, j'ai dû le faire répéter plusieurs fois, soit je deviens dur d'oreille, soit je deviens faible de la comprenette, soit son accent s'est rudement aggravé]. Là, il s'agit d'un film-fleuve (2 h 40) dont le héros est un homme qui n'en peut plus et fait son "coming out" à trente-cinq ans : depuis son enfance, il s'est toujours senti à l'intérieur de lui du sexe opposé au sien. Il décide donc du jour au lendemain de s'habiller en femme et de parler de lui au féminin. Il est transgenre, comme on dit aujourd'hui. Attention, il ne se veut pas homosexuel, mais femme, et il continue d'aimer sa compagne... Mais comment vivre dans une société qui n'accepte pas la différence ? Il est viré de son boulot, sa compagne ne supporte pas et le quitte. Film passionnant (de mon point de vue) sur les mystères de l'être humain.
Autres différents : les handicapés, je viens de voir L'été de Giacomo, de l'Italien Alessandro Comodin, qui conte les difficultés d'un jeune homme sourd. C'est d'une finesse, c'est presque documentaire, en longs plans-séquences, où le jeune Giacomo est transfiguré par la découverte de l'amour. Un film d'une pudeur exquise. Enfin pas si facile que ça de parler d'un meurtrier en prison et de sa possible libération : dans Les Enfants de Belle Ville, l'Iranien Agshar Fahradi montre ici avec une pudeur rare la naissance d'un amour et les difficultés du pardon. Un très grand cinéaste dont La séparation, l'an dernier, m'avait subjugué.
En livres, je viens de lire le dernier recueil paru de Jean Meckert (voir mon blog du 23 juin), Abîmes, recueil de trois courts récits inédits, dont les héros sont les damnés de la terre : les sous-prolétaires. C'est extraordinaire de véracité et de cruauté. Un meurtre est d'une noirceur étonnante dans la dénonciation d'une société qui pousse au meurtre involontaire : "c'est peut-être depuis ce jour que je sais ce que c'est que de haïr, c'est peut-être de ce jour que date la façon de rétablissement que j'ai accompli, que je me suis trouvé un ressort, une raison d'être : la lutte, l'implacable lutte contre la Société actuelle, contre ce régime abominable, abject, qui m'a fait tuer un homme, pour trois cents balles !"
De Haruki Murakami, je ne connaissais que son fameux Autoportrait de l'auteur en coureur de fond, livre qui m'avait beaucoup plu, car il contentait en moi aussi bien l'ancien marathonien que l'amateur de littérature. Je ne sais pas ce que valent ses gros pavés et best-sellers, mais son petit roman Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil, est un petit bijou de subtilité. Le héros de trente-sept ans mène une vie comblée entre sa femme, ses deux filles et ses deux bars-clubs de jazz qu'il gère d'une main de maître. Jusqu'au jour où il retrouve son ancienne amie d'enfance qu'il avait aimée d'un amour juvénile demeuré enfoui, mais resté intact. Hajime se sent coupable, même s'il prétend : "je me souciais toujours aussi peu de l'opinion des autres". Lecture lente, étalée sur plusieurs jours, de ce qui pourrait se lire en deux ou trois heures, mais lecture dense.
Et pendant ce temps, à Bordeaux, le navire-école mexicain Cuauhtémoc, magnifique trois-mâts, a fait escale pour quelques jours, et pour la plus grande joie de mes très jeunes cousins Guilhem et Isabelle venus me rendre visite. La beauté à l'état pur !

samedi 4 août 2012

4 août 2012 : les belles rencontres


Baptiste : « Ah, si tous les gens qui vivent ensemble s'aimaient, la terre brillerait comme le soleil. »
(Jacques Prévert, Les enfants du paradis, dialogue du film de Marcel Carné)


Je ne voudrais vexer personne, et en relisant mon blog d'hier, je donne l'impression de n'avoir trouvé des instants précieux que dans les retrouvailles de Bédarieux et d'Auch. Il n'en est bien évidemment rien. Et ces quinze jours ont même été si denses que j'ai l'impression d'être parti trois mois !
Mon périple a été ponctué de très belles rencontres, plus habituelles, annuelles, voire pluri-annuelles : la parentèle d'abord, les cousins de l'Aveyron et de l'Hérault, mes proches de Castelnau-le-Lez, les cousins de Paris et ma belle-famille de Toulouse, ces derniers vus dans les Hautes-Pyrénées. Je les remercie beaucoup, l'accueil a été parfait comme d'habitude, et l'ensemble des repas, les balades pédestres aveyronnaises avec Dédé à 7 h tous les matins, la partie de belote de Brandonnet, les rencontres musicales de Montpellier avec les cousins puis avec ma sœur et mon beau-frère (merci à Radio-France pour ce Festival de musique), la balade vers l'abbaye en ruine au sud de Pignan avec cet autre concert naturel, celui des cigales, les balades pyrénéennes vers le Gouffre d'Esparros et, plus casse-cou, vers les grottes de la Falaise de Lortet (il fallait à moment donné se saisir d'une corde à nœuds pour monter et agripper une échelle métallique à moitié cassée fixée dans la falaise, frissons garantis pour le vieux promeneur que je suis !), tout cela m'a mis le cœur en joie ! J'espère de mon côté avoir apporté un minimum de joie à mes hôtes aussi...
Et puis, il y a eu les rencontres amicales, moins courantes, puisque dans les deux cas je n'avais pas vu ces connaissances-là depuis 2010 au moins. Mon arrêt dans le Tarn-et-Garonne à Albefeuille-Lagarde chez B., avec qui j'avais fait du théâtre au début des années 2000 (notamment en jouant du René de Obaldia, j'avais le rôle muet du mort, et je ne pouvais empêcher mon ventre d'être secoué de rires tant les paroles des deux veuves qui veillaient le mort étaient cocasses !), a été magique également. B. et son mari habitent une très belle maison perdue sur une petite route, il me fallut du temps pour la trouver ! Elle n'avait pas semé de petits cailloux blancs ! Très belle soirée, au calme, ponctuée de souvenirs.
Entrée de l'hotel riad agdz La Casbah Caïd Ali, où j'ai connu les Sétois
L'arrêt de Sète a été plus remarquable encore et d'ailleurs plus long. La famille G. (le père, la mère et leurs trois garçons de 5 à 10 ans à l'époque), je l'avais rencontrée au Maroc, à Noël 2010, dans cette belle auberge rustique du sud marocain, la Casbah Caïd Ali d'Agdz, au sud d'Ouarzazate, peu fréquentée des touristes et en tout cas ignorée des tour-opérateurs. Les trois jeunes garçons m'avaient en quelque sorte adopté comme grand-père. Quand les G. ont su que j'écrivais de la poésie, ils m'ont invité au festival annuel de Sète Voix vives. Je n'avais pas pu y venir en 2011, mais avais justement choisi d'intégrer Sète dans mon périple de 2012. Ils m'ont formidablement accueilli, en dépit d'une catastrophique fracture de la malléole de la maman (six semaines dans le plâtre), qui de ce fait m'a orienté vers un logement rustique d'une autre famille sympathique (le père, Christophe, fait du catamaran associatif avec des jeunes adolescents, dont certains sous tutelle de l'Aide sociale à l'enfance pour des voyages au long cours, voir leur site : http://www.grandeurnature.org/sitegrandeurnature/accueil.html). Je logeais dans une cabane de jardin (aménagée, rassurez-vous) sur les hauteurs de Sète vers la corniche, et pas loin du fameux Cimetière marin.
On se retrouvait avec la famille G. pour les repas et pour certaines manifestations du festival, les contes notamment, dont les garçons étaient friands. Moi aussi, ça tombait bien. Je suis même allé assister à un atelier-conte du matin sur le thème de Barbe-bleue, et n'ai pas pu m'empêcher de raconter, à propos de la disgrâce des barbus, que moi-même j'avais été pris pour une sorte de Barbe-bleue par ma belle-famille la première fois qu'ils m'ont vu. Faut dire que ma barbe ainsi que ma chevelure étaient assez fournis. Mon beau-père se demandait avec inquiétude dans quel cabinet secret j'avais bien pu dissimuler mes précédentes femmes assassinées ! Un grand merci à mes hôtes, je ne les oublierai pas ! Et je reviendrai à Sète, ventrebleu !
Quant à la poésie, elle était partout. Les poètes venaient d'une trentaine de pays, du pourtour de la Méditerranée en particulier. J'ai beaucoup apprécié la Réunionnaise Catherine Boudet, ainsi que le Congolais Nina Kibuanda et le Français Michel Dunand. Une lecture à 5 h du matin sur une petite plage de Sète, en dessous du cimetière marin, était tout bonnement magique. Je me suis levé d'un sacré bon pied pour l'occasion. Comme toujours, je constate que se lever tard le matin, particulièrement l'été, fait perdre la magie de très beaux moments ! Le marché de la poésie, avec ses nombreux stands, m'a permis de faire quelques emplettes supplémentaires, de découvrir des éditeurs et des revues ignorés. Et même de rencontrer parmi les badauds une dame avec qui j'avais participé à un stage de lecture à haute voix. Le monde est décidément petit. Mais tellement plein de belles rencontres dès qu'on sort de chez soi... Y compris dans les librairies (La folle avoine à Villefranche-de-Rouergue, L'échappée belle à Sète, Sauramps à Montpellier)...
Il me reste maintenant à composer mon recueil de poèmes à envoyer aux éditeurs !

vendredi 3 août 2012

3 août 2012 : instants précieux


Elle accueillait la douleur, se laissait submerger par elle, faisait d'elle une partie de sa propre existence : parce que ainsi, pleinement acceptée, elle se métamorphosait, devenait joie et amour.
(Pietro Citati, Brève vie de Katherine Mansfield, in Portraits de femmes)


Je rentre d'un formidable périple où j'ai affronté les périls de retrouvailles hasardeuses. Revoir trente ans après ceux qu'on avait connus jeunes, brillants, effrontés, pleins de désirs et de projets, c'est toujours risqué. Mais quoi, ne suis-je pas Jean-Pierre, celui qui n'a peur de rien, et surtout pas des fantômes du passé ? Celui qui n'a jamais hésité à se remettre en question, et a donc muté souvent dans la vie ? Celui qui n'avait pas peur de partir derrière le rideau de fer, seul, en 1974 ? Celui qui n'hésita pas à se lancer dans des courses à pied de longue distance, y compris de 100 km ? Celui qui décida de se lancer dans le théâtre à cinquante plombes passées ? Celui qui ne fermait pas sa porte à clé à Auch ? Celui qui se lance dans des lectures risquées ? Celui qui rebondit après chaque avanie ? Celui qui va facilement causer à des inconnus ? Celui qui se lie aisément avec des étrangers ? Celui qui ouvre sa porte aux couch-surfeurs ? Celui qui part sur des cargos ? Bon Dieu, la vie est trop courte pour avoir peur. Et j'ai trop connu dans mon entourage des peureux, des assis, des repliés sur soi, des dépressifs... Je n'ai pas toujours pu ou su les aider ; et heureusement, ils ne m'ont pas contaminé. J'espère juste les avoir – un peu – aidés par ma présence.
Claire m'a admirablement montré dans ses dernières années que les seules choses dont on pourrait ou devrait avoir peur, à savoir la maladie, la souffrance, le vieillissement et la mort, n'étaient rien, si justement on avait bien vécu, sans peur sinon sans reproche. Qu'on pouvait les affronter avec dignité, quand la vie préalable avait été bien remplie, quand on avait su s'ouvrir aux autres, partager (eh oui, nous étions de cette étrange tribu des partageux, finalement beaucoup plus nombreuse qu'on ne le croit, je m'en rends compte maintenant), respecter les différents âges de la vie, les différents comportements, accueillir l'étranger, l'inconnu, le futur qui vient (inconnu lui aussi).
À ce sujet, je vais vous livrer un petit apologue (méditerranéen, donc universel) que j'ai entendu à 5 h du matin sur la plage de la crique de la corniche de Sète : « Un maître demande à ses disciples : "– Pouvez-vous me dire à quel moment on arrive à distinguer que la nuit est finie et que le jour est bien là ?" Un premier élève lui répond : "– Maître, c'est peut-être quand on arrive à distinguer un figuier d'un olivier ? – Pas mal, lui répond le maître, mais ce n'est pas cela." Un deuxième se lève alors et dit : "– Maître, c'est peut-être quand on arrive à distinguer un âne d'un mouton ?" Et ainsi de suite, chaque disciple essaie de trouver un élément qui permet de séparer le jour de la nuit, la clarté de l'obscurité. Quand tout le monde a parlé, le maître se lève et leur dit : "– On distingue que la nuit est finie et que le jour est là quand on rencontre un inconnu ou une inconnue, un étranger ou une étrangère, et qu'on reconnaît en lui ou en elle un frère ou une sœur. Là seulement, vous pouvez être sûrs que la nuit est finie, car vous avez fait venir la lumière dans votre cœur."
J'avoue pourtant que je me demandais comment se passeraient ces retrouvailles, tant avec J.-Y. dans l'Hérault, que j'avais pour la dernière fois vu lors d'un périple à vélo avec Claire en août 1980, qu'avec mes anciens collègues du Conseil d'administration de l'association culturelle auscitaine, C., J. et P. (ces deux derniers me recevant), eux aussi largués depuis 1981, et perdus de vue ! C'est très simple, je crois que je les reverrai ! Sans doute, au premier abord, nous ne nous sommes pas reconnus immédiatement, parce que l'âge nous a transformés, et les jeunes pimpants d'autrefois se sont mués en personnes ayant multiplié leur âge quasiment par deux... Cependant, au bout de quelques minutes, le courant est de nouveau passé, la gêne du premier contact s'est dissipée, la conversation s'est déridée, les rires ont parfois fusé ; la promenade avec le chien dans la garrigue bédaricienne d'un côté, le repas convivial sous la tonnelle auscitaine de l'autre, ont achevé de rendre ces moments précieux. Précieux, ce joli mot !
Mon amie Odile Caradec, chaque fois que je vais la voir à Poitiers, entourée de ses livres, me dit : "– Prends bien soin de toi, rappelle-toi que tu es un homme précieux !" Eh, pardieu, je le sais bien que je suis précieux, mais comme tout le monde et pas plus que chacun (rappelons-nous la belle conclusion de Sartre dans Les mots : "Si je range l'impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui"), et je m'efforce d'essayer de justifier cet adjectif dont, en poétesse, elle veut bien me qualifier.
Mais ce qui par-dessus tout est précieux, ce sont ces moments délicats où nous sommes dans le partage, où nous oublions que nous sommes seuls, et où peut-être nous oublions aussi que nous sommes mortels. J'ai relevé dans le Journal de Katherine Mansfield la phrase suivante : "Cet instant n'est pas illimité, pas plus qu'aucune autre chose. Oh pourquoi – pourquoi donc n'y a-t-il rien d'illimité ? Pourquoi suis-je bouleversée, chaque jour de ma vie, par la proximité, le caractère inéluctable de la mort ?" Tuberculeuse, la nouvelliste néo-zélandaise savait qu'elle avait peu de temps devant elle, et qu'il fallait savourer chaque instant. N'est-ce pas aussi le seul moyen de n'avoir pas peur ? En oubliant aussi, autant que faire se peut "l'argent. Bouton d'or qui vide la ruche. Et la consume" (Thierry Metz, Journal d'un manœuvre).
 
"Je ne vivrai qu'une fois ici-bas, une fois seulement ! Je ferai bien de prendre la vie par le bon bout !" dit Sigrid, l'héroïne du roman de Vilhelm Moberg, Mon instant sur cette terre. N'est-ce pas ce à quoi on doit s'atteler, prendre le bon bout ? Et, pour commencer, n'ayons plus peur !