dimanche 22 novembre 2009

22 novembre 2009 : Accompagner


Désormais, il était un gibier à la merci de tous de tous ces inconnus qui allaient et venaient, pouvant observer sa déchéance. De ces mains qui touchaient son corps dans ce qu’il avait de plus intime. Il était seul et dépendant, et impuissant. Il ne pouvait même pas se donner la mort.
(Karin Alvtegen, Ténébreuses)

Elle, tétraplégique, cloitrée dans sa chambre, seule sa tête peut bouger, femme brisée, à la fois radieuse (d'une façon toute extérieure), mais irritable, dure et même tyrannique avec son entourage, tant elle a conscience de sa dépendance absolue. Lui, embauché comme garde-malade, aide à tout faire, alcoolo (car ancien boxeur, champion dont on ignore la fêlure qui a entraîné sa propre déchéance), et qui reste très libre dans sa manière d'accompagner la « malade », au point de se faire virer pour absence injustifiée. Dans l'atmosphère moite, tropicale de la ville de Carthagène, en Colombie, ce sont deux « rebuts » de l'humanité, en somme, chacun muré dans son désespoir. Pourtant dans leur déchéance, ces deux-là (pour reprendre le titre d'une belle nouvelle de l'écrivain brésilien Caio Fernando Abreu) vont pourtant s'apprivoiser, et peut-être se réhabiliter à leurs propres yeux. S'aimer peut-être en fin de compte.


Car il est difficile pour lui d'échapper à la spirale de l'alcool, au souvenir de son passé de champion, et pour elle, de supporter d'être toujours dans la demande ou d'endurer les intrusions dans l'intimité que représentent les soins intimes. Il y a là toute une souffrance silencieuse, bien restituée à l'écran. Deuxième roman de Éric Holder porté à l'écran et sorti en un mois (après Mademoiselle Chambon), L'homme de chevet m'a évidemment évoqué irrésistiblement Claire et ses six derniers mois. Si vous voulez vous faire une idée du calvaire qu'elle a enduré, allez voir le film, qui m'a profondément ému (pourtant le film n'est pas du tout lacrymal, ni entaché de sensiblerie, mais bien sûr, j'y ai reconnu notre situation), et me donne envie de lire le livre !

jeudi 19 novembre 2009

19 novembre 2009 : le Mal

Celui qui érige toujours le principe de précaution en premier étrangle la vie qu’il veut sauver.
(Karin Alvtegen, Ténébreuses)

Nous vivons une époque terrible, surtout pour les exilés de toutes sortes, ceux qui sont chassés de leur pays par nécessité, par la famine, la dictature ou la guerre. Ils connaissent eux aussi l'affreuse expérience de ce qui s'est passé dans les années 20 et 30, ou, pire encore dans les années 40, avec le triomphe momentané du nazisme.
Je viens de lire un très beau livre (peut-on encore écrire après cela ?), le Journal d'Hélène Berr (éd. du Seuil). Cette jeune fille juive parisienne, née en 1922, commence son journal en avril 1942, au moment où les lois anti-juives deviennent plus contraignantes. Elle est étudiante, et déjà à la Sorbonne, malgré les qualités de ses professeurs, elle sait qu'elle n'aura pas le droit de préparer l'agrégation. Hélène Berr est une jeune fille brillante, d'un milieu social aisé (son père est vice-président du groupe chimique Kuhlmann). Elle nous rapporte ses faits et gestes, ses lectures, ses promenades, ses rencontres avec les autres étudiants, sa vie de famille vite assombrie par la cruauté des lois. Elle veut témoigner pour l'histoire, car elle voit bien qu'autour d'elle, trop de gens ferment les yeux.



Pour elle, « chacun dans sa petite sphère peut faire quelque chose. Et s'il le peut, il le doit. » Elle pourrait éviter de porter l'étoile jaune, il n'est pas inscrit sur son visage qu'elle est juive ; mais elle le fait, par solidarité avec les autres, ceux qui ne peuvent pas ne pas la porter. Elle a une haute idée de la conscience morale, mais quand elle voit ce qui se passe : « Qu'on soit arrivé à concevoir le devoir comme une chose indépendante de la conscience, indépendante de la justice, de la bonté, de la charité, c'est là la preuve de l'inanité de notre prétendue civilisation », nous dit-elle. Elle regarde autour d'elle et constate : « Le problème du mal m'apparaissait à nouveau si immense et si désespéré ! »
Bien sûr, elle en veut aux Allemands : « Les Allemands, eux, c'est depuis une génération qu'on travaille à les ré-abrutir (c'est un retour périodique). Toute intelligence est morte en eux. » Mais quand elle voit que les gendarmes français organisent les rafles, allant jusqu'à arrêter des enfants et même des bébés, car ils doivent remplir leur quota (eh oui, déjà, ça ne vous rappelle rien ?), elles ne peut que condamner ceux « qui ont obéi à des ordres leur enjoignant d'aller arrêter un bébé de deux ans, en nourrice, pour l'interner. Mais c'est la preuve la plus navrante de l'état d'abrutissement, de la perte totale de conscience morale où nous sommes tombés. » Elle est atterrée.
Heureusement, la lecture lui procure de grandes joies, notamment les poètes anglais, Shakespeare et Les Thibault de Roger Martin Du Gard, dont elle relève des passages : « Résiste, refuse les mots d'ordre ! Ne te laisse pas affilier ! Plutôt les angoisses de l'incertitude, que le paresseux bien-être moral offert à tout "adhérent" par les doctrinaires ! » Et elle a du mal à comprendre que les Français se laissent à leur tour embrigader : « Mais on pouvait espérer que chez nous, ce serait différent. »
Elle ne veut pas non plus de la pitié, ce qu'elle veut, elle d'une famille de longue date enracinée en France, c'est la justice : « Je n'envie plus personne, et je suis trop fière pour même vouloir leur faire sentir leur insensibilité (ce qui serait une tâche très lourde d'ailleurs), car je ne veux pas de leur pitié. » Elle aide autant que possible les enfants juifs dans les orphelinats. Et puis, elle n'est pas la seule à souffrir : « Elle souffre, elle aussi ; mais elle n'en parle pas. Mais je le sais », écrit-elle à propos d'une amie. Elle a un besoin aigu de bonheur, et commence un amour très pur avec Jean Morawiecki, qui va s'engager dans la Résistance. Elle sait apprécier la nature, malgré la dureté des temps : « Tout frémissait, les feuilles des peupliers, et même l'air. » Et, malgré tout, elle trouve encore des journées agréables : « C'est lorsque je ne prévois pas les choses qu'elles sont les plus belles. »
Elle est raflée et déportée avec sa famille à Auschwitz. Elle avait mis son journal en lieu sûr, car écrit-elle, « je note les faits, hâtivement, pour ne pas les oublier, parce qu'il ne faut pas oublier. » Ce journal est ici complété par quelques lettres de la famille et de son fiancé. On peut croire Hélène quand elle écrit : « La seule expérience de l'immortalité de l'âme que nous puissions avoir avec sûreté, c'est cette immortalité qui consiste en la persistance du souvenir des morts parmi les vivants. »
Hélène, ton souvenir est vivant. Les nazis ont cru t'exterminer, eux qui se croyaient de race supérieure, mais qui avaient oublié ce que Beethoven avait répondu au prince Karl von Lichnowky : « Prince, ce que vous êtes, vous l'êtes par le hasard de la naissance. Ce que je suis, je le suis par moi-même. Des princes, il y en a et il y en aura encore des milliers. Il n'y a qu'un Beethoven. » Soyons bien convaincus qu'en dépit du hasard de la naissance, nous sommes tous uniques et que, comme Hélène, nous pouvons laisser une empreinte sur cette terre, si nous savons garder notre conscience morale.


dimanche 15 novembre 2009

15 novembre 2009 : un OFNI : L’encerclement - La démocratie dans les rets du néolibéralisme

 
À une époque où les milliards de dollars volent en tous sens, guidés par la seule loi du profit, la cupidité est en train d’asseoir son hégémonie mondiale.
(Henning Mankell, Le cerveau de Kennedy)

Nous étions peu nombreux ce samedi à regarder ce documentaire de Richard Brouillette, cinéaste québécois engagé, qui a mis une dizaine d'années à réaliser ce démontage de la «pensée unique» occidentale, celle du néo-libéralisme triomphant actuel. Attention, ce n'est pas un film commode, il faut s'accrocher, on peut être rebuté par l'austérité d'un projet destiné à la réflexion : il s'agit d'une série d'interviews de personnalités néo-libérales et de leurs détracteurs filmés en gros plans fixes (avec de légers zooms) et qui parlent face à la caméra, entrelardées de textes explicatifs (style cartons des films muets) et de documents d'archives, le tout en noir et blanc (très beau d'ailleurs, bravo au chef op), et bien entendu, ça ne pourra attirer que des dingues dans mon genre, qui veulent savoir comment, à partir des années 75-80, le monde s'est mis à tourner à l'envers.
Qu'entend dire et montrer ici Richard Brouillette ? Que le système de pensée contemporain qui semble bien avoir vaincu tous les autres (et dans lequel on baigne via les médias et les hommes politiques) exerce un contrôle de nos esprits, un véritable lavage de cerveau, et un conformisme qui semble insurmontable. Au fond, le néo-libéralisme est une véritable religion, celle du veau d'or qu'est le marché libre. Et ses tenants, dont trois ou quatre d'entre eux sont interviewés et tentent de nous faire croire que c'est tout bon, ne nous laissent aucune illusion : sous couvert d'un prétendu développement de la liberté individuelle (j'ai découvert un nouveau néologisme, le libertarianisme, qui prône la disparition de l'état au profit d'une coopération volontaire entre les individus, mais rien à voir avec l'anarchisme), se cache la plus parfaite conspiration (je sais, ce mot fait encore peur aujourd'hui, il alimente les rumeurs, mais comment en trouver un autre ?) contre le mutualisme, la solidarité, le droit des peuples, les services publics de santé et d'éducation, enfin tout ce qui nous faisait un peu croire au progrès.



Et tout cela arrive de manière insidieuse. On nous fait croire qu'on ne peut pas faire autrement, la radio, la télévision et les journaux nous le serinent à tout bout de champ, les hommes politiques enfoncent le clou (et malheureusement ceux de la gauche aussi quand ils sont au gouvernement). Et la démocratie peu à peu s'est laissée piégée. Et nous avec. Heureusement, les détracteurs de cette pensée unique sont eux aussi abondamment interviewés : on y voit des gens connus : Ignacio Ramonet (du Monde diplomatique), les Américains Noam Chomsky et Susan George (qui parle un français impeccable), le Québécois Normand Baillargeon (auteur d'un Petit cours d'autodéfense intellectuelle), Omar Aktouf (mon préféré peut-être par sa clarté, d'origine algérienne, ce Québécois décortique avec finesse les méfaits de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international, et démontre comment ils ont acculé les pays du Tiers Monde à la servitude et à l'appauvrissement), Oncle Bernard (de Charlie Hebdo), Michel Chossudovsky (voir La Grande Dépression du 21ème siècle : l’effondrement de l'économie réelle sur http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=11061), et nous rassurent. Oui, il y a encore des résistances. Et pas seulement celle des «autonomes» !
2 h 40 peuvent paraître longues parfois dans un film de fiction. Ici, non seulement je n'ai jamais baillé, mais au contraire, plus le film avançait, plus j'étais intéressé, aussi bien par les cartons explicatifs que par les choses dites. C'est vrai qu'il faut se concentrer, mais le film est fait pour ça. Pour nous éclairer, pour ajouter une petite lueur sur notre monde sombre. Et même plus qu'une lueur, ce beau documentaire doit nous inciter à résister, à ne pas nous laisser gangrener par le veau d'or («un dieu qui marche devant nous», est-il écrit dans Exode, 32,23) et la spéculation qui tourne autour, par la soi-disant nécessité de la liberté des marchés qui en fait écrase les pays du sud et les nombreux nouveaux pauvres des pays du nord, à refuser cet individualisme libéral qui fait fi de tout élan de solidarité. On peut dire aussi que le film dénonce la défaite de la pensée (cf le fameux «humanisme militaire» pour justifier nos guerres agressives en Irak, Afghanistan et autres) devant le diktat de la mondialisation et de la globalisation.
Non, le monde ne se divise pas en productifs et en profiteurs (ou alors, ce ne sont pas ceux qu'on croit, je ne vois pas en quoi les spéculateurs sont des productifs, ni en quoi les ouvriers seraient des profiteurs parce qu'ils bénéficient de la sécurité sociale et des assurances-chômage), non, le capitalisme n'a pas dépollué l'environnement (ah ! ces explications vaseuses sur la pollution des rivières qui serait moindre si l'on avait privatisé les rivières, car leurs propriétaires auraient refusé la pollution !!!), non, la démocratie n'est pas la tyrannie et la coercition pour les libres entrepreneurs, non, les humains ne sont pas un capital (le fameux «capital humain» dont le coût en formation par exemple doit s'évaluer comme investissement devant donner lieu à une plus-value, et donc la formation doit produire des gens non pas instruits et capables de réfléchir, mais employables) comme le prétendent les néolibéraux... Je n'ai pas pu en une seule vision, forcément rapide, tout retenir, mais quelle force, quelle intelligence dans la présentation, quelle simplicité aussi. Aucun chichi, pas de ces effets spéciaux qui rendent la moitié des fictions actuelles inregardables. C'est austère comme un film de Dreyer, simple comme un film de Chaplin, beau comme un film de Keaton, intelligent comme un film de Bergman.
L’encerclement - La démocratie dans les rets du néolibéralisme est pour l'instant inédit en France. Cette avant-première était donc fabuleuse : vive le Festival OFNI (Objets Filmiques Non Identifiés ?) de Poitiers ! Il devrait sortir sur les écrans (mais je n'ai pas d'illusions, il y aura peu de copies) en février prochain, et il va paraître bientôt en DVD chez Les films du paradoxe. Nul doute que je l'achèterai, car sa densité est telle qu'il faudrait pouvoir faire de fréquents arrêts sur image (ce qui est impossible au cinéma), à moins qu'un livre du film ne soit publié, ce qui serait encore mieux.
Ne le manquez pas à sa sortie, il faut lui assurer du succès !

vendredi 13 novembre 2009

13 novembre 2009 : la maison des petits bonheurs

 
Tout ce que j‘aurai, je n‘en ferai ni économie sordide, ni gaspillage. Rien ne me paraîtra mieux en ma possession que ce que j‘aurai donné à bon escient. Je n‘évaluerai les bienfaits ni au nombre, ni au poids, mais uniquement d‘après l’estime que j‘aurai pour le bénéficiaire.
(Sénèque, De la vie heureuse)

Me voici revenu de Noirmoutier. Connaissez-vous La maison des petits bonheurs, le joli roman pour enfants de Colette Vivier ? Isabelle Jan, mon professeur de littérature enfantine à l'École nationale supérieure des bibliothèques, me l'a fait découvrir. Je l'ai lu deux fois, l'avais fait lire à Claire, ça reste un de mes romans préférés, parce qu'il donne une idée justement de ces petits bonheurs que chantait Félix Leclerc (je l'ai aussi entendu chanter par Dalida), et qui enchantent la vie, ces petites choses simples et infimes, un parfum, une caresse, une parole, une musique, une promenade, un baiser, une main qui se tend, un don inattendu, un sourire... Et l'héroïne s'appelle Aline, comme celle du roman éponyme de Ramuz, un de ses plus beaux, d'une simplicité biblique.


Pourquoi ce titre de roman m'est-il revenu en tête ? Tout simplement parce que c'est ainsi que je pourrais désormais nommer la maison de Noirmoutier. Oh ! elle ne paye pas de mine, elle est humble, modeste, d'un confort sommaire, bien suffisant d'ailleurs pour des vacances, mais elle laisse des souvenirs qui, eux, sont simples également, mais merveilleux. C'est un don qu'une telle maison, et j'en remercie ceux qui me la prêtent du fond du cœur.
Quels petits bonheurs y ai-je trouvés cette fois ?
Tout d'abord, le silence. Je n'avais emporté ni radio ni disques, je voulais retrouver l'état d'esprit de l'an passé, et j'ai donc en silence réédité nos dernières promenades dans le vent, nos lectures (j'y ai lu les mêmes auteurs nordiques, auxquels j'ai ajouté Sénèque, Virginia Woolf et les Suisses Ramuz et Stéphanie Corinna Bille), nos petites découvertes (champignons, arbouses, cailloux sur la plage), et même des balades nocturnes (il y eut un soir où la lumière inondait la nuit), comme on en faisait autrefois. Mais ce silence était habité par les souvenirs heureux, ceux que procure la détente des vacances loin de chez soi. Et nous étions venus souvent, ces dix dernières années !
Ensuite les petites joies de l'amitié. Car on est venu me voir. On a peur de laisser Robinson tout seul ! Bernard et Chantal, de Limoges, d'abord, grâce à qui j'ai pu lancer la tondeuse à gazon (je suis toujours aussi maladroit avec ces engins, la fois précédente, le cordon qui sert à lancer le moteur m'était resté dans les mains !) et dégager l'excès d'herbes. Christine, de Vannes, ensuite, vieille habituée de Noirmoutier, qui était déjà venue l'an passé à la même époque, et avec qui j'ai fait de nouveau une mémorable cueillette de lactaires délicieux, et longuement évoqué le souvenir de Claire : nous nous connaissons depuis 1982, une amitié sans faille donc. Enfin, de Poitiers, Gilles et Sébastien m'ont heureusement surpris dans mon repaire, et ont donc sous ma houlette découvert un peu l'île, à vélo, à pied et en voiture... L'amitié délivre de ces joies ineffables. Tous ont eu droit à une petite lecture de ma part. Car ça aussi fait partie de mes petits bonheurs (j'ose espérer qu'elles en ont été pour eux aussi !).
Les petits bonheurs du vélo : eh oui, Pégase était de la partie. Avec lui, je suis allé jusque sur le continent, deux fois sur le Gois (vous savez, la route qui n'est dégagée qu'à marée basse, deux fois par jour), plusieurs fois consulter mes méls à la bibliothèque municipale de La Guérinière (avant que Gilles qui a l'œil ne me fasse apercevoir en fin de séjour qu'il y avait des points d'accès wifi auxquels je pouvais accéder puisque j'avais mon petit ultraportable), et faire toutes mes petites courses quotidiennes en prenant comme toujours le chemin des écoliers (qui fait partie des petits bonheurs !) ou tout simplement me promener sans aucun but. Et qui sait, combattre mes Chimères ?
Enfin, les petites joies de la lecture et de l'écriture. Oui, j'ai beaucoup lu (je n'avais pas toutes les diversions que je trouve ici), oui, j'ai énormément écrit, quelques poèmes et bribes de roman (oh là là, bien mauvais, tout ça !), et surtout une abondante correspondance, lettres et cartes postales. J'espère n'avoir pas trop assommé mes correspondant(e)s. Si je leur dis seulement le plaisir que je prends à leur envoyer quelques mots (comme on jette une bouteille à la mer), ces mots qui me servent tout autant à donner des nouvelles qu'à tenter de cerner mon identité, je pense qu'ils (elles) me pardonneront parfois ces excès, voire les méchants poèmes qui ont parfois accompagné les nouvelles !
Et puis, il y a l'île. Un peu comme il y a un mois dans le Marais poitevin, je suis redevenu un Robinson qui découvrait la solitude (Noirmoutier m'a paru encore plus déserte que l'an passé, je faisais cinq kilomètres à vélo sans croiser une voiture !), le silence, la méditation, et peut-être cet étrange individu qui s'appelle Jean-Pierre et qui pourtant ressemble étrangement à Vendredi, tant le dédoublement de personnalité est ici flagrant : dans la maison des petits bonheurs, on expérimente un peu la vie sauvage (j'ai encore glané, ramassé des champignons et des arbouses, cueilli quelques huîtres), et on n'a guère envie de retrouver la civilisation. On regrette presque qu'il y ait un pont, on voudrait que l'île flotte et se détache du continent : mais n'est-ce pas bientôt que je vais me détacher du continent, avec mon fameux voyage en cargo ? Et au fond, ne suis-je pas à moi seul un continent, comme le personnage d'Henri-Pierre Roché et de François Truffaut ? Il ne me manque que les deux Anglaises (le fantasme bien masculin du trio) !
Bref, je suis revenu à Poitiers à reculons. Deux fois d'ailleurs, puisque j'ai interrompu mon séjour au milieu. Et les deux fois, ce fut en faisant escale pour une soirée : la première fois aux Sables d'Olonne, chez Pierre et Marthe, la deuxième à Angoulins-sur-mer, chez Marc et Yolande. Ainsi le retour fut supportable, et même très beau, dans la chaleur de l'amitié et du pain partagés.
Et, à peine arrivé, j'apprends la polémique au sujet des propos de Marie Ndiaye (dont j'avais acheté le livre à sa parution) : il se trouve qu'elle est noire et qu'elle réalise mieux que la plupart de nous la monstruosité d'un pays où un noir subit des contrôle d'identité six fois plus souvent qu'un blanc (et un maghrébin, c'est huit fois plus !). Décidément, la police soi-disant républicaine n'a guère changé depuis Vichy : je lis en ce moment le Journal d'Hélène Berr (éd. du Seuil), et j'en suis à l'arrestation de son père par la police française, parce qu'il avait seulement agrafé, et non pas cousu, ce qu'Hélène appelle l'insigne, c'est-à-dire la fameuse étoile jaune. Direction Drancy, puis les camps, puis la mort. Remarquons que l'avantage des noirs et des maghrébins, c'est qu'ils n'ont pas besoin de coudre une étoile. La police peut les repérer sans ça ! Bref, je lis aujourd'hui que Marie Ndiaye persiste et signe. Je signe aussi, des deux mains, non mais !